Histoire d’une famille de soldats 1/11

Delagrave (p. 237-270).


CHAPITRE XI

prisonnier des anglais


En revenant à lui, Jean crut rêver.

Il était étendu sur le pont d’un navire ; les vergues et les cordages s’entrelaçaient au-dessus de sa tête, sur le fond gris des voiles gonflées ; une caronade de 32 dormait auprès de lui sur son affût, et un balancement dont le rythme lui était bien connu lui apprit que le vaisseau marchait.

Était-il donc sur un navire français, en route pour la France ?

Il fut bientôt détrompé ; les marins qui, devant ses yeux demi-clos, passaient avec leurs favoris roux, leur chapeau de toile cirée blanche, leur veste bleue et leur ceinture de cuir, n’avait rien de français, et bientôt, à quelques paroles qu’il ne comprit pas, mais dont la dure consonance le frappa, il reconnut des marins anglais.

L’un d’eux, en le voyant ouvrir les yeux, poussa une exclamation gutturale, et bientôt un officier, que Jean reconnut plus tard être un chirurgien, lui mit entre les lèvres le goulot d’une petite bouteille.

Le cordial ainsi administré était énergique ; il tira presque aussitôt le petit sergent de sa longue torpeur. Jean voulut se dresser sur son séant, mais il se sentit les jambes immobilisées.

Il les crut d’abord cassées toutes deux.

Pourtant, comme il ne ressentait qu’une affreuse courbature dans tout le corps, et aucune douleur dans les jambes, il fit un nouvel effort, se souleva pour regarder, et comprit tout.

On lui avait attaché aux pieds une bombe de 24, et le brancard sur lequel il était étendu était déjà suspendu à une vergue.

Une sueur froide lui perla sur tout le corps, car il le connaissait bien, ce dispositif funèbre. Quelques soldats étaient morts à bord de l’Orient, pendant la traversée de Toulon à Alexandrie ; il les avait vu enlever ainsi à l’aide d’un palan, puis basculer dès qu’ils étaient au-dessus de la mer, et disparaître entre deux vagues, avec le boulet destiné à les entraîner à fond.

Donc on le croyait mort, et le cérémonial se préparait pour lui ! Il se réveillait à temps et revenait de loin !…

Un marin le débarrassa de son boulet, et un autre, arrivant avec un registre, lui posa des questions auxquelles il ne répondit pas, pour la bonne raison qu’il ne les comprenait point.

Le marin fut remplacé par un autre qui parlait français, mais quel français !

— Aoh ! le votre nom, jeune créature ?

— Jean Cardignac.

— Et lequel quality vô avez ?

Heureusement le marin montrait à Jean son galon d’or :

— Sergent.

— Sergent ! dans lequel corps ?

— Dromadaires, répondit Tapin sans hésiter.

Ce nom suffoqua l’interprète ; assurément, il ne l’avait jamais entendu : il tira de sa poche un petit livre, le feuilleta un instant les sourcils froncés et soudain s’épanouit ; ce fut la bouche fendue jusqu’aux oreilles qu’il s’écria :

— Oh yes, camel, camel, oh ! very curious !…

Et se tournant vers les marins qui s’étaient approchés :

— Oh ! curious  ! répéta-t-il. Ce Buonaparte, lequel n’a plus de cheval pour les soldats de loui, il être obliged remunter son cavallerie sur les camel !…

— Idiot ! pensa Jean tout à fait revenu à lui.

Et vous penserez comme Jean, mes enfants, quand vous saurez que les Anglais, dont le talent principal est de tirer parti des idées d’autrui, ont imité Napoléon dans leur récente expédition d’Égypte. Ils ont constitué un Camel-Corps — c’est le nom qu’ils lui ont donné — calqué sur celui du capitaine Dupuy, et ce corps de dromadaires leur a rendu de grands services, dans leur traversée du désert de Nubie et leur marche sur Khartoum.

Les soins tout à fait remarquables dont Jean Tapin fut entouré en revenant de son long évanouissement, le remirent promptement sur pied.

Il apprit ainsi qu’il avait été trouvé dans le palais même de Djezzar, fort heureusement, par un marin anglais du Tiger (le Tigre), car un Turc lui eût coupé la tête immédiatement. Il était sans connaissance quand on le ramassa au milieu des débris de la tour effondrée ; mais on eut beaucoup de peine à lui faire lâcher le soldat musulman qu’il serrait encore contre lui. Ce dernier était mort, écrasé par un pan de mur dont il avait préservé le petit sergent.

Voyant qu’il respirait encore et surtout remarquant des galons sur ses manches, les Anglais l’avaient fait transporter à bord du Tiger. car ils n’avaient, jusqu’alors, fait d’autres prisonniers que des marins, et ils comptaient sur ce fantassin pour avoir des renseignements précieux sur la force des Français, leur organisation en Égypte et la situation de l’armée de Syrie.

C’est ce que Jean comprit bientôt, aux multiples questions que lui posa le singulier interprète qui lui avait parlé.

Mais il n’eut pas besoin de réfléchir longtemps pour comprendre que son devoir était de ne pas parler. Il était prisonnier, c’est vrai ; mais nul ne pouvait l’obliger à fournir à l’ennemi des renseignements précieux pour lui, dangereux pour les Français ; Jean s’enferma donc dans un mutisme presque absolu. Il n’en sortit que pour faire à son interlocuteur des plaisanteries à froid, comme celle qu’il lui servit certain jour où il était question de Bonaparte.

— Il va marcher sur Constantinople avec cent mille nègres du Soudan, affirma-t-il sérieusement.

Et master Putloch, c’était le nom de l’interprète, inscrivit religieusement cette grave indication sur ses tablettes.

Mais, une autre fois, Jean eut tort d’aller trop loin. Renseignant l’interprète sur Bonaparte, dont les Anglais s’occupaient surtout, ne s’avisa-t-il pas de vouloir lui faire croire que le général en chef de l’armée d’Égypte allait jeter un pont sur la Mer Rouge.

Les connaissances de Jean en géographie étaient, vous le savez, fort limitées ; pour la Mer Rouge en particulier, il en était encore à ses souvenirs d’Histoire sainte et, en se rappelant le passage de cette mer par les Hébreux devant le Pharaon, il la croyait à peine de la largeur d’un grand fleuve.

Or, elle a une largeur moyenne de 150 kilomètres, et en entendant parler d’un pont de cette taille, master Putloch comprit que le jeune sergent se moquait de lui.

Le lendemain même, Jean Tapin eut la preuve que les soins dont il avait été entouré jusque-là, à l’infirmerie du bord, avaient un but intéressé, et que les Anglais, avant tout gens pratiques, ne l’avaient remis sur pied que dans l’espoir d’en tirer des renseignements. Du moment qu’il n’était bon à rien comme indicateur, il allait servir comme travailleur, et, huit jours après son embarquement à bord du Tiger, notre pauvre petit ami, dépouillé de son uniforme, fut obligé d’endosser une affreuse tenue de corvée, vareuse et pantalon en grosse toile grise avec bonnet plat ; puis on l’invita brutalement à laver le pont et à pomper dans la cale.

De ce jour devait dater, pour Jean, une existence des plus dures ; les besognes les plus pénibles, les corvées les plus répugnantes lui étaient réservées, et cela sous la menace incessante des coups de garcette. Cependant il supporta tout cela mille fois mieux qu’il ne l’eut cru, et vous allez en connaître la raison.

La première nuit qui suivit son expulsion de l’infirmerie du bord, il fut envoyé à fond de cale pour y dormir sur un mauvais grabat, et, dans l’obscurité, il heurta un corps étendu. Un grognement s’ensuivit, accompagné d’un juron de saveur bretonne qui fit sursauter notre ami. Il avait donc là un compatriote, et aussitôt, se penchant vers le dormeur, il lui dit à mi-voix ces mots, les seuls qui lui vinssent à l’esprit en pareil cas :

— France, ami ; vous êtes Français, n’est-ce pas ? Cette fois, ce ne fut plus un grognement mais un cri de joie, une indicible exclamation de bonheur qui lui répondit, et avant que l’inconnu, ainsi découvert dans les profondeurs d’un vaisseau anglais, eut le temps d’aligner deux phrases, Jean, lui aussi, l’avait reconnu.

— Haradec !… C’est toi ?

— Jean, mon ami Jean !…

Le quartier-maître étreignit le petit soldat comme s’il eut été son enfant, et Jean qui s’était cru perdu, isolé au milieu d’ennemis, fut inondé d’une félicité inexprimable en sentant un cœur ami à ses côtés.

Tant il est vrai, mes enfants, que le bonheur est chose bien relative, puisqu’on peut le rencontrer au milieu des pires tristesses, et que, en revanche, ceux-là souvent ne le connaissent pas, qui semblent posséder toutes les jouissances de la vie matérielle.

Le premier élan passé, Haradec fit un chut ! caractéristique.

— Parlons bas, dit-il, car c’est surtout ici que les murs ont des oreilles ; et si ces marauds d’English savaient que nous nous connaissons, ils t’enverraient au gaillard d’avant, et m’expédieraient près du gouvernail.

— Depuis quand es-tu ici, mon pauvre Haradec ?

— Depuis la bataille d’Aboukir, parbleu !

— Depuis dix mois, déjà !

— Exactement depuis deux cent quatre-vingt-quatorze jours ; je les compte en faisant une encoche sur ce madrier, là, au-dessus de ma tête… C’est long va, mon petit Jean.

— Pauvre Haradec !… je me doutais bien que tu étais à cette bataille, en n’entendant plus parler de toi ; car tu devais venir sur la flottille du Nil ?

— C’est vrai ; j’étais désigné pour le deuxième échelon de felouques, et on nous avait déjà débarqués à Alexandrie. Mais quand nous avons entendu le canon vers le soir, nous nous sommes dit : « Ça y est : voilà la flotte anglaise ! Il faut revenir à bord, l’amiral n’aura pas trop de tout son monde. » Nous étions cinq ou six de l’Orient : nous sommes arrivés encore à temps pour le branle-bas. Ah ! mon petit Jean, quelle bataille !… Les boulets arrivaient par bordées, les mâts s’abattaient, la coque tremblait, on ne s’entendait plus à deux pas. Voilà que, à neuf heures du soir, je vois une flamme qui sort d’une écoutille, près de la soute aux poudres… Je cours au commandant Casablanca. Il avait vu le danger avant moi, et il était en train d’attacher son enfant, un pauvre bambin de dix ans, après un morceau du mât de hune pour le sauver. Il me dit : « Je vois bien… Continuez le feu… l’amiral est mort, nous allons sauter ensemble. » Et il prit le grand pavillon dans la main droite ! C’était un homme !

— Le petit garçon a été sauvé ? demanda Jean, tout haletant pendant ce récit.

— Non ; le pauvre petit n’a pas surnagé… Moi, j’attendais le coup… C’est un drôle de moment, va, petit Jean, de sentir qu’on va partir pour les étoiles avec un volcan sous les pieds.

— Je connais ça, dit Jean.

Le quartier-maître ne s’arrêta pas à cette réponse, ne sachant pas combien elle était vraie, et continua :

— Tout d’un coup, je vois le contre-amiral Gantheaume, le chef d’état-major, qui crie : « Sautez tous à l’eau ! » Et les camarades sautent de partout ; des hublots, des batteries, on aurait dit des rats… le feu sortait de toutes les ouvertures. Il était temps : je n’avais pas fait cinquante brasses quand l’explosion a eu lieu… Ah ! mon petit Jean, tu ne peux pas te douter de l’effet que ça fait.

— Mais si, mais si, dit Jean.

— J’ai été soulevé hors de l’eau, jeté à quinze pieds en l’air, et heureusement que c’est dans l’eau que je suis retombé… Seulement, il y avait, à deux longueurs d’aviron, un canot anglais ; je n’ai pas eu le temps de me couler entre deux eaux ; ils m’ont amarré. J’étais abruti… et voilà, oui, deux cent quatre-vingt-quatorze jours, mon pauvre petit, que je trime avec ces gueux-là… Et toi ? comment diable as-tu pu tomber entre leurs pattes ? Ça ne marche donc plus avec le petit caporal ? Il n’a pas pu prendre cette ville où nous sommes depuis deux mois ?

Jean mit son ami au courant de tout ce qui s’était passé en Égypte depuis la bataille d’Aboukir, et lui raconta comment lui-même avait sauté en allumant une mine dans la grande tour de Saint-Jean-d’Acre. Son récit plongea Haradec dans un étonnement admiratif.

Toute la nuit les deux amis causèrent à voix basse, et lorsque, tombant de fatigue, ils s’étendirent l’un près de l’autre pour dormir, le jour filtrait à travers les écoutilles et la diane sonnait à bord. Un appel brutal les fit monter sur le pont, et pendant toute la journée ils n’eurent pas un instant de répit.

Quand le soir revint, le premier mot de Jean fut celui-ci : « Il faut essayer de nous sauver : comment, toi, n’as-tu pas déjà essayé ? Mais Haradec secoua la tête :

— J’ai cru la chose possible, moi aussi, dit-il : j’ai essayé deux fois en me jetant à l’eau : c’était à Smyrne et à Naples. Je n’y ai gagné que deux mois de fers, au biscuit et à l’eau, car j’ai été repêché par les autorités anglaises ou turques, en abordant. Il faudrait, pour réussir, aborder dans un port espagnol, un port ami. À la prochaine occasion, si tu veux nous recommencerons : à deux on a plus de chances.

— Hélas ! fit Jean tout songeur, je ne sais pas nager. »

Comme il regretta alors de n’avoir pas appris ! Déjà, au siège de Mayence, il n’avait pu suivre Belle-Rose et La Ramée dans le Rhin, quand ils avaient amarré un ponton autrichien et fait prisonniers les artilleurs ennemis. Ce jour-là il s’était bien promis d’apprendre pourtant…

Ils passèrent en revue tous les moyens, mais la surveillance était excessive : jamais les prisonniers ne quittaient le bord et les jours commencèrent à se suivre, monotones et terriblement durs pour Jean Tapin.

Ils étaient seuls prisonniers à bord du Tiger et toutes les corvées qui rebutaient l’équipage leur revenaient de droit.

Et cette vie atroce allait durer près de trois années…

Ah ! mes enfants, bien souvent Jean Tapin pleura et se désespéra ; ils étaient loin ses rêves de jeune gloire ! Mais ce qui le torturait le plus, c’était la pensée que Catherine et Lison, que Belle-Rose et tous ses amis le croyaient mort. Assurément, après l’explosion de la tour, tout le monde avait dû le supposer perdu, et si jamais la Neuvième rentrait en France, le tambour-maître confirmerait sa mort aux deux pauvres femmes en leur racontant son dernier exploit.

Il ne fallait pas plus songer à leur donner des nouvelles par lettre qu’à s’enfuir. La poste existait bien en France, d’ailleurs très rudimentaire ; mais d’un pays à l’autre, la correspondance ne circulait qu’avec de grandes difficultés et une extrême lenteur. Plusieurs fois Jean demanda du papier et de l’encre à un timonier anglais qui lui avait paru moins brutal que les autres matelots, mais cet homme ne lui avait répondu que par un seul mot :

« Interdicted ! » (c’est défendu).

Pourtant un jour, il put écrire quelques lignes sur un morceau de parchemin qu’il trouva dans le poste du timonier, avec une plume hors de service qu’il ramassa dans les ordures du carré des officiers. Il essaya de faire de l’encre avec du goudron, mais sans résultat. Il se rappela alors que des prisonniers dont il avait lu l’histoire, Latude en particulier, avaient écrit avec leur sang sur des lambeaux de toile. Il n’avait pas même un couteau pour se faire une coupure à la main et y suppléa en s’enfonçant un clou dans le bras. Ce fut avec des difficultés inouies qu’il traça sur le parchemin les quelques phrases suivantes :


« Je suis prisonnier des Anglais, à bord du Tiger, depuis le 20 floréal. Je pense à vous toujours et je reviendrai ; mais si Carnot pouvait me faire échanger, ce serait moins long : je vous aime… »

« Jean Cardignac. »


Il plia le papier et le cacha dans sa ceinture, attendant une seconde occasion pour lui faire une enveloppe, et une troisième pour l’expédier.

Pour tuer le temps, il se mit à l’étude de l’anglais ; ce fut sa seule distraction pendant ces longs mois passés entre le ciel et l’eau : Haradec était familiarisé avec cette langue ; il apprit à son petit ami tout ce qu’il en savait et comme les mots anglais se prononcent autrement qu’ils ne s’écrivent, il arriva que Jean parvint à parler couramment l’anglais et ne sut jamais le lire.

Sa satisfaction fut grande, lorsqu’il commença à comprendre les propos tenus autour de lui par les matelots ; le croyant toujours ignorant de leur langue, ils ne se gênaient pas devant lui.

Ce fut ainsi qu’il apprit la deuxième bataille d’Aboukir, une victoire celle-là, puisque Bonaparte avait jeté à la mer l’armée turque, débarquée en Égypte par la flotte anglaise ; puis, arriva la nouvelle du retour en France du général en chef, au mois d’octobre de cette même année 1799.

Il fut témoin de la colère de sir Sidney Smith en apprenant cette


« Jean, mon petit jean ! » dit-il, se penchant sur l’enfant.

nouvelle. Le commodore anglais, qui avait fait échouer Bonaparte devant Saint-Jean-d’Acre,

avait bien espéré l’enfermer pour longtemps en Égypte, et sa rage fut extrême en apprenant que les croisières anglaises l’avaient laissé passer.

Il eut été bien plus irrité encore s’il eût pu prévoir quel avenir attendait le jeune général, et quel rôle il allait jouer en Europe.

Deux mois après, Haradec apprenait à Jean ce qu’il venait de surprendre de la conversation de deux officiers du Tiger.

Le général Bonaparte avait renversé le Directoire et pris le pouvoir avec le titre de premier consul.

« Ah ! dit Jean tristement,… quel dommage que nous ne puissions rentrer en France, je lui reporterais sa tabatière et il me nommerait sous-lieutenant tout de suite. »

Car il avait pu conserver le précieux souvenir, grâce à la ceinture qu’il avait sur la peau et qui ne lui avait pas été enlevée.

Il vous intéresserait peu, mes enfants, de connaître l’énumération de toutes les villes et de tous les rivages où aborda Jean Tapin pendant sa captivité. Qu’il me suffise de vous dire que, si les voyages forment la jeunesse, comme on le dit, Jean, dont la jeunesse avait déjà été si accidentée pourtant, compléta, à cette dure école d’une longue croisière sur mer, ses connaissances en géographie.

Souvent, il s’absorba sur une grande carte de l’Europe qui se trouvait dans le carré des Cadets, — ainsi appelle-t-on en Angleterre, les aspirants de marine, — lorsque le matin, de bonne heure, il en frottait les panneaux et les hublots, et bientôt, avec l’aide d’Haradec, il connut à fond les principales puissances de l’Europe et surtout la Méditerranée.

Constantinople, où Sidney Smith intriguait contre la France, et Naples, où l’escadre de Nelson stationna longtemps, pour défendre la cour de la reine Caroline[1], furent les deux villes où il séjourna le plus longtemps ; mais jamais les vaisseaux n’abordèrent à quai, et jamais l’occasion de s’évader, à laquelle Jean ne cessait de penser jour et nuit, ne s’offrit.

L’année 1800 se passa, et, en juillet, arrivèrent, à bord du Tiger croisant dans la mer Égée, les nouvelles de la victoire de Marengo, remportée sur les Autrichiens par le premier consul. Mais presque aussitôt, nos deux amis apprirent l’assassinat de Kléber, au Caire, par un fanatique musulman, après sa victoire d’Héliopolis sur les Turcs ; la joie qu’en montra l’équipage anglais leur prouva que l’Angleterre comptait sur l’anéantissement prochain de l’armée française d’Égypte.

Ils ne se trompaient guère, car Kléber était le seul général capable de succéder à Bonaparte, dans ce pays conquis à mille lieues de France, et le général Menou, qui prit après lui le commandement de l’armée, n’avait pas la confiance des soldats au même degré.

Il s’était d’ailleurs rendu ridicule à leurs yeux en embrassant la religion musulmane, en épousant une Mauresque et en suivant toutes les pratiques du Coran ; or, si les vieux soldats de l’armée d’Égypte étaient détachés de toute pratique religieuse, ils ne comprenaient pas qu’on put quitter la religion dans laquelle on était né : ce qui est une preuve, mes enfants, qu’un renégat, — c’est ainsi qu’on appelle ces déserteurs de leurs croyances, — ne sont estimés nulle part.

Il y avait vingt-deux mois que Jean était sur le Tiger lorsque, sans crier gare, on l’embarqua sur le Bellérophon, qui faisait voile pour les Indes. Le nom de ce vaisseau doit vous frapper, car c’est à son bord que Napoléon 1er , vaincu, chercha plus tard un refuge, comptant à tort sur la générosité de l’Angleterre.

Chercher la générosité là où domine l’égoïsme, c’est commettre une grave erreur, et vous savez que le grand Empereur la paya de six ans de captivité.

Par bonheur pour Jean, son ami Haradec fut transféré avec lui sur le Bellérophon, et tous deux eurent la joie de trouver sur ce bâtiment un autre matelot français, fait prisonnier à Alexandrie avant la reddition de cette ville. C’était un Marseillais dont Jean ne connut jamais que le prénom.

Il se nommait Marius, était orné d’un collier de barbe noire qui lui donnait l’aspect d’un Auvergnat, et chantait toute la journée.

Souvent des officiers anglais lui intimèrent l’ordre de se taire.

« Té ! faisait-il en montrant toutes ses dents dans un gros rire ; ça vous gêne, hommes des brouillards !… »

Et quelques instants après il reprenait sa chanson ; aussi était-il souvent aux fers, ce qui n’altérait en rien sa bonne humeur.

Il fut bientôt lié avec nos deux amis et leur fit trouver le temps moins long par ses saillies et ses bavardages. Il faisait l’étonnement d’Haradec qui était un silencieux et le Breton avait dit à Jean :

« Si jamais nous complotons de nous évader, il ne faudra pas lui en faire part d’avance, car il ne pourrait s’empêcher d’en parler tout haut. »

Mais les projets d’évasion reculaient de plus en plus ; car, bien que Jean eût appris à nager à sec, en s’exerçant à faire les mouvements du nageur, le soir, dans le réduit de la cale, sous la direction d’Haradec, et bien qu’il fut prêt à se jeter à l’eau, si besoin était, pour gagner un bâtiment français ou une terre amie, l’occasion ne s’en était pas encore offerte.

Le Bellérophon reçut l’ordre de gagner les Indes ; il traversa le détroit de Gibraltar, toucha aux îles du Cap-Vert et de Sainte-Hélène, doubla le cap de Bonne-Espérance et s’arrêta quelques jours à l’île Maurice. C’était pendant l’été de 1801, et la chaleur était torride au passage de l’Équateur ; mais Jean était endurci : l’Égypte l’avait accoutumé à ces températures tropicales, et sa santé ne se ressentit pas trop des fatigues de ce dur voyage.

Mais, en arrivant en vue des rivages de l’Inde, il retrouva la guerre entre la France et l’Angleterre ; car, à la hauteur de Madras, le Bellérophon rencontra une corvette française, à laquelle il donna aussitôt la chasse.

Haradec et Jean Tapin éprouvèrent une émotion intense lorsque partit le premier coup de canon anglais, à l’adresse du pavillon aux trois couleurs, et ils échangèrent un regard qui en disait long. Si le vaisseau français pouvait avoir le dessus, c’était pour eux la délivrance, et, instinctivement, ils cherchèrent autour d’eux une arme quelconque, pour prendre leur part du combat, quand les deux bâtiments en arriveraient à l’abordage.

Mais ils avaient compté sans la méfiance des Anglais, méfiance bien naturelle il faut en convenir, puisque, sans s’être dit un seul mot, les deux prisonniers étaient décidés à tout tenter pour rejoindre leurs compatriotes et combattre avec eux.

La corvette avait mis toutes voiles dehors, et, tout en répondant aux coups de canons tirés par le vaisseau anglais, auquel elle était manifestement inférieure, elle forçait de vitesse pour s’échapper et se rapprocher de la côte, où le Bellérophon n’eut pu la suivre à cause de son tirant d’eau.

« Si tu me vois sauter à l’eau, petit, dit Haradec à mi-voix, saute derrière moi, je te soutiendrai. »

Mais Jean n’eut pas le temps de répondre ; une main brutale venait de s’abattre sur son épaule, et un marin anglais, une espèce de géant à barbe blonde, qui semblait l’avoir pris en aversion, le poussa vers l’écoutille avec force jurons…

En un clin d’œil, les trois Français furent enfermés dans leur réduit dont le couvercle grillé s’abattit aussitôt sur eux.

Ils se turent, prêtant l’oreille aux bruits d’en haut :

Bientôt le canon tonna par bordées, ébranlant toute la carène ; des bruits de pas leur apprirent que les matelots couraient à leurs postes de combat ; puis la fusillade s’engagea, mêlée de cris, de commandements et de coups de sifflet.

Et ils restèrent là, désespérés de leur impuissance, ne sachant rien, à la merci de l’inconnu, silencieux et frémissants, chaque fois qu’un boulet, s’enfonçant dans la coque du vaisseau anglais, faisait vibrer les parois de leur prison.

Comment vous peindre, mes enfants, les émotions de toute sorte qui les assaillirent pendant ce combat naval, dans ce puits obscur où, d’un moment à l’autre, la mer pouvait s’engouffrer si le Bellérophon coulait.

Vous imaginez-vous mort plus affreuse que celle dont étaient menacés ces trois êtres humains, impuissants à se débattre contre le flot qui pouvait les envahir d’un moment à l’autre ?

Non, n’est-ce pas ?

Eh bien ! mes enfants, sachez que cette mort, cette mort terrible, est acceptée par devoir, et volontairement, par les marins d’aujourd’hui, que leur poste de combat appelle dans les parties basses d’un cuirassé.

Avez-vous déjà réfléchi à l’héroïsme qui doit soutenir l’obscur matelot, enfermé dans les chaufferies, dans les soutes ou près de la machine spéciale qui met en mouvement le gouvernail, pendant qu’on se bat au-dessus de sa tête.

Savez-vous, jeunes amis inconnus qui me lisez, que dans certains compartiments étanches des vaisseaux de guerre modernes, compartiments qui sont séparés les uns des autres, pendant la bataille, par des portes en fer fermant hermétiquement, il y a des hommes chargés de la surveillance d’un organe de marche ou de combat.

Savez-vous que ces hommes peuvent ne pas se douter que le navire sombre, qu’ils peuvent se trouver au fond de la mer toujours en vie dans leur prison close, et devinez-vous quelle mort les attend ?

Quel autre mobile que le patriotisme, je vous le demande, pourrait provoquer de pareils sacrifices et d’aussi redoutables soumissions ?

Le combat naval dura deux heures ; puis le bruit du canon s’éteignit ; la corvette française La Sémillante, armée seulement de huit canons, avait été coulée par le Bellérophon qui en portait plus de cinquante.

Quand Jean Tapin put remonter sur le pont où apparaissaient partout des traces du combat, vergues coupées, mâts brisés, canons démontés, son cœur se serra en voyant émerger au-dessus de l’eau deux mâts portant la flamme tricolore ; des canots anglais recueillaient les nageurs épars autour de l’épave, et des blessés encombraient le gaillard d’avant.

Au moins nos deux amis avaient-ils espéré que ce terrible malheur leur amènerait quelques compagnons d’infortune ; il n’en fut rien : les prisonniers faits sur la Sémillante, au nombre de soixante-cinq, furent enfermés dans la batterie basse, et toute communication avec eux fut interdite par des factionnaires armés de piques.

Quant aux blessés, ils furent descendus dans l’entrepont, et bientôt invités à travailler aux réparations les plus urgentes, Haradec, Jean Tapin et Marius durent renoncer à entendre parler par d’autres la douce langue de leur patrie.

Le lendemain, le Bellérophon mouillait à Yanaon, port français dont l’escadre anglaise des Indes s’était emparée dès le début des hostilités, y débarquait ses prisonniers, et revenait sur Bombay pour y réparer ses avaries.

C’était là que Jean Tapin devait éprouver une des impressions les plus saisissantes de sa vie.

Les idées d’évasion l’avaient repris comme il arrivait d’ailleurs chaque fois que la terre était proche : deux fois déjà, il avait été débarqué pour aller, avec des corvées, chercher du matériel de guerre, et il se flattait de l’espoir qu’un jour il pourrait déjouer la surveillance des marins anglais et s’enfuir dans la ville. Ce qu’il deviendrait ensuite, il ne voulait pas y penser ; au besoin, il gagnerait l’intérieur ou un autre point de la côte et y attendrait une occasion de regagner la France.

Or, le deuxième jour, il débarqua de nouveau avec Haradec, pour transporter des vivres ; mais, au lieu d’aller les chercher à l’arsenal, il fut conduit dans un entrepôt particulier, situé à l’entrée de la ville. Il allait repartir, chargé d’un baril de lard salé sous lequel il pliait littéralement, lorsque la chaleur, le manque d’air et surtout la fatigue déterminèrent chez lui un commencement de syncope. Il lâcha son fardeau et s’abattit, les deux bras en avant, aux pieds du comptable civil, qui venait de faire au commissaire anglais la livraison des denrées d’embarquement.

Ce comptable était un homme de quarante ans environ, à la figure régulière, aux yeux sombres, enfermés sous d’épais sourcils ; mais la particularité qui frappait le plus dans sa physionomie, c’est que, avec une figure encore jeune, il avait la barbe et les cheveux tout blancs. En voyant tomber l’enfant, il se précipita vers lui. Mais déjà Haradec avait jeté à terre son fardeau et avait pris dans ses bras le corps de son ami.

« Jean, mon petit Jean », fit-il en se penchant sur l’enfant.

En entendant ces quelques mots prononcés en français, l’homme aux cheveux blancs tressaillit.

« Vous êtes des prisonniers Français ? demanda-t-il aussitôt dans la même langue.

— Oui, fit Haradec, et si vous êtes Français vous-même, Monsieur, je vous en conjure, aidez-moi à le faire revenir à lui. »

Mais le Breton ne put en dire plus : deux matelots anglais l’avaient saisi avec leur brutalité habituelle et obligé à se relever, pendant que deux autres lui replaçaient sur les épaules le fardeau dont il s’était débarrassé.

Haradec allait se livrer à des actes de violence, se débattre, s’exposer à un mois de fers ; mais son regard croisa celui du compatriote si providentiellement rencontré.

— « Soyez tranquille… je m’en charge, fit ce dernier.

Et appelant une espèce d’hercule hindou qui semblait le gardien de l’entrepôt.

— « Miloud, fit-il, porte-le dans ma chambre et dépose-le sur mon lit. »

Puis il se dirigea vers le commissaire anglais et lui parla à voix basse :

« Vous m’en répondez, dit le commissaire britannique ; il faut qu’il soit à bord avant la nuit.

— J’en réponds, il y sera.

— Sur votre parole ?

— Sur ma parole. »

Les Anglais se retireront et, un instant après, Jean, sortant de son évanouissement sous les frictions énergiques qui lui étaient administrées, murmura comme sortant d’un rêve :

« Maman Catherine, Lison… Oh ! Lison !… »

Ces deux noms produisirent sur l’inconnu l’effet d’une décharge électrique ; il devint d’une pâleur mortelle, et serrant nerveusement la main du petit soldat.

« Qui êtes-vous ? qui êtes-vous ? répéta-t-il plusieurs fois d’une voix tremblante.

— Je suis Jean Cardignac, répondit l’enfant quand il fut revenu tout à fait à lui.

— Jean Cardignac ! murmura l’inconnu, comme s’il cherchait dans le lointain de ses souvenirs.

Mais ce nom ne lui rappelait rien, et à voix basse il reprit :

— Vous avez tout à l’heure prononcé deux noms… Catherine !… Lison !… Quels sont-ils ? oh ! je vous en prie, parlez ? Si vous saviez quelle émotion vous soulevez au plus profond de moi-même !

— Catherine et Lison, dit Jean Tapin ; mais ce sont les deux êtres que j’aime le plus au monde. Catherine est ma maman, et Lison, ma petite sœur…

— Votre sœur… quel âge a-t-elle ?

— Elle aura dix-huit ans aux vendanges.

— C’est bien cela, murmura l’inconnu. Et vous, quel âge avez-vous donc ?

— Moi, j’ai eu vingt ans en Nivôse.

— Vingt ans ? »

L’homme aux cheveux blancs se tut après cette exclamation qui décelait une mystérieuse angoisse ; un pli barrait son front, et sa poitrine se soulevait avec force.

— Vingt ans, reprit-il avec un silence et comme se parlant à lui-même… alors il est plus âgé que sa sœur ; donc ce n’est pas elle… Quel singulier hasard que le rapprochement de ces deux noms, pourtant !… »

Mais Jean Tapin avait recouvré sa tête et s’était soulevé sur son séant. Cette rencontre inattendue d’un Français lui avait rappelé le projet enraciné dans son esprit depuis de longs mois : son projet de fuite.

Et rompant la conversation, il en parla aussitôt à l’inconnu. Celui-ci l’arrêta dès les premiers mots :

« C’est impossible, fit-il ; j’ai donné ma parole et je dois vous ramener à bord avant ce soir. »

Jean n’insista pas ; il connaissait la valeur d’une parole donnée : mais tout à coup, il songea à sa lettre restée inachevée et la tirant de sa ceinture :

« Au moins, dit-il, vous ne me refuserez pas de faire parvenir cette lettre en France. Veuillez seulement me faire donner une enveloppe, une plume et de l’encre. »

Et ne trouvant rien à ajouter aux quelques mots qu’il avait écrits avec son sang à bord du Tiger, sur un vieux morceau de parchemin, il traça d’une grande écriture ces mots sur l’enveloppe.

« Au tambour-maître Belle-Rose, de la 9e brigade, ou, en son absence, à la citoyenne Catherine, chez M. Sansonneau, rue de la Huchette, Paris. »

Puis il tendit le pli à l’inconnu.

Mais à peine celui-ci eût-il jeté les yeux sur la suscription qu’un cri lui échappa, et donnant les signes d’une émotion extraordinaire :

« Cette fois, s’écria-t-il tout frémissant, il n’y a plus de doute ! Vous connaissez le tambour-maître Belle-Rose, du régiment des gardes-françaises :

— Vous voulez dire de la 9e demi-brigade, car il n’y a plus de gardes françaises.

— Je crois bien, que je le connais, le tambour-maître Marcellus !

— Marcellus !

— Oui, Belle-Rose, dit Marcellus ; vous ne lui connaissez peut-être pas ce surnom, car il ne le porte que depuis la prise de la Bastille… et vous semblez avoir quitté la France avant cette époque.

— Je l’ai quittée il y a quatorze ans…

— Oh ! alors, vous trouverez bien des changements si vous y retournez… mais j’y songe, si vous connaissez Belle-Rose, citoyen, vous connaissez Catherine et Lison. C’est donc ça que vous me demandiez, tout à l’heure » pourquoi j’avais prononcé ces deux noms ?

— Si je les connais !… fit l’inconnu d’une voix étranglée…

Et serrant les deux mains de Jean à les briser.

— Catherine est votre mère, m’avez-vous dit tout à l’heure ?

— Ma mère adoptive, oui ; car j’ai perdu ma vraie maman tout petit.

— Oh ! alors, je comprends… Et Louise aussi est votre sœur adoptive ?

— Oui, et je vois que vous la connaissez bien, puisque vous lui donnez son vrai nom de Louise.

— Son vrai nom ! mais… mais c’est moi qui le lui ai choisi, il y a dix-huit ans.

— Vous seriez son parrain ?

— Je suis son père, dit l’inconnu d’une voix grave ; et deux grosses larmes jaillirent de ses yeux.

— Son père ! vous ! répéta Jean très ému : car jamais on n’avait parlé devant lui de Jacques Bailly, de ses écarts de conduite et de son départ pour les Indes. Il croyait Catherine veuve depuis longtemps, et ce fut avec un doute involontaire dans la voix qu’il répéta :

— Vous, le père de Lison !

— Oui, mon enfant, et presque le vôtre puisque Catherine, ma chère Catherine vous a adopté… Oh ! je vous en prie, dites-moi ce que sont devenues les deux chères créatures ; que font-elles ?… où sont-elles ?…

Il avait pris dans ses deux mains la tête du petit sergent et mis un long baiser sur son front.

— Parlez ! fit-il haletant ; parlez-moi d’elles ! »

Alors Jean raconta tout ce qu’était sa vie depuis qu’il était entré par affection dans la famille de Belle-Rose, et quand il eut terminé, Jacques Bailly, car c’était bien lui, narra la sienne sans en oublier un seul fait, même les plus défavorables. Il avait racheté bien durement ses erreurs de jeunesse, car pendant huit ans, à Pondichéry, sans argent, sans appui, il avait connu toutes les misères et toutes les souffrances ; puis un jour, il avait rencontré à Bombay un Écossais, Thomas Barclay, propriétaire à Yanaon d’une importante maison de denrées alimentaires. Entré à son service, il avait gagné sa confiance et avait été choisi par lui comme intendant. Depuis deux ans sa situation était devenue très prospère ; mais tout son bonheur était empoisonné par le souvenir du passé, et il n’avait jamais cessé d’espérer revoir la France et celles qu’il aimait toujours.

« Seulement, conclut-il, comment me recevraient-elles, si je les revoyais ?

— Oh ! à bras ouverts, s’écria Jean avec une chaleur communicative… Oh ! oui, j’en suis sur ! Et Lison donc ! Oh ! que ma petite Lison sera heureuse de retrouver son père !… Maintenant je ne regrette plus ma captivité, puisqu’elle m’a amené ici… Oh ! que Lison va être heureuse, répéta-t-il, les yeux brillants d’émotion, car vous allez vite la retrouver, n’est-ce pas ? »

Jacques Bailly maintenant ne pleurait plus ; les yeux fixes, il réfléchissait, car le temps avait marché ; le soir tombait et l’heure de reconduire Jean à bord du Bellérophon approchait.

Quand il releva la tête, sa résolution était prise.

« Écoute, mon enfant, dit-il, je ne vais plus avoir qu’un but : retourner en France, retrouver les miens, puis te délivrer. Je veux consacrer à Catherine et à Lison le reste de ma vie, et leur faire oublier les pleurs qu’elles ont versés à cause de moi. Grâce à Dieu, je possède aujourd’hui une petite fortune : je vais réaliser et quitter Yanaon. Dans six mois je serai à Paris, et préoccuperai de te faire échanger contre un prisonnier anglais. »

— Oh ! oui, s’écria Jean ; allez trouver le Premier Consul ; il se souviendra bien du petit sergent qui a allumé la mine de Saint-Jean-d’Acre et il me fera revenir : il est le maître là-bas. Et puis il faudra en même temps obtenir la liberté de mon ami Haradec.

— Sois tranquille ; je tenterai l’impossible pour vous tirer tous deux de cette dure captivité. Que ne puis-je te faire évader ! Mais c’est impossible ; je ne ferais que me perdre avec toi.

— Et moi je ne le voudrais pas, se hâta de dire Jean, car la pensée que vous allez les revoir, leur parler de moi, les consoler, cette pensée-là me soutiendra et j’attendrai aussi longtemps qu’il faudra… Mais j’ai une grâce à vous demander ?

— Laquelle ? je te réponds oui à l’avance.

— Vous êtes le père de Lison et vous allez la retrouver ; voulez-vous lui dire !…

Et Jean s’arrêta ne pouvant continuer…

Jacques Bailly sourit, et voyant la rougeur qui couvrait les joues du petit sergent.

— Je ne sais si je te comprends bien, mon enfant, dit-il ; mais Lison est bien jeune… et toi aussi…

La rougeur de Jean redoubla.

— Dites-lui seulement de m’attendre, fit-il à voix basse.

— Je le lui dirai, répondit Jacques Bailly ; je ne te connais que depuis


L’aspect des prisonniers entassés dans la batterie épouvanta Jean.

quelques heures, mon enfant, mais je suis sûr de ne pas me tromper. Si

Louise t’aime, elle ne trouvera jamais un bras plus vaillant que le tien pour la soutenir dans la vie.

— Oh ! merci ! fit Jean, les yeux brillants de bonheur.

Quand il réintégra sa prison, une joie immense inondait son cœur ; et la cale sombre et noire lui parut toute remplie de clarté ; il avait emporté tout ce qu’il fallait pour écrire, avait changé son linge usé contre du linge neuf, et caché sous sa veste deux livres trouvés chez celui qu’il considérait maintenant comme son père adoptif ; l’un était Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, l’autre le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce de Barthélemy.

Enfin, il était muni de quelques objets de première nécessité dont la privation lui avait été très sensible depuis de longs mois, entr’autres un couteau et une lime. On ne l’avait pas fouillé et le « master » avait même eu, en le voyant entrer, un mot presque aimable à son adresse.

Rien ne peut peindre la joie d’Haradec en retrouvant son petit ami, et quand, la nuit venue, ils se retrouvèrent seuls dans leur étroit réduit, vous pouvez aisément vous imaginer ce que fut leur conversation et quels espoirs germèrent dans leur âmes.

— Six mois, répéta Jean, dans six mois nous serons libres ! Hélas ! leur détention allait devenir autrement dure que pendant les vingt-huit mois qui les avaient précédés. Les faits que nous venons de raconter se passaient en septembre 1801 ; le Bellérophon reprit le chemin d’Europe et doubla de nouveau le Cap de Bonne-Espérance.

À Lisbonne, les deux prisonniers apprirent que, à la suite de la capitulation d’Alexandrie, toute l’armée d’Égypte avait été rapatriée en France sur des vaisseaux anglais ; donc belle-Rose était rentré à Paris et devait avoir reçu la lettre de Jean.

Le 20 janvier 1802, après avoir croisé pendant quelques semaines sur la côte d’Espagne, le Bellérophon entra dans la rade de Portsmouth, et le jour même, Haradec, Marius et Jean Tapin furent transportés sur le ponton le Protêe.

Un ponton, mes enfants, est un vieux vaisseau démâté, à deux ou trois ponts, transformé en prison flottante. Ne pouvant plus naviguer, il est retenu non loin du rivage par des amarres, et présente l’immobilité d’un édifice de pierre.

Six cents prisonniers français étaient entassés dans les batteries de ce ponton et leur aspect épouvanta Jean ; car c’était, suivant le témoignage d’un témoin oculaire « comme une génération de morts sortant de leurs tombes » les yeux caves, le teint terreux, le dos voûté, la barbe inculte, à peine recouverts de haillons jaunes en lambeaux, et le corps d’une maigreur effrayante.

À peine arrivés, les nouveaux prisonniers durent revêtir une livrée qui, les signalant de loin à tous les regards, devait rendre les évasions difficiles, pour ne pas dire impossibles ; c’était une chemise, un pantalon et un gilet couleur jaune-orange : ces deux dernières pièces étaient timbrées en noir d’un T et d’un O d’une dimension colossale ; ces lettres représentaient les initiales de Transports-Offices, nom d’un des principaux services de l’Amirauté anglaise.

Que vous dirai-je, mes enfants, sur cette terrible période de la vie de notre petit ami ? Rien ne pourra jamais vous donner une idée de la cruauté des Anglais à bord de ces pontons, et pourtant il est admis, par tous les peuples civilisés, qu’un prisonnier de guerre est sacré et doit être traité avec humanité.

Parqués dans le faux-pont, respirant un air méphitique, brutalisés à tout propos, affreusement nourris, il ne se passait pas de jour qu’un de ces malheureux ne succombât, soit d’asphyxie, soit d’inanition.

Aussi les tentatives d’évasions étaient nombreuses ; mais elles réussissaient rarement, car huit pontons, semblables au Protée, s’alignaient les uns près des autres, se surveillant mutuellement, et la rade était constamment sillonnée par des barques anglaises.

Le Marseillais fut le premier qui se lassa de cette vie atroce ; au moins, sur le Bellérophon, on avait à manger ; sur le Protée sa bonne humeur céda devant la faim, et sa chanson s’éteignit.

Puis un beau soir, sans crier gare, sans se confier à personne, lui si bavard et si expansif pourtant, il sauta à l’eau et disparut dans la nuit noire. Des coups de feu furent tirés par les sentinelles, des chaloupes partirent à sa recherche mais ne le ramenèrent point.

Les prisonniers eurent l’espoir qu’il avait pu gagner la terre et s’enfuir dans la campagne.

Trois jours après, un capitaine nommé Thonin, car les officiers étaient confondus avec les soldats, parvint à s’échapper à son tour, en s’enfermant dans une barrique vide que ses camarades descendirent à bord du chaland qui amenait l’eau potable au ponton.

Mais pour quelques rares élus qui, grâce à la complicité des contrebandiers et surtout à l’or qu’ils avaient pu garder, arrivèrent à traverser la Manche et à revoir leur patrie, combien furent repris, fusillés ou périrent de fatigue et de froid.

Car le froid était venu ; la neige tombait à lourds flocons, et les malheureux déguenillés n’arrivaient à se protéger des rigueurs de l’hiver qu’en se serrant les uns contre les autres. Ils étaient sur le tillac de la batterie, étendus sur le même côté, et, — détail rigoureusement historique, — quand celui qui se trouvait en tête d’un rang était, la nuit, fatigué de sa position, il criait pare à virer, et tout le monde devait se retourner à son commandement.

Joignez à cela les froides cruautés des soldats anglais qui menaçaient de faire feu à tout propos, l’insolence hautaine des officiers qui ne traitaient les Français que du nom de rascal, mot intraduisible dans notre langue, mais qui exprime tout ce que peut inspirer le mépris le plus profond : joignez-y enfin l’absence complète de nouvelles de France, et vous ne serez pas étonnés, mes enfants, que, un beau matin, Haradec et Jean s’abordassent avec la même pensée :

— Sauvons-nous !

C’était le 1er  décembre 1802 : il y avait près de sept mois que Jean avait quitté Bombay et il commençait à ne plus compter sur l’intervention de Jacques Bailly. Il n’avait même plus la ressource de lire pour tuer le temps et tromper l’attente, car il avait lu plusieurs fois déjà les deux livres qu’il avait apportés de Yanaon et eût pu réciter par cœur des pages entières de Paul et Virginie.

Par bonheur, il avait de l’argent, et sans le montrer, ce qui eût été dangereux au milieu des affamés qui l’entouraient, il avait pu acheter aux juifs qui avaient l’autorisation de vendre des denrées aux prisonniers, de quoi parer aux révoltes de son estomac. Je n’ai pas besoin d’ajouter, n’est-ce pas, qu’il en avait fait bénéficier son ami.

Ce jour-là, ses yeux brillaient étrangement.

— Tu sais, Haradec, j’aurai demain soir un ciseau tranchant, une scie et un tiers-point.

— Qui te procurera ces outils ?

— Abraham Curtil, ce juif qui nous vend des harengs et de la chandelle.

— Tu as confiance en lui ?

— Non, mais je lui ai promis quatre louis d’or s’il se taisait.

— Il prendra tes quatre louis d’or et ira te vendre, dit Haradec. Ne sais-tu pas que les Anglais donnent une livre (vingt-cinq francs) par prisonnier rattrapé ; pour les toucher, Abraham n’hésitera pas… Tu sais bien que ces gens-là sont de la tribu de Judas.

— Je le sais bien ; mais comme il en aura plus du triple s’il se tait, il se taira. De plus, il ne touchera les quatre louis qu’après notre fuite.

— Et qui les lui remettra ?…

— Berthaud, cet enseigne de vaisseau avec qui tu me vois souvent sur le gaillard.

— Oui. celui-là est un brave homme : mais je n’ai pas confiance dans ton Abraham.

— Je n’avais pas le choix. Maintenant, écoute ; nous allons percer un trou à peu près au niveau de l’eau, près du sabord contre lequel tu couches : ce trou débouchera près du canot que le master ramène chaque soir à neuf heures, et qu’on ne remonte pas, le plus souvent. Je ne sais pas encore comment il est amarré ; mais si c’est par une chaîne, le tiers-point en viendra à bout.

— Fort bien, et après ?

— Après, nous partirons pour un point quelconque de la côte française : Cherbourg, par exemple.

— Par quels moyens ?

— À la rame ; il y en a une paire au fond de la barque : je l’ai vue.

— Sais-tu quelle distance il y a d’ici à Cherbourg ?

— Non !

— Eh bien, il doit y avoir au moins soixante-quinze mille marins[2] ; il nous faudra donc, au bas mot, en ramant pendant dix heures par jour, près de trois jours pour faire la traversée ; encore ne faudrait-il pas avoir le vent debout.

— Ça t’effraye, Haradec ? toi, un matelot !

— Non certes ; mais il faut compter aussi avec l’obscurité.

— Elle nous protégera.

— Avec le manque de boussole !

— Nous aurons le soleil le jour et les étoiles la nuit ; la direction étant droit au sud, nous ne pouvons manquer d’arriver.

— Avec les croiseurs anglais !

— Pour cela, à la grâce de Dieu !

— Tu as raison, Jean. À la grâce de Dieu, et au travail !

Ils mirent onze jours à faire, dans la paroi du bâtiment, épaisse de deux pieds, un trou de soixante centimètres de diamètre, suffisant pour laisser passer le corps d’un homme. Ne travaillant que la nuit et à tour de rôle, ils cachaient avec soin, chaque matin, les débris de bois qui les eussent trahis, et plaçaient contre la paroi excavée un morceau de toile goudronnée qui dissimulait l’ouverture.

Quand il n’y eut plus qu’un centimètre d’épaisseur de bois à enlever pour arriver à l’extérieur, ils s’arrêtèrent, attendant l’occasion, c’est-à-dire une nuit sans lune, et l’amarrage du canot à portée de leur trou.

Ils furent servis à souhait trois nuits après : le Master rentra, et, par le hublot grillagé qui donnait dans la batterie, Jean aperçut les marins anglais amarrant le canot à la galerie qui faisait le tour du bâtiment.

De plus, non seulement le temps était très sombre, mais la neige tombait en abondance et les sentinelles, calfeutrées dans leurs abris, avaient cessé leur promenade nocturne.

Les deux amis avaient, aussitôt la rentrée du canot, abattu la mince paroi qui les séparait de l’extérieur. Ce premier travail était à peine terminé qu’une ronde passa sur la galerie à jour qui dominait leur trou de cinquante centimètres à peine, et la lumière du falot glissa jusqu’à la batterie.

Jean et Haradec attendaient, blottis dans leurs couchettes ; ils s’étaient enduits tout le corps d’huile et de graisse pour que la sensation du froid leur fut moins cruelle, dans le cas où ils seraient obligés de se mettre à l’eau, et ils s’étaient confectionnés deux sacs où ils avaient entassé des vivres pour quatre jours.

Leurs cœurs battaient avec violence, mais la ronde du « cadet » passa, le cri monotone de all is well (tout va bien), poussé par chaque sentinelle au passage de l’officier s’éloigna, et Jean se disposa à s’engager le premier dans l’ouverture.

Mais Haradec le retint par le bras.

— Laisse-moi passer, fit-il.

— Non, dit Jean ; je suis le plus mince, je passerai plus aisément et ferai moins de bruit.

— Tu as raison, mais embrassons-nous ; qui sait ce qui va arriver.

Les deux amis s’étreignirent longuement.

— Ce n’est pas tout, dit Haradec ; fais avec moi la prière à sainte Anne d’Auray.

— Je veux bien, dit Jean.

— Vois-tu, petit, sainte Anne est la patronne des Bretons ; mais je la connais : elle voudra bien faire quelque chose tout de même pour un Parisien comme toi.

Tous deux s’agenouillèrent, et, à voix basse, Jean répéta mot par mot la naïve et fervente prière de son compagnon. Dans ce moment terrible, il sentit que ce recours à une assistance divine décuplait sa confiance et ses forces, et, faisant le signe de croix, il se glissa dans l’ouverture.

Par bonheur, le canot sauveur était à portée de sa main, et il n’eut pas besoin de se mouiller pour l’atteindre : il saisit le bordage, l’attira à lui, et, par un vigoureux effort des poignets, réussit à s’y hisser sans bruit.

Une minute après, Haradec l’avait rejoint.

Son premier soin fut de constater la grosseur de la chaîne qui retenait le canot. Les maillons en étaient d’épaisseur moyenne et leur limage demanda une heure de travail, pendant laquelle une nouvelle ronde passa. Heureusement signalée de loin par son falot, elle permit aux deux évadés de se coucher à plat ventre sous les bancs et de rester inaperçus.

Jean ne s’était pas trompé : une paire de rames était au fond de la barque, Haradec les ajusta sans bruit, les plongea dans l’eau et avec une douceur infinie se mit à ramer.

Semblable à la barque fantôme des légendes Scandinaves, le canot quitta le bord. Allait-il échapper à la vue des sept sentinelles réparties sur le ponton ?

— Couche-toi au fond, dit Haradec d’une voix semblable à un souffle.

— Pourquoi ?

— S’ils tirent… ce n’est pas la peine d’être exposés tous deux.


Une frégate, battant pavillon anglais, arrivait sur eux, venant du sud…

— Je reste, fit Jean ; il le faut pour t’indiquer la route… Gare au ponton d’à côté !

Il était temps en effet ; sans cet avertissement, le canot allait donner du nez contre La Vengeance, amarrée parallèlement au Protée.

D’un coup de rames, Haradec le redressa et le canot, filant silencieusement entre les deux bâtiments, fut bientôt au milieu du port.

Là, il s’agissait de s’orienter. Par bonheur, les lumières de la ville de Portsmouth donnaient à cet égard une indication certaine. De plus, un feu rouge, situé à quelque distance, semblait marquer la ligne à suivre pour sortir du port.

Haradec ne se trompait pas en faisant cette supposition ; car, en arrivant à ce feu, ils en aperçurent un autre, puis un troisième, et, après trois heures d’anxiété, pendant lesquelles ils ramèrent avec rage à tour de rôle, ils sentirent, au mouvement des vagues, qu’ils étaient hors de la rade et atteignaient la haute mer.

Le plus fort était fait. Abandonnant un instant les rames, ils absorbèrent quelques gouttes de rhum et chacun un hareng salé pour restaurer leurs forces.

Fatale imprudence, car lorsqu’ils voulurent reprendre les rames, au milieu de la nuit profonde, ils se regardèrent avec angoisse ; la barque immobile avait tourné sur elle-même, et rien ne leur indiquait plus la direction à suivre.

Aucune étoile n’était visible au ciel ; les feux du port avaient disparu, et ils risquaient, en ramant, de revenir sur leurs pas.

Mieux valait attendre le jour qui leur montrerait la côte, et très anxieux, les yeux dans le noir, sous la rafale de neige qui redoublait de violence, ils s’accroupirent serrés l’un contre l’autre pour résister au froid.

Soudain, un coup de canon lointain, suivi de deux autres à très court intervalle, les fit sursauter. Ils le connaissaient bien ce signal : c’était celui qui répandait au loin la nouvelle d’une évasion, et les bâtiments à l’ancre dans le port étaient tenus, en l’entendant, de mettre une chaloupe à l’eau et d’explorer la rade et le rivage.

À tout prix donc, il fallait être hors de vue quand se lèverait le jour.

Par bonheur, ce canon qui semblait devoir leur être fatal, venait de leur montrer de quel côté était la côte anglaise, et, reprenant les rames, ils firent voler sur les vagues leur frêle esquif. Puis, le vent du Nord s’étant levé, Haradec se dépouilla de sa chemise, malgré l’âpreté du froid, la fendit et en fit une voile fixée aux rames, qu’il maintint verticalement contre l’un des bancs.

La vitesse de marche en fut sérieusement accrue, et quand le jour se leva, ils devaient avoir fait, à l’estimation du Breton, plus de quarante kilomètres.

Le cœur de Jean se gonflait de joie. C’était le quart du chemin.

Un épais brouillard avait succédé à la neige, et la mer était redevenue relativement calme. Vers sept heures, le vent tomba et Haradec se remit à ramer.

Quand le brouillard se leva subitement, une heure après, tous deux, tournés vers le nord, y cherchèrent des yeux les falaises de la côte britannique.

Bien n’apparaissait à l’horizon de ce côté, mais en se retournant, Jean poussa un cri, cri de stupeur et d’angoisse et se laissa tomber sur un banc. À quelques encablures, une frégate sur la nationalité de laquelle il n’était pas possible de se méprendre, arrivait sur eux toutes voiles dehors.

Elle battait pavillon anglais et venait du sud. Déjà, du haut du gaillard d’avant, un porte-voix à la main, un marin les hélait et une embarcation, se détachant du bord, se dirigeait vers eux.

Toute résistance était impossible ; et quand la chaloupe les aborda, ils se turent, anéantis, et simplement résolus à ne répondre à aucune question.

Mais leurs vêtements jaune-orange, marqués T O, parlaient suffisamment pour eux, et quand le commandant de la frégate, devant qui ils furent conduits leur dit :

« Vous êtes évadés des pontons ? »

Une grosse larme jaillit des yeux de Jean Tapin. Il était transi de froid, à bout de force et d’énergie. L’espoir de revoir la France l’avait seul soutenu depuis plusieurs jours.

Cette douleur muette, la jeunesse du petit sergent touchèrent visiblement l’officier anglais ; sa voix s’adoucit et un sourire éclaira sa figure couleur de brique.

« Smith ! fit-il, s’adressant au premier-maître qui lui avait amené les deux Français, vous allez leur faire donner de bons vêtements de laine et prendre du thé très chaud. Quand ils seront bien restaurés vous leur demanderez s’ils veulent que je les débarque à quai. »

Haradec leva la tête, le sourcil froncé, croyant à une mystification cruelle. Mais déjà le commandant s’était retourné vers eux.

« Il y a un Dieu pour vous, dit-il ; bénissez-le comme il convient. La paix a été signée à Amiens avec la France il y a trois jours, et vous êtes libres ! »

Vous dépeindre la stupeur joyeuse de nos deux amis serait chose impossible : en cette seule minute, ils oublièrent trois ans des plus dures souffrances, et, remués jusqu’au fond de l’âme, bégayant des paroles inintelligibles, ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, en pleurant comme des enfants.

« Eh ! bien, fit le Breton à Jean Tapin, quand il eut recouvré la parole, y croiras-tu maintenant à notre bonne Dame d’Auray ?

  1. Il y a eu deux reines de Naples du nom de Caroline : L’une, fille de Marie-Thérèse d’Autriche, femme de Ferdinand IV, roi de Naples ; l’autre, Caroline Bonaparte, femme de Murat, fait roi de Naples par Napoléon. C’est de la première, cela va sans dire, qu’il est question ici.
  2. Environ 140 kilomètres, le mille marin valant 1,852 mètres.