Histoire d’une famille de soldats 1/12

Delagrave (p. 271-306).


CHAPITRE XII

où louison devient madame cardignac


Une semaine plus tard — le jour de Noël — comme le soir tombait, Jean Tapin, juché sur l’impériale de la malle-poste de Normandie, apercevait, à travers les flocons blancs de la neige qui tombait depuis le matin, la silhouette grise et fumeuse de Paris, et une émotion poignante lui serra le cœur.

Son regard, troublé par des larmes qui coulaient malgré lui, chercha dans le massif sombre de la grande ville la place où devaient se trouver Lison, Catherine, ces êtres chers, qui sans doute ne l’attendaient plus, le croyaient mort peut-être !

Mais la nuit arrivait vite, et bientôt notre ami ne distingua plus rien que de l’ombre, avec des points de lumière qui scintillaient au loin ; et, l’âme remplie d’impatience et d’angoisse, il se mit à compter les minutes, les secondes, trouvant que chaque tour de roue durait un siècle !

Son anxiété du reste était compréhensible !

Songez, mes enfants, que, depuis 1799, Jean n’avait pu recevoir aucune nouvelle de ceux qu’il nommait à bon droit ses parents ! On était en décembre 1802 : c’est donc trois années pleines pendant lesquelles le jeune sergent était resté complètement isolé de ses plus chères affections…

« Vais-je seulement les retrouver ! songeait-il… Mon Dieu ! S’ils étaient morts !… »

Cette désolante pensée l’accompagnait depuis Cherbourg, où le commodore anglais les avait débarqués, Haradec et lui.

« En tous cas, se disait-il, si Jacques Bailly avait tenu sa promesse, s’il avait regagné la France, remis ma lettre et fait des démarches pour mon échange, je l’aurais su à Portsmouth. On ne m’a rien appris en Angleterre ; c’est donc que le père de ma Lison n’a pas voulu ou n’a pas pu revenir au pays. »

Ah ! si à cette époque le public eût pu correspondre comme aujourd’hui par les moyens rapides, Jean Cardignac eut télégraphié rue de la Huchette, et, dès le lendemain de son retour, il eût été renseigné.

Le télégraphe l’eût avisé que Catherine et Lison étaient vivantes, bien anxieuses il est vrai, bien tristes, mais qu’elles n’avaient jamais désespéré de le revoir !

Il aurait également appris, le pauvre Jean, que sa commission était faite, que Jacques Bailly était à Paris, que Lisette avait retrouvé son père, Catherine son mari, et que le triste passé avait été oublié, Belle-Rose ayant pardonné sans hésitation.

Malheureusement ce moyen de communication, d’un usage si courant aujourd’hui qu’il est à la portée des plus pauvres, n’était pas à la disposition des particuliers, surtout des pauvres diables, qui, comme Jean, revenaient des prisons de l’ennemi, les joues creuses, à peine vêtus, grelottant sous la bise.

Car c’est dans cet état que Jean et son ami avaient été débarqués, par un canot anglais, sur le quai de l’Arsenal de Cherbourg.

Il est juste de dire qu’on les avait reçus à bras ouverts.

Ils étaient en effet les deux premiers prisonniers que la paix rendait à la France !

Et lorsque, devant le capitaine du port, ils racontèrent leur évasion, la pitié fit place chez l’officier à une admiration sincère : il les fit réconforter, leur envoya chercher, aux magasins, des habillements de leur arme, et leur remit un billet de logement.

Le brave homme qui eut à les loger — un gros bonnetier de la ville — était un vrai Français. Il se prit instantanément, pour les deux évadés, d’une amitié nuancée de respect, à cause de leur courage.

Il les fêta, les soigna comme ses enfants, et, le lendemain matin, comme les deux amis revenaient de la Place où on leur avait donné leurs feuilles de route :

— Mes enfants, dit le bonnetier, vous me quittez déjà ?

— Certes, dit Jean ; songez donc quelle impatience nous avons de retrouver ceux que nous aimons.

— Et moi de porter à sainte Anne le gros cierge de cinq livres que je lui ai promis, ajouta le Breton.

— Je le comprends ; mais voilà… je ne sais comment vous dire… car, à des militaires comme vous, c’est bien difficile d’offrir… de l’argent : pourtant vous ne pouvez pas songer à partir comme ça, à pied, sans ?…

— Tranquillisez-vous, dit Jean en tirant de sa ceinture une poignée de pièces d’or ; voilà plus qu’il n’en faut pour gagner Paris d’un côté et Auray de l’autre ; car c’est entendu, mon vieux camarade, tu ne veux pas venir avec moi ?

— Oh ! non. J’ai mon vœu.

— Entendu, mais on se reverra. Donc, citoyen, voilà de l’or que je conserve précieusement depuis trois ans et qui vient de loin. Vous aurez seulement l’obligeance de m’échanger ces livres anglaises et ces soltanis turcs pour de la monnaie française ou des assignats.

— Des assignats ! s’écria le bonnetier ; mais il n’y en a plus, Dieu merci ! Le Premier Consul les a fait disparaître ; les écus ont reparu et même les louis d’or. C’est égal, je vous aurais payé la malle avec un réel plaisir, car on ne voit pas souvent de braves soldats comme vous. En avez-vous enduré avec ces maudites Écrevisses ![1].

— Oui, c’est un gros compte que nous avons là avec eux ; nous allons tâcher de le régler, capital et intérêts ; pas vrai, Haradec ?

— Ah ! vingt mille sabords ! bien sûr que, aussitôt les embrassades finies à Auray et mon cierge brûlé, je me rembarque, dit le rude marin.

— Bonne chance donc, mes braves ! conclut le bonnetier, et heureux voyage !…

C’est ainsi que, pendant que le quartier-maître roulait vers la Bretagne, le jeune sergent arrivait à la poste aux chevaux de Paris, rue du Bouloi.

Je vous prie de croire, mes enfants, que notre sergent ne fut pas long à parcourir la distance qui sépare la Poste du Pont-au-Change, lequel donne, comme vous savez, juste au coin de la rue de la Huchette Mais arrivé là, une émotion nouvelle saisit Jean Cardignac !

En mettant le pied sur le sol parisien, ses idées noires s’étaient subitement envolées.

— Non ! avait-il pensé ; c’est stupide de se laisser aller à une pareille tristesse que rien ne justifie !… Elles sont là… tout près… j’en suis sur maintenant, et je vais les embrasser !

Et il était parti joyeux.

Mais une autre idée venait de traverser son esprit :

— Elles ne m’attendent pas : elles auront peur si j’entre brusquement !… Lisette serait capable d’en être malade ! Comment faire pour les prévenir ?…

Ralentissant le pas, Jean Cardignac réfléchissait, tout en pénétrant dans la rue de la Huchette.

Soudain son visage se rembrunit et une anxiété passa dans son regard. La boutique de M. Sansonneau était changée !

Oui ! La maison avec sa tourelle en encorbellement était bien la même, mais l’écusson doré… disparu ! le cercle où pendaient les chandelles de bois, peintes en jaune… enlevé !

La façade elle-même, la vieille façade aux ouvertures étroites comme des créneaux, était transformée en une belle boiserie régulière, éclairée de grandes fenêtres à petits carreaux, maillés en plomb.

Enfin, ô stupeur ! à la lueur du réverbère, Jean, navré, put lire, sur le panneau d’enseigne, ces mots qui lui donnèrent la fièvre :


maison ci-devant tenue par
SANSONNEAU
Denrées coloniales — Café des Indes


Le petit sergent faillit se trouver mal ; ses jambes fléchissaient.

— Ils ne sont plus là… murmura-t-il. Mon Dieu ! mon Dieu ! Mais il se raidit.

« N’importe ! dit-il. Je veux savoir. »

Et, domptant son émotion, il s’avança.

Puis lorsqu’il fut tout près, lorsqu’il put, à travers les vitres, apercevoir l’intérieur du magasin qu’éclairait une grosse lampe, Jean Tapin devint tout pâle, et pourtant un sourire doux, très doux passa sur ses lèvres… en même


« Tien ! » s’écria l’autre, en faisant un saut de côté.

temps que deux larmes (ô bien douces aussi, mes enfants !) roulèrent de ses cils sur ses joues et tombèrent sur la neige.

Enfin après une longue minute de contemplation, il dit presque à voix haute :

« Merci ! Mon Dieu ! Oh ! je suis bien heureux…

« … Elles sont là !… Oh ! comme elle est jolie ma petite Lisette ! »

C’étaient bien, en effet, Catherine et Lison que notre ami venait d’apercevoir.

L’ancienne cantinière de la 9e demi-brigade était peu changée ; mais Lise, par exemple, l’était beaucoup !

C’était maintenant une jeune fille de vingt et un ans, grande, très élégante dans sa longue robe « à la Joséphine ». Sa taille mince était serrée dans un large ruban de soie moiré.

La lueur de la lampe éclairait en plein sa jolie tête aux beaux cheveux bouclés, toujours animée de la même expression mutine et gaie, mais avec une nuance de sérieux, de reposé qui lui donnait un charme de plus.

Elle travaillait, la belle petite Lison, avec sa maman Catherine.

Assise devant un bureau, penchée sur un gros livre à dos de parchemin, à coins ferrés, elle écrivait ce que lui dictait sa mère ; et tout au fond du magasin, rempli maintenant de ballots, de caisses et de tonnelets, un grand garçon d’une vingtaine d’années, porteur d’une tignasse d’un roux ardent, au nez retroussé, en tablier gris, maniait les paquets en appelant à haute voix.

Cela dura plusieurs minutes.

Jean regardait avidement, retenant presque son souffle, et insensible aux morsures de la bise qui lui soufflait au visage des tourbillons de neige.

Enfin le contrôle des marchandises fut terminé, et le jeune sergent entendit, à travers le vitrage, Catherine disant à l’employé :

— Grimbalet ! mon ami, vous veillerez à l’expédition dès la première heure. Et vous irez porter de suite la petite balle de café aux Tuileries. Vous la remettrez aux cuisines, au chef cuisinier du Premier Consul !

— Bien, madame.

— Surtout, ne vous arrêtez pas en route ! Ne causez à personne. Vous savez qu’en ce qui concerne le Premier Consul, on ne saurait être trop prudent par ce temps de conspirations.

— Ayez pas d’crainte, madame Catherine.

Et pendant que Grimbalet s’apprêtait à exécuter l’ordre, Catherine et Lison pénétrèrent dans l’arrière-boutique.

— Ce grand coquecigrue de Grimbalet va me servir d’éclaireur, pensa Jean. C’est lui qui va les prévenir de mon arrivée.

Le jeune sergent s’éloigna de quelques pas, se rencogna dans l’angle d’une porte et attendit.

Quelques instants plus tard, la porte de la boutique s’ouvrait, donnant passage au commis, qui, portant le ballot de café en sautoir, se mit en devoir d’ouvrir, pour se préserver de la neige, un extraordinaire parapluie rouge qui eût pu abriter à lui seul une escouade de grenadiers. Cela fait, Grimbalet se mit en marche.

Il n’avait pas fait dix pas que Tapin l’accostait, et lui prenant le bras :

— Bonsoir, Grimbalet ! dit-il.

— Tiens ! s’écria l’autre interloqué et faisant un saut de côté… vous me connaissez donc, vous ?

— Sans doute que je te connais, dit Tapin, et, si je m’adresse à toi, c’est que je désire que tu me rendes un petit service.

Mais déjà Grimbalet soupçonneux prenait le large.

— De quoi ! grommela-t-il. Un service !… En v’la un drôle de particulier !

Et tout bas :

— Ça doit être un chouan, déguisé en sergent de grenadiers.

Mais Jean lui emboîtait le pas.

Alors le commis fut saisi d’une frayeur irraisonnée ; il voulut rentrer à la maison et se mit à courir.

Jean, agacé, le rejoignit juste devant la boutique et l’empoigna par le collet en lui criant :

— Attends donc au moins qu’on s’explique, imbécile !

Mais Grimbalet ne voulait rien entendre.

Se débattant avec une énergie que décuplait sa frayeur très réelle, le commis se rejeta en arrière, et, laissant son foulard dans le poing serré de Cardignac, il glissa sur la neige et s’étala sur son parapluie rouge qu’il creva.

Tout en tombant, il hurlait :

— À la garde !… Au secours ! À la garde !…

La rue était heureusement déserte. Par ce temps de neige et de gelée, et surtout à cette heure tardive, les bourgeois et les commerçants du quartier préféraient rester chez eux. De plus, comme l’avait dit tout à l’heure Catherine, les conspirations et les coups de main étaient fréquents à cette époque. Or, c’étaient choses peu attrayantes, pour de paisibles marchands, surtout après les années qu’on avait traversées.

Aussi, peu de fenêtres s’ouvrirent-elles à l’appel de Grimbalet, et toutes se refermèrent instantanément avec une précipitation qui dénotait au moins, chez les habitants de la rue, une extrême prudence à défaut de bravoure.

Cependant Grimbalet hurlait toujours, cherchant à se dépêtrer des baleines de son parapluie, et Jean Tapin, amusé malgré lui, ne pouvait s’empêcher de rire de la mine déconfite et terrifiée du commis, lorsque soudain, la porte de l’épicerie Sansonneau s’ouvrit toute grande, et sur le seuil, en pleine lumière, Lisette apparut !…

Entraîné par une force irrésistible, notre ami Jean s’élança vers elle ; mais la jeune fille, qui n’avait pas tout d’abord distingué les traits du jeune sergent, poussa un cri terrible. Puis elle pâlit, et portant les deux mains à son cœur :

— Oh ! s’écria-t-elle, c’est lui !… c’est mon petit Jean !… mon Jean !

Une défaillance l’envahit ; ses genoux fléchirent et Lison, sous le coup d’une joie intense et d’une indicible surprise, se renversa en arrière, évanouie.

Jean était déjà près d’elle et la reçut dans ses bras.

Alors, fou de douleur en la voyant inanimée, ne songeant plus qu’à elle, le jeune sergent l’enleva comme il eut enlevé une fleur, et, l’emportant dans ses bras robustes, il se précipita vers l’arrière-boutique, tandis que Grimbalet, dépêtré enfin et traînant derrière lui les débris de son parapluie, le suivait, l’air profondément ahuri !


Je vous laisse, mes enfants, juges de la stupeur énorme que produisit sur Catherine, sur maîtresse Sansonneau, cette entrée si imprévue, et je n’ai pas besoin de vous raconter l’effusion de tendresse qui suivit le premier moment de stupéfaction épouvantée.

Ce furent à la fois de la joie et des larmes !

Grimbalet lui-même, qui avait si souvent entendu parler de Jean Tapin, pleurait comme une grande bête avec une grimace comique.

— Faut-il que je sois sot ! disait-il. Faut-il que je sois un âne véritable de ne pas l’avoir reconnu !

— Tu ne pouvais pas le reconnaître, dit alors Lison, remise de son évanouissement passager, puisque tu ne l’avais jamais vu.

— C’est vrai ! Mamzelle ! mais c’est égal, j’aurais dû tout de même le reconnaître… vous en parlez si souvent !

Et ce fut bien une autre affaire lorsque la sonnette de la rue retentit, et qu’on vit, un instant après, entrer, dans la pièce du fond, Jacques Bailly et le vieux Belle-Rose !

Le géant, vous le savez, mes enfants, n’était pas précisément une femmelette ! Eh bien ! il faillit se trouver mal. Son répertoire habituel n’avait pas varié.

— Cornebleu ! de cornebleu de mille milliards de cornebleu !  !  ! s’écria-t-il. C’est superlativement superlatif que dont auquel subséquemment que c’est bien lui en personne naturelle… Ah ! cornebleu de clampin ! viens que je t’embrasse !

Saisissant le petit sergent de son unique main (le bras gauche du vieux tambour-maître était en effet resté en Égypte) Belle-Rose enleva Jean Tapin, et, le serrant sur sa vaste poitrine, il se mit à l’embrasser follement, tandis que de grosses larmes formaient comme un ruisseau dans la cicatrice de son visage ; la parole lui faisait défaut… à peine pouvait-il prononcer de sa voix de basse taille :

— Cornebleu !… cornebleu ! mille millions de milliards de millions de cornebleu !

Et pendant cette scène d’une si étrange et rude tendresse, la vieille maman Sansonneau qui avait attiré Lison vers elle, lui murmurait :

— Hein ! Ma petite fille, crois-tu que c’est un beau Noël que le petit Jésus t’envoie !


Enfin, la première émotion passée, Grimbalet intervint :

— Patron, dit-il à Jacques Bailly, c’est pas le tout, mais notre sergent doit avoir faim, si qu’on mettait le couvert ?

— C’est juste, mon garçon ; tu as le sens pratique. Cours à la cave.

Quelques instants plus tard, devant la nappe bien blanche, Belle-Rose attaquait le potage. Il buvait ensuite un coup de vieux Bourgogne 1782, à la santé de son conscrit si heureusement échappé à tant de dangers, et les causeries commencèrent.

Jean, placé entre Catherine et Lison, dut raconter par le menu tous les épisodes de sa longue captivité.

Puis ce fut à son tour de questionner.

Il apprit ainsi que le pauvre Sansonneau était mort l’année précédente, en lui léguant toute sa fortune, à charge, pour Jean, de faire à Mme  Sansonneau une rente, sa vie durant.

On pleura le brave épicier.

Ensuite Jacques Bailly raconta que, malgré son vit désir, il n’avait pu rentrer en France que depuis deux mois. La demande d’échange avait été faite aussitôt au Premier Consul qui l’avait favorablement accueillie ; mais les contrôles anglais, concernant les prisonniers de guerre, étaient fort mal tenus. Il en était résulté des retards, car on avait dû rechercher Jean sur le Tiger, alors en croisière dans les mers lointaines ; et, même après la signature de la paix d’Amiens, on ne savait rien des recherches faites par les autorités anglaises.

— Vous ne m’avez pas cru mort ? demanda Jean.

— Si ! Parfois nous en avions une peur superlative, dit Belle-Rose.

— Oh ! s’écria Lison dans un élan, moi j’ai toujours espéré… Je savais bien que tu nous reviendrais.

Enfin Belle-Rose raconta la fin de la campagne d’Égypte, la perte de son bras, son rapatriement.

« Et puis, tu sais, clampin ! ajouta-t-il, malgré que je n’avais plus qu’un bras, si j’ai laissé tes nippes aux Arabes, du moins j’ai rapporté ton sabre de Mayence, ton sabre d’honneur… Tiens, le voilà, cornebleu ! »

Il désignait l’arme pendue au-dessus de la cheminée, et sa vue remua Jean Cardignac jusqu’au fond du cœur. Il se leva, tout ému, décrocha son trophée de gloire et le reboucla à son côté.

— Enfin ! conclut Belle-Rose, me voilà pensionné, plus bon à rien à ce qu’ils prétendent ; on m’a collé aux Invalides, côte à côte avec mon vieux La Ramée. Nous causons du vieux temps… Tu viendras nous voir, petit !

— Oh ! pour sûr !

— Mais n’importe ! affirma le vieux soldat. On aurait tout de même bien pu me laisser dans l’active ! Cornebleu ! je n’ai pas encore soixante-six ans !

J’ai encore bon pied, bon œil ; et puis… tu sais, je leur montre encore mes talents, aux bourgeois ! Jamais je ne sors sans ma canne de tambour, et, rien qu’avec ma seule patte, je te leur colle des moulinets qui sont superlatifs !

Il ne lâcha ce sujet, qui lui tenait fort à cœur, que pour faire l’éloge de Lison, et malgré tous les signes d’impatience que donna la jeune fille, il fallut que Jean connut par le menu toutes les perfections nouvelles, acquises pendant ces trois années par sa petite amie.

— Voyons, est-ce un beau brin de fille, clamait le géant en agitant son unique bras : tu dois la trouver superlativement élégante ; eh bien, apprends qu’elle fabrique elle-même, de ses doigts de fée, tout ce que dont elle porte. Tu la verras dans ses atours, le dimanche qu’elle va à l’église, depuis que le Consul a rouvert tout ça avec son Concordat et qu’il a bien fait, cornebleu, puisqu’il en faut pour tous les goûts. Tu la verras avec sa robe Piché (le géant n’avait jamais pu retenir le mot, barbare pour lui, de Psyché), avec son mantelet de tarlatane, sa ceinture à la romaine et son chapeau d’organdi. Tout ça est son ouvrage, cornebleu ; par exemple, elle n’a pas voulu couper ses cheveux et se coiffer à la Titus, comme les belles dames d’aujourd’hui, avec un cache-folies[2] ; mais ça n’empêche que tout le monde se retourne dans le quartier quand elle sort… Dame aussi, Catherine en a fait une vraie demoiselle : leçons de style, de maintien, de danse, de clavecin, s’il vous plaît. Ah ! je te donne mon billet, Tapin, que celui qui l’aura…

— Grand-père, s’écria Lisette qui tournait au coquelicot, grand-père, taisez-vous ; vous n’êtes qu’un vieux bavard !…


Le petit Jésus qui — comme on sait — passe à minuit le jour de Noël, pour faire des heureux, n’eut pas besoin d’en écouter bien long, là-haut, sur le toit, près de la cheminée, pour être satisfait.

— Ça va bien dans la maison de ce pauvre Sansonneau ! murmura-t-il. Je lui raconterai ça demain matin en rentrant.

Et vivement — car ce jour-là il est très pressé — le petit Jésus continua sa tournée.


Le lendemain, Jean se leva tard. Le bonheur et l’émotion l’avaient longtemps tenu éveillé. De plus, comme depuis des années il couchait sur la dure, son douillet lit de plume, au lieu de l’inciter au repos, l’avait tout d’abord fortement énervé.

Il s’était rattrapé en faisant la grasse matinée ; — une fois n’est pas coutume, n’est-il pas vrai ? — et lorsqu’il descendit, il trouva tout son monde en pleine activité.

Dans la cour du fond, transformée en un vaste hangar, Grimbalet faisait, sous la surveillance de Jacques Bailly, charger des ballots sur des voitures.

— Ah ! te voilà mon petit Jean ! s’écria le père de Lison ; je t’attendais justement… Tu vas m’accompagner : j’ai des courses à faire. — Grimbalet ! ordonna-t-il, va nous chercher une « citadine ».

C’est ainsi qu’on nommait les « fiacres » de l’époque qui, pour la plupart, étaient des cabriolets à capote.

Grimbalet obéit et, un quart d’heure plus tard, Jacques Bailly et Jean Cardignac (celui-ci ayant au préalable embrassé tout son monde et surtout sa Lison) roulaient ensemble à travers Paris.

— Mon petit Jean, dit alors Jacques Bailly, j’ai à te fournir des explications.

— Comment cela, Monsieur Bailly ?

— Appelle-moi mon père !… Du reste, j’espère que ce sera bientôt la vérité.

Jean rougit jusqu’aux oreilles, mais ne répondit pas.

— Oui ! continua le négociant, j’ai à te donner des explications au sujet de la maison de commerce. Tu as vu l’enseigne ?

— Oui.

— Eh bien, je n’ai pas fait mettre ton nom parce que j’ignorais quelle serait ta décision.

— Ma décision ?

— Sans doute. L’immeuble et la maison de vente t’appartiennent. M. Sansonneau te les a légués, ainsi que cinq mille écus de rente.

— Oh ! le brave, l’excellent homme !

M. Bazon-Varaine, le tabellion, te donnera tous les détails. Au demeurant, voici les principales dispositions :

« Tu dois verser à Maîtresse Sansonneau 1,500 écus de rente viagère et lui donner le logement. De plus, tu dois partager le complément avec Lisette. »

— Je lui donne tout ! s’écria Jean, avec un emportement qui fit sourire Jacques Bailly.

— Ce n’est pas la peine, mon Jean ! Il y a un moyen bien plus simple. Et comme Jean se taisait, anxieux :

— Tu ne trouves pas ce moyen-là ? C’est étonnant ! … Eh bien, moi, je vais te le dire : c’est de devenir le mari de Lisette.

— Oh ! monsieur !… Mon père !

— Dame ! je me rappelle ce que tu m’as dit aux Indes… Aurais-tu changé d’avis ?

— Oh ! non !

Le brave petit sergent n’en put dire davantage, tant il était heureux.

— Seulement, poursuivit Jacques Bailly, sans avoir l’air de remarquer l’émotion de Tapin, je tiens à savoir si tu veux quitter le service ou bien…

— Quitter le service !… Jamais de la vie !

— Bon ! me voilà renseigné. Dans ces conditions, tu ne peux cumuler les fonctions de négociant et de soldat… Ça n’a aucun rapport.

— Sans doute !

— En attendant ton retour, j’ai — à tout hasard et dans ton intérêt — organisé la maison sur un nouveau pied. Je l’ai transformée en maison de gros et j’ai, grâce à tes capitaux et aussi à l’aide des miens, traité des marchés importants. Je fournis à l’armée des riz d’Italie, des cafés… Il faut donc que tu cèdes cette maison à quelqu’un.

— Mais vous la garderez, mon père ! Je vous la donne !

— Pas à moi ; à Lisette, à… ta femme !

— Lisette… ma femme !

— Oui, ta femme. Allons ! c’est entendu !

Et Jacques Bailly embrassa tendrement son futur gendre.

Lorsqu’ils rentrèrent rue de la Huchette, Lison, assise auprès de Catherine, prenait sa leçon de clavecin avec le maître de chapelle de Saint-Germain-l’Auxerrois ; elle se leva souriante.

— Ma chérie, lui dit son père, je vais, sans préambule, t’apprendre une nouvelle qui va te causer, je le sais, une grosse joie.

Lise devint toute pâle, et Catherine sourit doucement.

Alors, prenant les mains des deux jeunes gens :
Si tu as une lettre d’audience, fais-la voir.
— Jean, dit Jacques Bailly, voici ta femme. Et toi, ma Lise, voilà ton mari. Vous êtes fiancés.

Éperdus de joie, Jean et Lisette tombèrent dans les bras l’un de l’autre et s’embrassèrent en sanglotant.

Huit jours plus tard, Jean qui s’était fait faire une belle tenue neuve de sergent aux grenadiers, se rendait d’un pas alerte aux Tuileries.

Il voulait mettre à exécution un projet dont il ne s’était ouvert à personne, afin que ce fut pour tous une surprise, si son plan réussissait.

La première partie de ce projet consistait à obtenir une audience de Bonaparte, qu’on ne désignait plus maintenant que par son titre de Premier Consul.

Le petit élève de Brienne, l’ancien lieutenant d’Auxonne, le chef de bataillon de Toulon, le commandant de l’armée d’Italie et de l’armée d’Égypte, avait, comme vous le voyez, fait son chemin.

Il était maintenant le chef élu, reconnu et acclamé par toute la France !

Son vaste génie, ses victoires et aussi l’ascendant naturel qu’il exerçait sur les hommes en général, l’avaient porté à la première magistrature du pays, et il faut reconnaître que, dans cette période de sa vie, Bonaparte conquit une place sans égale dans l’Histoire.

Lorqu’il prit en mains la direction des destinées de la France, la nation, épuisée plus encore par les luttes intestines que par les guerres étrangères, était à bout de ressources financières ; toute l’Europe nous était hostile, l’administration était dans un désordre profond.

De tout cela, grâce au choix judicieux des hommes d’État qu’il prit pour le seconder dans sa tâche, Bonaparte fit une France prospère et confiante.

C’est à cette époque qu’il jeta les premières bases d’une organisation intérieure si forte que la plupart des institutions et des rouages qu’il créa existent encore aujourd’hui.

Tout, chez ce grand homme, enthousiasmait les masses.

Lorsqu’il passait, calme et grave, sur son cheval splendidement harnaché, toujours suivi de son Mamcluck — souvenir d’Égypte — la foule, sans distinction de classe, acclamait en lui un Sauveur. Sa femme, Joséphine de Beauharnais, simple, bonne et belle, était également aimée de tous, non seulement pour ses qualités personnelles, mais parce qu’elle était l’épouse du Héros et que la gloire de Bonaparte rejaillissait sur elle.

Seuls les mécontents des partis extrêmes continuaient à conspirer, et, dans leur désir de supprimer le Premier Consul, ils en arrivaient jusqu’à l’attentat criminel.

C’est ainsi que, le 24 décembre 1800, ils avaient placé, rue Saint-Nicaise, une machine infernale, juste sur le passage de la voiture de Bonaparte, et ce fut un miraculeux hasard s’il ne fut pas emporté par l’épouvantable explosion qui se produisit.

C’est vous dire, mes enfants, qu’une surveillance active et incessante avait dû être organisée pour préserver la vie de cet homme qu’on considérait alors, à bon droit, comme si précieuse pour le pays.

Jean Cardignac ne l’ignorait pas.

Depuis qu’il était rentré à Paris, il avait appris tous ces détails par Jacques Bailly et par Catherine.

Mais, habitué par la vie des camps à pouvoir aborder assez facilement ses chefs, il ne se doutait pas des difficultés qui surgiraient devant lui lorsque, sans lettre d’audience, il se présenterait aux Tuileries pour demander à parler à son ancien général.

Bien au contraire, fort de la promesse de Bonaparte à Saint-Jean-d’Acre, notre camarade marchait plein de confiance, le nez au vent, la démarche assurée, admiré des passants pour sa belle allure, ses galons d’or et son jeune visage hélé par les vents de la mer.

Tout en marchant, il tournait et retournait dans sa poche la tabatière en or qu’il avait reçue de Bonaparte à Saint-Jean-d’Acre, et dont il avait si souvent admiré en cachette, pendant sa captivité, la délicieuse miniature ornant le couvercle.

Arrivé devant le guichet Saint-Honoré, Jean s’arrêta devant un grand grenadier de la garde consulaire qui, l’arme à pied, montait sa faction.

— Camarade, dit-il, où peut-on s’adresser pour parler au Premier Consul ?

Mais l’autre sursauta :

— Tu n’as pas de toupet, sergent, dit-il en riant, tu crois donc qu’on entre chez lui comme dans un moulin.

— Non ! mais…

— Il n’y a pas de mais… Si tu as une lettre d’audience, fais la voir… j’appelle l’officier. Sinon, rien à faire.

— C’est si difficile que ça d’entrer, fit Jean un peu vexé.

— C’est la consigne.

Mais à cet instant le caporal du poste apparut et Jean poussa un cri de joie.

— Cancalot !

— Tapin ! Ah ! c’t’aventure ! Et d’où que tu sors ? T’es donc pas reste en Syrie ?

— Dame ! Tu vois !

Et tous deux, enchantés de la rencontre, se racontèrent leur odyssée respective.

Cancalot avait été, en 1799, après le départ de Jean pour la Syrie, affecté au service de Monge en qualité d’ordonnance. De la sorte il s’était trouvé rapatrié, avec Bonaparte, sur le vaisseau le Muiron, lorsque, avec Lannes, Berthier, Murat, Andréossy, Berthollet et Monge, le général avait, le 22 août 1799, regagné la France.

Versé ensuite dans le corps de Masséna, le Parisien avait fait la campagne de Suisse, s’était battu à Zurich ; puis, rentré à Paris, il avait été sous Desaix à Marengo.

Finalement il avait, sans blessure, gagné les galons d’or, lui aussi.

Puis, à la formation de la Garde consulaire, le brave Cancalot y avait été admis en rendant ses galons. Il n’était plus que caporal, mais, comme il disait :

— C’est un honneur d’être caporal dans la garde du petit Caporal, Y a pas d’erreur !

Bref, quand il sut le but de la visite de Jean Tapin :

— Écoute ! dit-il après réflexion, tu connais bien Murat ?

— Oui, j’ai servi aux Dromadaires.

— C’est juste. Eh bien, il est dans la cour à inspecter les chevaux du Premier Consul. Je vais te faire infiltrer dans la place par la porte de service. Une fois là, débrouille-toi ; tâche de lui parler ; mais pas de blague, ne dis pas que c’est moi qui…

— C’est compris !

Cinq minutes plus tard, Jean Tapin abordait carrément Murat.

Il fut d’abord assez mal reçu, car le grand général de cavalerie était brusque d’allures ; mais, au fond, l’audacieuse démarche du sergent lui plut justement à cause de son audace.

— Tu as un fier toupet, mon garçon ! Enfin ! ça réussit parfois, arrive ! Si le premier Consul est bien disposé, tant mieux pour toi.

Murat emmena le petit sergent jusqu’à un bureau du premier étage où un jeune homme vêtu de noir écrivait.

C’était le secrétaire particulier de Bonaparte.

— Monsieur Menneval, dit Murat, voici un de mes braves de l’armée d’Égypte qui voudrait être reçu par le Premier Consul.

« Oui, monsieur, ajouta vivement notre ami, voudriez-vous lui dire que c’est le petit sergent Cardignac — Jean Tapin — de la tour de Djezzar, celui-là même qui a écrit son nom sur la vie des hommes illustres, de Plutarque, que le général Bonaparte lui a prêté à bord de l’Orient

« Il se souviendra de moi. »

L’extrême volubilité avec laquelle le petit sergent débita cette longue phrase fit sourire le secrétaire.

— Et que veux-tu lui demander ?

— L’épaulette de sous-lieutenant qu’il m’a promise.

— Ah !… Eh bien, écris-lui.

— Non, je voudrais lui parler.

— Impossible, s’il fallait qu’il reçoive tous ses anciens d’Italie et d’Égypte, les journées ne seraient pas assez longues.

— Même si vous lui remettiez cela ? dit Jean.

— Qu’est-ce que cette tabatière ? où l’as-tu trouvée ?

— Je ne l’ai pas trouvée : c’est mon général qui me l’a donnée.

— Avec le portrait qui est là ?

— Bien sûr.

— Sais-tu quelle est cette personne ?

Non ; mais tout ce que je sais, c’est qu’elle est joliment belle.

— Tu as bon goût, mon brave, car c’est Mme  Bonaparte elle-même, et tu peux te vanter d’avoir reçu là un fameux cadeau. Attends-moi là : du moment que le Premier Consul t’a dit de lui rapporter cela, tu as quelque chance de forcer la consigne.

L’absence du secrétaire fut courte.

— Viens, dit-il simplement.

Et, très ému cette fois, Jean Tapin pénétra dans le bureau particulier de Bonaparte, une grande pièce à rideaux verts, tapissée de cartes. Dans un angle, un immense tableau représentait le passage du Pont de Lodi.

Le Premier Consul n’eut même pas l’air d’avoir remarqué sa présence. Il écrivait, compulsait des notes. Menneval s’était de suite retiré.

Jean resta là immobile, dans l’attitude militaire, contemplant le héros. Il était trop ému pour remarquer qu’il était moins maigre qu’en Égypte ; un tremblement lui descendait dans les jambes et ses tempes battaient la générale.

Cela dura dix longues minutes, sans une parole, sans un bruit autre que le froissement des papiers que remuait fébrilement Bonaparte. Jean commençait à trouver l’épreuve terriblement longue, lorsque celui qu’on nommait déjà le Grand homme se retourna brusquement sur son fauteuil à têtes de sphinx dorées et lui dit à brûle-pourpoint :

— Alors, mon brave, tu n’es pas resté là-bas sous les blocs de pierre ?

— Non, mon général.

— Si tu ne m’avais pas rapporté ma tabatière, sais-tu que je douterais de ton identité ; tu es rudement pâle, mon brave.

— C’est que c’est dur les pontons anglais, général, et puis ça me fait un tel effet de vous revoir…

Bonaparte sourit, satisfait :

— Dis-moi ton histoire, fit-il.

Rapidement, Jean Tapin conta ses aventures.

Bonaparte s’était levé. Les mains derrière le dos il circulait, tout en jetant, de temps à autre, le feu de ses yeux noirs sur le regard du jeune soldat.

Le récit terminé, il vint se planter devant le petit sergent ; et d’une voix singulièrement douce :

— Tu as bien fait de forcer ma porte : j’aime les hommes de ta trempe !… El qu’est-ce que tu as à me demander ?

Cette fois, Jean, la gorge serrée, fut incapable d’articuler un mot.

— Je le sais, moi, ce que tu veux, reprit Bonaparte en souriant. Tu veux ton épaulette.

— Oh ! mon général !…

— Tu vois que j’ai bonne mémoire… Eh bien, tu l’as !

— Oh ! merci !

— Je vais même te donner plus que cela.

— Oh !

— Tu comptes, à partir d’aujourd’hui, dans ma garde. Tu peux en faire partie, puisque tu as bien plus à ton actif de guerre, que les quatre campagnes obligatoires.

Jean ne dit rien. Il en était bien incapable, allez, mes enfants ! Mais son visage, ses yeux parlaient pour lui.

— Allons ! dit enfin Bonaparte, tu es libre ; tu recevras ton brevet sous peu. Et comme Jean ne bougeait pas, le Consul fronça légèrement le sourcil.

— Eh bien, dit-il presque durement ; car telle était sa nature, qu’il passait instantanément de la douceur à la brusquerie.

— J’ai encore quelque chose à vous demander, mon général.

— Ah !… Et c’est !

— La permission de me marier.

— Ah ! par exemple… à ton âge… tu es trop jeune.

— Mais non, mon général ! je vous assure !

Jean Tapin avait retrouvé sa langue.

Très vite, le sang au visage, il raconta la partie familiale de son histoire et il eut l’éloquence vraiment convaincante, car lorsqu’il eut fini :

— Eh bien, puisque tu as trouvé une perle pareille, marie-toi, mon garçon, et arrange-toi pour avoir beaucoup d’enfants ; des garçons surtout : la France a besoin de soldats.

— Oh ! mon général, si j’en ai quinze, ils seront soldats tous les quinze, s’écria-t-il.

Le premier Consul sourit.

— Donne-m’en seulement deux pour Fontainebleau[3], dit-il, et je me charge d’en faire des officiers comme toi.


Jean Tapin, sous-lieutenant
Quand Jean sortit, Menneval lui demanda en souriant :

— Eh bien, mon brave, es-tu content ?

— Ah ! monsieur Menneval, vous pouvez le croire ;… mais il y a une chose que je n’ai pas osé demander à mon général.

— Quoi donc ?

— Je voudrais faire une surprise à ma famille avec mon brevet d’officier et mon autorisation de mariage.

— C’est facile. Je t’adresserai tout cela par exprès, sous pli cacheté à ton adresse… ou mieux, viens les chercher ici.

Oh ! merci, s’écria Jean.

En sortant du Palais, il s’en fut d’abord raconter à Cancalot l’heureux résultat de sa démarche ; puis entra chez un tailleur auquel il commanda de suite ses tenues d’officier.


Cinq jours après, notre camarade sortit de très bon matin.

Il revenait au bout d’une heure rue de la Huchette, serré dans un habit à la française, coiffé du petit bonnet à poil, et sur son épaule scintillait l’épaulette d’or.

Ce fut dans toute la maison un éblouissement, une joie sans pareille, mais le plus saisi fut Belle-Rose lorsqu’il arriva pour déjeuner.

Médusé, le vieux guerrier prit instinctivement la position de parade, et sans dire un mot, tout pâle, il fit le salut militaire et resta là, immobile.

Il fallut que Jean lui sautât au cou en criant :

— Eh bien, grand-papa Belle-Rose. Es-tu content ?

— Tu peux le dire, clampin !

— Alors embrasse ton conscrit.

Mais ce fut bien autre chose quand le jeune sous-lieutenant alla, en grande tenue rendre, pour la première fois, visite à la Ramée, car il avait été entendu avec Belle-Rose que celui-ci ne lui dirait rien, pour permettre à Jean de lui faire la surprise.

Le vieil invalide qui montait la garde près de la grande couleuvrine de l’entrée, lui porta les armes, et au milieu du jardin, Jean Cardignac aperçut, du premier coup d’œil, son vieil ami, chauffant au pâle soleil de janvier sa béquille soigneusement astiquée.

Il avait bien vieilli, le pauvre La Ramée.

Jean alla droit à lui et le vieil amputé, sans le reconnaître, se leva avec effort à la vue de l’épaulette d’or, ajusta son bonnet de police et fit le salut militaire.

Et comme il restait là, immobile :

— Comment, s’écria Jean, tu ne reconnais plus le petit tambour de Valmy ?

— De Valmy ? répéta le vieux comme un écho.

— Oui, tu as oublié ton bain dans le Rhin, à Mayence, quand tu es allé, avec Belle-Rose, couper le câble du radeau des Autrichiens… Tu ne te souviens donc plus que je vous attendais sur la rive, parce que je ne savais pas nager ?

— Oh ! fit soudain le vieux, c’est toi, Jean Tapin !

— Lui-même qui vient t’embrasser, mon ancien.

Et le dur La Ramée, le soldat féroce au feu, qui embrochait un Autrichien sans sourciller et le clouait contre une porte comme il eut fait d’un oiseau de nuit, La Ramée y alla de sa petite larme, en serrant sur son cœur le jeune officier ; encore le serrait-il avec une nuance de respect, car l’épaulette d’or avait, à cette glorieuse époque, un prestige fascinateur. Aux yeux de tous ces braves, fanatiques de Bonaparte, tout officier apparaissait comme une émanation du héros.

— Ah ! mille millions de…

Telle était l’émotion du vieil invalide qu’il ne put jamais dire de quels millions il s’agissait. Mais il devint tout à fait aphone quand le jeune officier lui glissa dans la main un rouleau de deux cents écus.

— Prends et ne fais pas de façons avec moi dit Jean ; le temps n’est plus où nous mangions du chat ensemble. C’est pour t’offrir des douceurs et améliorer le menu de l’Hôtel ; je suis riche maintenant et tu me ferais de la peine en n’acceptant pas.

Jean était parti depuis une heure que La Ramée se mouchait encore, avec des sonorités de trombone, pour déguiser son émotion.

Le même soir, il vint dîner rue de la Huchette, et l’on décida en famille la date du mariage de Jean et de Lison.

Il eut lieu le 15 mars 1803, en la vieille église Saint-Séverin.

Jean était superbe dans sa tenue de ville, avec le chapeau à claque, la culotte et les bas de soie blancs.

Quant à Lisette, je n’ai pas besoin de vous dire qu’elle était ravissante dans sa robe blanche brodée, qui s’harmonisait si bien avec son joli visage et ses cheveux blonds.

Beaucoup d’officiers de la Garde Consulaire assistaient à la cérémonie, car il faut vous dire que Jean avait déjà pris son service.

Son chef de bataillon, le commandant Merle, était son premier témoin ; son second était le vieux Belle-Rose qui planta, d’un trait de plume énergique, une grande croix, en guise de signature, sur le registre paroissial.

La Ramée était là, bien entendu, donnant le bras à maîtresse Sansonneau, et faisant résonner les dalles de l’église sous sa jambe de bois. Grimbalet suivait la noce en bel habit bleu barbeau, ainsi que Cancalot qui semblait immense sous son bonnet à poil.

Tous les amis enfin étaient présents et, dans le quartier, la population entière fit cortège aux jeunes époux, si gentils et si gracieux.

À dater de ce jour, Lisette, devenue Mme  Cardignac, cessa d’habiter la rue de la Huchette.

Le bataillon de son mari était en effet en garnison à Courbevoie, dans la grande caserne qui existe encore aujourd’hui, et qui était à cette époque l’une des plus belles de France.

En raison de l’éloignement, Jean Cardignac avait loué une petite maison, sur les coteaux qui dominent la Seine et qui n’étaient pas alors, comme aujourd’hui, couverts de constructions.

Ils s’offraient au contraire sous l’apparence de pentes agrestes, d’aspect frais et coquet, comme on en rencontre encore du côté de Meudon.

C’est dans cette petite habitation que notre jeune officier passait les rares loisirs que lui laissait le service.

En effet, mes enfants ; il ne faudrait pas croire, parce qu’on traversait une période de calme, de paix complète, que les soldats restaient inoccupés.

Il est un proverbe latin qu’on ne saurait trop méditer et surtout mettre en pratique. Ce proverbe : Si vis pacem, para bellum, veut dire, vous le savez : « Si tu veux conserver la paix, sois toujours prêt à la guerre. »

C’est profondément vrai ! Les peuples qui s’amollissent et s’endorment dans la quiétude de la paix ont souvent de terribles réveils ; n’en savons-nous pas quelque chose ?

Mais le grand homme de guerre qu’était Bonaparte ne s’endormait pas et ne laissait pas s’endormir son armée.

Ses soldats étaient l’objet de toute sa sollicitude. Paternel avec eux, aucun détail les concernant ne le laissait indifférent ; il voulait que ces hommes, qu’il se plaisait à nommer ses enfants, fussent bien traités, ne manquassent de rien ; mais, en revanche, il exigeait d’eux un entrainement constant, une énergie de toutes les minutes, une discipline absolue.

Le futur conquérant de l’Europe voulait une armée forte, et, pour la rendre invincible, il ne ménageait rien.

Pour son organisation, il prévoyait tout, ne laissait rien au hasard.

C’est vous dire que la Garde — troupe d’élite entre toutes — devait donner l’exemple.

Souvent Bonaparte arrivait inopinément, faisait sonner l’assemblée, même en pleine nuit, et alors… en route !

On manœuvrait dur, comme en guerre, et gare aux fautes commises !

Autant le Premier Consul aimait à adresser des félicitations lorsqu’elles étaient méritées, autant il savait, d’un mot sec et tranchant, faire monter le rouge de la confusion au visage de celui qui s’était trompé.

Aussi chacun mettait-il toute sa volonté, tout son amour-propre à ne mériter que des éloges, et les reproches étaient bien rares. Cet amour-propre se faisait sentir, non seulement chez les soldats et les officiers, pris individuellement, mais chez les corps de troupe pris dans leur ensemble ; c’est ce qu’on nommait, c’est ce qu’on nomme encore aujourd’hui « l’esprit de corps » ; force considérable entre les mains de qui sait l’utiliser.

Bonaparte aimait à surexciter ce sentiment, à l’aide duquel il obtint des merveilles !

Au demeurant, pour toute l’armée et même pour la population civile, il était l’objet d’un enthousiasme sans exemple dans l’histoire.

Chacun l’aurait suivi au bout du monde ; chacun, sur un signe de lui, se serait fait tuer sans broncher.

Vers la fin d’avril 1803, des bruits de guerre commencèrent à circuler dans Paris.

L’Angleterre, disait-on, se refusait à exécuter les clauses du traité d’Amiens. Avec sa duplicité habituelle elle procédait, vis-à-vis de Malte, comme elle procède aujourd’hui à l’égard de l’Égypte, trouvant des raisons dilatoires pour ne pas l’évacuer, malgré des engagements formels, si bien que, à une réception diplomatique solennelle, Bonaparte avait adressé à ce sujet, à l’ambassadeur d’Angleterre, des paroles très acerbes, presque violentes.

— Ça va se gâter ! disait-on.

Et les officiers, il faut le dire, ne cachaient pas leur joie.

— Le four chauffe ! dit un jour le commandant Merle à ses officiers. Le Premier Consul a « saboulé » l’ambassadeur. Nous allons avoir du nouveau.

— Tant mieux ! mon commandant, s’écria le capitaine Berteuil qui commandait la compagnie de Jean Tapin. Aussi bien, on s’amollit à Courbevoie. Je crois que les grenadiers ne seraient pas fâchés de dérouiller leurs baïonnettes.

— Ça va venir !… Tranquillisez-vous… Ce n’est pas pour rien que, paraît-il, le premier Consul a déjà dirigé des troupes sur Boulogne, avec de nombreux détachements du génie.

— Et que croyez-vous qu’il veuille faire à Boulogne, mon commandant ?

— Eh ! dame !… je n’en sais rien… C’est évidemment l’Angleterre qu’il vise ; car on m’a dit aussi qu’il faisait construire une flottille considérable… Mais au fond, ça ne nous regarde pas, n’est-ce pas ?… Qu’il nous emmène, c’est tout ce que nous demandons.

Or, le 17 mai 1803, comme Jean et Lisette étaient en train de dîner. Jacques Bailly arriva en cabriolet, accompagné de Catherine. À peine entré, il s’écria :

— Mes enfants… la paix est rompue ! Jean, les yeux brillants, s’était levé, et jetant sa serviette :

— Vraiment, père ? questionna-t-il.

— Oui, mon enfant, reprit tristement Catherine ; la paix d’Amiens est définitivement rompue.

Il y eut un silence.

Puis Jean, se penchant vers sa femme, l’embrassa.

— Cela t’attriste, ma Lisette ?

— Oh ! oui ! car… tu vas me quitter…

— Oui !… sans doute ! Mais enfin, c’est la vie du soldat, ma Lise aimée… Et puis, n’es-tu pas fière de penser que je te reviendrai avec un grade de plus et de la gloire !

Pensive, elle dit après un instant :

— Oui ! mon Jean, oui !… Quand on est la femme d’un brave, on doit être brave soi-même… Mais n’importe ! j’ai peur pour toi. De la gloire, dis-tu, n’en as-tu pas assez ?

— On n’en a jamais trop, s’écria Jean avec feu ; puis, la serrant doucement contre lui :

— Chasse ces pensées, ma Lise ! dit-il avec une infinie tendresse ; je te reviendrai, sois-en sûre : j’en ai vu bien d’autres, et je suis cuirassé contre le danger.

Cet enthousiasme exubérant ramena le sourire sur les lèvres de Lise et de Catherine ; mais au fond, elles avaient le cœur serré.

Du reste, au bout de quelques jours, elles se rassurèrent.

Contrairement aux prévisions, la guerre ne commença pas dès la rupture avec l’Angleterre, et aucun ordre de marche n’arriva à la caserne de Courbevoie.

Les soldats s’impatientaient.

— Pour qui nous prend-il, le Petit Caporal ? disaient-ils. Est-ce que nous sommes des Invalides pour qu’il nous laisse ici, quand les trois quarts des régiments de lignes sont déjà là-bas avec lui !

« Il se moque de ses grenadiers, le Petit Caporal ! »

Non, Bonaparte ne négligeait pas sa Garde ! Il savait bien, au contraire, qu’il avait là une valeur inouïe en réserve, et il comptait l’employer en son temps.

Mais, pour le moment, il était absorbé par la préparation du plan le plus gigantesque, le plus génial peut-être qui soit jamais sorti de ce puissant cerveau.

L’Angleterre, l’ennemi d’alors comme d’aujourd’hui, l’Angleterre se croyait invulnérable, parce que, enfermée, calfeutrée dans son île, elle espérait pouvoir narguer les puissances continentales. Il était en effet très difficile de débarquer sur son soi une armée suffisante pour la conquérir, et cela d’autant plus que, puissance maritime de premier ordre, elle possédait et possède encore une flotte des plus puissantes, à défaut d’une nombreuse armée de terre.

Eh bien, le Premier Consul résolut de tenter d’abattre l’Angleterre, en la frappant dans son île même, et déjà son projet était en cours d’exécution depuis plusieurs semaines.

Il avait fait construire partout des bateaux spéciaux pour transporter son armée sur le sol anglais, et tous les jours il en arrivait à Boulogne. Il voulait réunir ainsi 1,500 à 2,000 embarcations qui, sous la protection de notre flotte de guerre, pussent jeter en Angleterre 150,000 fantassins, 400 canons et 10,000 cavaliers.

Les soldats ne lui manquaient pas, car, grâce à la conscription qui venait d’être instituée, il avait levé en France 300,000 conscrits, qu’il faisait diriger par étapes vers le camp de Boulogne. Leur instruction, commencée en route, était complétée à leur arrivée au camp.

Et ces soldats de nouvelle levée, Bonaparte avait pour les encadrer ses vétérans des dernières guerres, commandés par des officiers hors de pair.

Pour amener ce plan à son organisation parfaite, il fallait, vous le comprendrez, beaucoup de temps, car en dehors de l’armée et de la flottille de débarquement qu’il devait d’abord instruire à fond, il était indispensable, pour mener à bien le transport en Angleterre, que cette flottille fut protégée par une flotte de guerre considérable.

Bonaparte avait donc donné des ordres pour que nos meilleurs navires, disséminés un peu partout sur le globe, se réunissent à Boulogne. Cela demandait de longs mois, car on ne naviguait alors qu’à la voile.

C’est ce qui vous expliquera pourquoi le Premier Consul ne se pressait pas d’amener toute sa Garde au camp, où il venait pourtant fréquemment lui-même.

De plus, son vaste esprit ne s’absorbait pas uniquement dans la préparation de la guerre ; l’administration intérieure de la France avait également tous ses coins. Aussi rentrait-il souvent à Paris ou au château de Saint-Cloud, qu’il avait choisi comme résidence d’été, ainsi que la Malmaison.

Pendant un de ces séjours de Bonaparte à Saint-Cloud, le général Dorsenne, qui commandait la Garde du Premier Consul, lui fit part de l’impatience de ses grenadiers.

— Ils sont désolés de ne pas partir, ils grognent, ils grognent ferme…

— Ah ! Voyez-vous ces grognards ! dit en riant Bonaparte. Qu’ils se tranquillisent… Je pense à eux : tout vient à son heure et ils auront bientôt de la besogne.

Ce surnom de grognards devait faire fortune : car c’est de ce nom pittoresque qu’on désigna dorénavant les grenadiers de la Garde Consulaire, qui allaient bientôt devenir les grenadiers de la Garde Impériale de l’empereur Napoléon Ier.

L’année 1803 et le commencement de 1804 se passèrent en préparatifs de tous genres, non seulement au camp de Boulogne, mais sur toutes les frontières.

Vous devez bien penser, mes enfants, que les Anglais n’étaient pas sans inquiétude, de voir se former et s’organiser contre eux une expédition aussi menaçante ; aussi firent-ils tous leurs efforts pour en empêcher l’exécution.

À Boulogne même, leurs vaisseaux de guerre tentèrent maintes fois de détruire la flottille ; ils eurent même l’audace de débarquer des troupes afin de s’emparer du camp, et des combats eurent lieu jusque sur la plage.

Mais toujours l’ennemi fut repoussé, et ces escarmouches servirent, au contraire, à donner confiance à nos soldats et à nos marins, qui complétaient ainsi leur instruction militaire.

Pendant que, sur nos frontières, se poursuivaient tous ces préparatifs, d’autres incidents qui avaient lieu à Paris même, allaient changer la face des choses et ouvrir à Bonaparte une nouvelle destinée.

Une conspiration contre le Premier Consul avait été organisée, en 1803, par un royaliste du nom de Georges Cadoudal, de concert avec deux généraux, jaloux de la gloire du Premier Consul : Moreau et Pichegru.

Cette conspiration fut découverte, et en mars 1804, Georges Cadoudal et Moreau étaient arrêtés.


Napoléon regarda, pensif, le triste convoi.

Cadoudal fut condamné à mort et exécuté. Pichegru se suicida. Moreau fut seulement exilé, par égards pour ses anciens services.

Ce dernier devait, hélas ! continuer à ternir sa gloire : c’est dans les rangs ennemis qu’il devait plus tard trouver la mort, tué par un boulet français.

Paris était tout entier sous le coup de l’émotion que ce dernier attentat contre le chef de l’État avait provoqué indistinctement dans toutes les classes, lorsqu’un soir, Belle-Rose et La Ramée, invités à dîner par Jean Cardignac, arrivèrent bras-dessus bras-dessous, en criant à tue-tête.

— Mon Dieu ! fit Lisette qui ne les avait jamais vus en cet état, grand-père, si sobre pourtant… Qu’ont-ils bu ?

Sur le seuil du jardinet, le géant lança en l’air son bonnet de police et La Ramée, prenant sa jambe de bois à pleines mains, se mit à danser sur un pied.

Tous deux étaient écarlates.

Jean Cardignac accourut et comme il ouvrait la bouche :

— Vive l’Empereur ! eh ! conscrit !… s’écria l’ancien tambour-maître.

— Empereur, lui !… dit le jeune officier qui comprit aussitôt.

— Oui, Em-pe-reur, répéta le géant en enflant ce mot magique. Empereur comme… comme…

Il cherchait, ne voulant pas comparer son Dieu à tous ces empereurs d’Autriche et de Russie, qu’il regardait comme de la poussière de souverains à côté du Grand Homme, et soudain, dans ses souvenirs clairsemés, le nom qu’il cherchait se précisa…

— Empereur comme… Charlemagne ! rugit-il, en faisant danser, d’un coup de poing sur la table, verres, assiettes et bouteilles.

Ce fut ainsi que Cardignac apprit l’un des plus grands événements de ce siècle qui commençait. Le Tribunat qui représentait alors à peu près ce qu’est chez nous la Chambre des Députés, avait pris, d’accord avec le Sénat, la détermination de rétablir la monarchie héréditaire, dans le but d’assurer la stabilité et d’augmenter la force du gouvernement de la France.

Le premier Consul Bonaparte venait d’être proclamé Empereur des Français sous le nom de

NAPOLÉON ier


et ce fut le 18 mai 1804 qu’eut lieu, au château de Saint-Cloud, l’imposante cérémonie de la proclamation officielle.

Le sous-lieutenant Jean Cardignac y assista, car son bataillon était justement de service. C’est avec une émotion indescriptible qu’il vit, dans un rayonnement de gloire, le nouvel Empereur, maintenant maître absolu des destinées de la France, passer devant lui, entouré de ses maréchaux : Kellermann, Lefebvre, Perignon, Serurier, Jourdan, Berthier qui était en même temps ministre de la Guerre, Masséna, Lannes, Ney, Augereau, Brune, Murat, Bessieres, Moncey, Mortier, Soult, Davoust, Bernadotte.

Napoléon venait ainsi de gravir la plus haute cime que son imagination eut jamais pu rêver.

De suite, il voulut s’occuper de la descente en Angleterre.

Assurant les dispositions utiles pour le bon fonctionnement intérieur de l’Empire, il fixa son départ pour Boulogne en juillet 1804, et la Garde entière l’y devança.

Jean Tapin dut donc, pour tout de bon, faire ses adieux à ceux qu’il aimait.

Avant de partir, Napoléon avait voulu distribuer lui-même à ceux qui avaient bien servi la France, les croix de la Légion d’honneur. Cette sublime institution datait bien de 1802, mais l’organisation en avait été lente, et quelques croix seulement avaient été distribuées.

Cette grandiose cérémonie eut lieu le 14 juillet 1804, aux Invalides, et ce ne furent pas seulement des grands dignitaires, des généraux, des savants que décora Napoléon. Les humbles ne furent pas oubliés, et nos amis Belle-Rose et La Ramée montèrent aussi sur l’estrade pompeuse, pour y recevoir « l’Étoile des braves », avec l’accolade de l’Empereur. Du reste, Jean Tapin allait, lui aussi, être, au camp de Boulogne, l’objet de cette même distinction.

L’Empereur arriva en effet au camp le 26 juillet (vous voyez qu’il ne perdait pas son temps en route !) et dès le lendemain il se mettait à inspecter les divers campements, répartis depuis Étaples jusqu’à Ambleteuse.

C’est à cette époque que la Garde fut définitivement constituée, et que l’Empereur apporta de notables modifications dans l’équipement de son armée. Il supprima notamment l’ancien chapeau républicain à cornes, lequel fut remplacé, pour l’infanterie et divers corps, par le haut shako à pompon ou à plumet.

Les cuirassiers, dont plusieurs régiments portaient encore le chapeau bicorne, reçurent tous une tenue uniforme, avec le casque en acier.

C’est de cette époque également que Napoléon interdit aux troupes la perruque et la queue ancien régime embarrassantes et difficiles à tenir propres. Lui-même avait déjà donné l’exemple en coupant ses longs cheveux noirs ; de là le surnom que lui donnèrent ses grenadiers, en l’appelant « le Petit Tondu ».

Déjà aussi Napoléon avait adopté pour lui-même cette tenue si simple, dans laquelle il est et demeurera légendaire : le petit chapeau et la redingote grise, sous laquelle il portait, de préférence, l’habit vert sombre des chasseurs de sa garde, avec le grand cordon de la Légion d’honneur.

Enfin, content de voir son armée si belle, il voulut distribuer lui-même à ses braves les croix, méritées par leurs services, à la place des armes d’honneur reçues jusqu’alors pour faits de guerre.

Cette splendide fête militaire eut lieu le 16 août 1804, devant le grandiose décor de la mer, et si vous allez quelque jour à Boulogne, on vous y montrera, entouré d’une grille, le tertre où s’élevait ce jour-là le trône impérial.

Tous les élus montaient les degrés de l’estrade devant l’armée entière rassemblée, et, une fois décorés, ils juraient de mourir pour l’Honneur et pour la Patrie française.

Notre ami, qui se trouvait être sur les contrôles le plus jeune des officiers de la garde, fut appelé le premier.

Le 9e régiment de ligne (l’ancienne 9e  demi-brigade) placé non loin de là, poussa des hourras frénétiques : dans Jean Tapin, en effet, le 9e se sentait lui-même honoré.

Ce fut un spectacle inoubliable ! Thiers, le superbe historien du Premier Empire, décrit ainsi la fin de cette journée[4] :

« Ce spectacle magnifique remua tous les cœurs, et une circonstance imprévue vint le rendre profondément sérieux. Une division de la flottille, récemment partie du Havre, entrait à ce moment à Boulogne, par un gros temps, échangeant une vive canonnade avec les Anglais. De temps en temps, Napoléon quittait le trône pour s’armer de sa lunette, et voir de ses yeux comment se comportaient, en présence de l’ennemi, ses soldats de terre et de mer. »

On peut dire, vous le voyez, mes enfants, que ce fut une vraie « fête de guerre ».

Mais Napoléon resta peu de temps au camp de Boulogne, et, quelques jours plus tard, il se dirigea vers la frontière du Rhin pour l’inspecter.

Jean était naturellement resté au camp avec son bataillon, et Lison vint l’y rejoindre.

Elle habitait, dans Boulogne même, un logement loué pour elle par son mari, et de la sorte les deux jeunes mariés purent passer ensemble les instants que le service laissait libres.

C’est là qu’ils apprirent, par des lettres de Jacques Bailly et par le Moniteur, tous les détails du sacre de Napoléon, qui eut lieu le 2 décembre 1804, à Notre-Dame de Paris.

Le pape Pie vii était venu de Borne, tout exprès pour sacrer l’Empereur. Mais après avoir reçu la bénédiction papale, Napoléon avait saisi lui-même la couronne de Charlemagne, sans attendre que le Saint-Père la prit pour le couronner, et se l’était lui-même placée sur la tête ; puis il avait couronné de même Joséphine, Impératrice des Français.

Napoléon ier était maintenant aux yeux de tous l’égal des anciens rois.

L’hiver de 1805 suspendit en partie les opérations de guerre, et Napoléon en profita pour s’occuper de compléter l’organisation de l’Empire.

C’est à cette époque qu’il fit de l’Italie un royaume, vassal de la France, dont le fils de l’impératrice, Eugène de Beauharnais, fut nommé vice-roi.

Puis le printemps revint et avec lui l’espérance, pour les troupes dont l’enthousiasme ne s’abattait point

— Allons ! pensait-on, voici les beaux jours ; le Petit Tondu va nous faire marcher.

Mais les flottes de guerre n’étaient pas encore rassemblées ; il fallait attendre encore !

Et le temps sembla long à tous ces braves, car l’été vint sans que l’Empereur eut pris une détermination définitive.

Seule, Lisette, heureuse de garder son mari, ne se plaignait pas : les deux jeunes gens s’aimaient davantage de jour en jour.

Enfin, le 3 août 1805, Napoléon revint à Boulogne, et, pour tous, il apparut clairement que le moment décisif approchait, car la maison militaire de l’Empereur l’accompagnait, ainsi que ses voitures de campagne.

Du reste Napoléon ne s’en cachait point ; car, le 10 août, Jean qui commandait le piquet d’honneur auprès de son héros, l’entendit qui disait au général Junot :

— Ça marche !… Ils ont beau s’entendre en Europe pour former une troisième coalition, cela ne me gêne pas. Je vais frapper l’Angleterre à la tête et je signerai la paix à Londres. Les autres se tairont. Que l’amiral Villeneuve débloque seulement, conformément à mes ordres, la flotte de l’amiral Gantheaume ! Quand j’aurai mes vaisseaux, tout ira bien.

Et Napoléon sortit avec Junot de la tente du quartier-général

— Tiens ! te voilà, mon ami Tapin ! fit-il en pinçant l’oreille de notre camarade.

— Oui, Sire, pour vous servir !

— Eh bien, passe le commandement du poste à ton adjudant et va de suite commander qu’on m’arme un canot. Je veux aller inspecter la flottille au large… Tu m’accompagneras.

— Bien, Sire !

Trois quarts d’heure plus tard, le canot volait vers la haute mer, poussé en avant par huit paires de bras vigoureux. Napoléon, Junot, un capitaine d’état-major de l’Empereur, Jean et l’enseigne de vaisseau commandant l’embarcation se trouvaient à l’arrière. Le pavillon impérial flottait dans le vent, déployant la soie de ses trois couleurs, brodée d’un N couronné, et semée d’abeilles.

Soudain, comme on avait dépassé la ligne française, une corvette anglaise qui croisait au large aperçut le canot. Reconnut-on de son bord le pavillon de l’Empereur ? le Commodore vit-il dans sa lorgnette la silhouette déjà bien connue de Napoléon ?… Toujours est-il que la corvette vira brusquement, et, prenant le vent, se dirigea, toutes voiles dehors, vers le canot.

L’enseigne avait bondi de son banc.

— La barre à bâbord ! commanda-t-il. Pare à virer… sur Boulogne !

— Mais pourquoi, mon ami ? demanda Napoléon : ils ne nous atteindront pas : nous avons trop d’avance.

— Sire ! répondit l’officier, permettez-moi de ne pas vous obéir. J’ai charge de votre personne, et si la corvette ne peut nous gagner, ses canons de chasse sont forts capables de nous couler. Nous, ce ne serait rien… mais vous êtes là !

L’enseigne avait à peine terminé cette phrase que, du bateau anglais, une bombe arriva en ronflant. Elle n’atteignit pas la chaloupe ; mais c’était une bombe à mèche, et le projectile éclata juste au-dessus et à quelques mètres de la tête de Napoléon.

L’Empereur ne fut pas touché. Deux matelots furent renversés avec des blessures légères et Jean Cardignac, atteint grièvement à l’épaule par l’un des éclats, s’abattit en avant, évanoui et couvert de sang.

Ce fut Napoléon lui-même qui le reçut dans ses bras et le coucha doucement sur le plancher en murmurant :

— Pauvre enfant ! C’est une fatalité que je l’aie emmené avec moi !

La blessure de Tapin était si effrayante que l’Empereur le crut perdu.

Cependant les rameurs n’avaient pas bronché, et forçant de rames, ils avaient gagné de l’avance.

De plus, des coups de canon, partis de nos forts, avaient arrêté la marche de la corvette anglaise.

Aussi l’Empereur put-il aborder sain et sauf.

Il donna de suite des ordres pour que Jean fut transporté chez lui, à Boulogne.

Junot partit en avant pour prévenir Lisette du malheur qui la frappait, et le petit sous-lieutenant fut emporté sur un brancard par ses grenadiers.

Soucieux, les grognards contemplaient tristement leur officier, dont le visage mince et pâle gardait, malgré la petite moustache, l’aspect si jeune, si enfant.

Napoléon, lui aussi, regarda, pensif, disparaître le triste convoi derrière la rangée des tentes, puis se tournant vers un aide de camp :

— Capitaine, allez dire à Larrey[5] qu’il fasse tout au monde pour me conserver ce jeune brave… et si Jean Cardignac revient à lui — même s’il ne devait pas guérir — qu’il sache au moins que si la bombe anglaise lui a enlevé son épaulette droite, c’était sans doute pour que je la lui remplace en la changeant de côté… Je le nomme lieutenant !

  1. Sobriquet donné alors aux Anglais à cause de leurs habits rouges.
  2. Postiche remplaçant la perruque.
  3. L’École spéciale militaire était, à cette époque, et depuis 1802, à Fontainebleau. Ce ne fut qu’on 1808 qu’elle fut transférée à Saint-Cyr, pour laisser à la disposition de l’Empereur le palais de Fontainebleau restauré.
  4. Histoire de l’Empire, tome 1er , page 59. Librairie Furne.
  5. Larrey était le chirurgien en chef de l’Empereur.