Histoire d’une famille de soldats 1/10

Delagrave (p. 201-236).


CHAPITRE X

une campagne qui finit mal


Jean Cardignac eut à peine le temps d’échanger avec le Parisien un regard d’étonnement : un grand diable de nègre, vêtu d’une courte tunique blanche serrée à la taille par une large ceinture rouge, s’élança d’un renfoncement obscur où il se tenait accroupi, brandissant un large cimeterre.

Cancalot fit un bond de côté et le coup qui lui était destiné s’amortit sur le divan.

Mais, au même moment, la baïonnette de Jean pénétrait, rapide comme l’éclair, dans le flanc du noir gardien du harem, qui s’abattit comme une masse, pendant que les femmes, tombées à genou, poussaient des cris de terreur.

Jean fit rapidement le tour de la pièce ; des réduits sombres s’ouvraient, tapissés de nattes. Au milieu de l’un d’eux, il distingua une vasque de marbre blanc, dans laquelle tombait en murmurant un mince filet d’eau ; d’étroites ouvertures grillagées laissaient filtrer la lumière, et des tentures aux dessins bizarres, représentant des chameaux, des palmiers et des fleurs, la tamisaient, laissant voir derrière elles des lits de repos couverts de brocart.

Mais nulle part le petit sergent ne discerna d’issue.

Une seule était là, bien apparente, celle par laquelle il était arrivé ; mais la pièce était très haute et il ne fallait pas songer à en atteindre le plafond.

— Nous sommes pris ! déclara Jean.

— Une vraie souricière ! fit Cancalot.

— Les camarades ont dû nous voir disparaître pourtant…

— Ça n’est pas sûr ; nous étions pas mal en avant d’eux, sergent… Mais, voyons ! mille caronades ! ces belles personnes qui nous regardent doivent savoir où est la porte… Si on les obligeait à parler ?

Il fit quelques pas vers les Mauresques dont les cris d’effroi redoublèrent, et, au même moment, par une ouverture étroite comme une meurtrière, apparut le canon d’un fusil damasquiné d’argent.


Jean s’élança furieux et releva le fusil de l’Auvergnat.

— Attention !… Baisse-toi ! s’écria Jean.

Il était temps : une balle siffla au-dessus de la tête de Cancalot, lui effleurant les cheveux.

Mais en même temps, des coups furieux ébranlèrent un vaste panneau de cèdre, voisin de la meurtrière d’où le coup était parti. Des cris, des jurons parmi lesquels nos deux prisonniers reconnurent des vocables familiers, pénétrèrent jusqu’à eux ; et, une minute après, par une brèche ouverte à l’aide d’un gros madrier, apparaissaient les figures connues des grenadiers de la section de Jean Tapin.

— Le voilà ! s’écria Michu.

Et la baïonnette haute, les gaillards envahirent la salle en poussant devant eux un Maure, au turban vert, à la longue robe jaune, à la figure bronzée, aux traits énergiques, à la barbe toute blanche.

L’émotion pour Jean et son compagnon avait été courte mais vive, et vous devinez, mes enfants, quel soupir ils durent pousser en se voyant à l’air libre, dans un superbe patio — on appelle ainsi la cour intérieure des maisons arabes — autour duquel courait une colonnade de porphyre.

Car ils étaient tombés dans un véritable palais ; rien à l’extérieur, suivant l’usage oriental, ne le distinguait des maisons voisines, sauf la hauteur de ses terrasses ; mais l’intérieur en était d’une richesse inouïe.

Il était facile de voir que le maître en était le fier Arabe dont les grenadiers venaient de s’emparer, car, dès qu’elles le virent, les femmes s’élancèrent au-devant de lui éplorées, baisant le bas de son cafetan et redoublant leur mimique expressive, panachée d’un gazouillis d’interjections suppliantes.

Déjà Jean Tapin, tout au bruit du canon et de la fusillade qu’il percevait de nouveau, s’élançait vers la porte principale qui donnait sur une petite place, lorsqu’il s’aperçut qu’il n’était pas suivi. Tous ses hommes, et Cancalot lui-même, étaient rentrés à l’intérieur du palais ; les uns commençaient à piller, les autres entraînaient les femmes et les dépouillaient de leurs colliers de perles et d’ambre, pendant que, froidement, Michu attachait le vieil Arabe à une colonne avec une bretelle de fusil, et, reculant de quelques pas, s’apprêtait à le fusiller dans toutes les règles.

Jean s’élança furieux, et, d’un geste brusque, releva le fusil de l’Auvergnat.

— Défense de tuer cet homme ! Tu ne vois donc pas qu’il est désarmé ! clama-t-il d’une voix qui n’admettait pas de réplique.

Il courut aussitôt vers ses grenadiers, et, admonestant celui-ci, invectivant celui-là, jetant à pleins poumons les ordres les plus énergiques, il parvint, non sans peine, à les rassembler et les dirigea vers la sortie.

Là, il trouva le colonel Dorval, suivi du commandant Scévola et de plusieurs officiers. À côté de lui marchait un civil que Jean Tapin sut plus tard être un Français nomme Magallon, ancien consul de France au Caire. Amené de Toulon par Bonaparte, il devait lui servir d’interprète et de guide dans les principales villes égyptiennes qu’il connaissait bien.

— C’est ici, dit-il, qu’est la demeure du cheick El Messiri. Et justement, ajouta-t-il en pénétrant dans le palais, le voici.

Ce disant, il désignait le vieil Arabe que Jean Tapin venait, si opportunément, d’arracher à la froide cruauté de Michu.

Une conversation en arabe s’engagea aussitôt entre lui et l’interprète de Bonaparte, et Jean, que la curiosité avait amené près du colonel Dorval, entendit pour la première fois ce parler guttural si différent du nôtre. Il remarqua que, pendant toute la première partie de la conversation, le vieil Arabe l’avait désigné à l’interprète. Quand elle fut terminée, ce dernier en traduisit le sens au colonel :

« Le cheik El-Messiri, dit-il, est reconnaissant à ce jeune Franc — et ce disant il montrait notre ami Tapin — qui vient de l’arracher à la mort et de sauver ses femmes de la brutalité des soldats. Par considération pour lui, il consent à user de son influence auprès de Kaoraïm, le commandant turc d’Alexandrie, pour l’engager à rendre la citadelle. De plus, il va conseiller aux habitants de déposer les armes et de procurer des vivres à l’armée. »

Le colonel Dorval prit la main du petit sergent.

« Eh bien ! Tapin, mon ami, lui dit-il, tu peux te vanter d’avoir eu une heureuse inspiration en protégeant la vie de ces gaillards-là, et en te montrant galant vis-à-vis de ces dames… Il paraît que c’est un uléma, un chérif, comme qui dirait l’archevêque musulman d’Alexandrie. Grâce à lui, tout va rentrer dans l’ordre… Je rendrai compte à Kléber. Bon début de campagne, bon début !… »

Jean Cardignac, enchanté, s’élança au dehors pour prendre sa part de la lutte finale ; mais déjà la cité bâtie par Alexandre le Grand était au pouvoir des Français.

Le général Bonaparte y fit, à midi, une entrée triomphale. Comme il tournait une rue, une balle, partie d’une fenêtre, rasa la botte de sa jambe gauche ; les chasseurs de sa garde montèrent sur la terrasse, entrèrent dans la maison et trouvèrent un Turc seul, barricadé dans sa chambre, ayant autour de lui, six fusils chargés ; il fut tué sur place.

Près du vieux port, Jean eut la joie de retrouver, quelques heures après, son nouvel ami Haradec.

« L’amiral nous a envoyé sonder le passage pour entrer dans le port vieux d’Alexandrie, dit le quartier-maître : toute la flotte de guerre peut y tenir ; quand elle y sera, nous nous moquerons joliment des Anglais.

— Sont-ils en vue ?

— Non, pas encore ; ils doivent nous chercher du côté de Constantinople. C’est égal, j’aurais préféré une bonne bataille avec eux.

— Et si vous la perdiez ?

— Oh ! alors, plus de bateaux pour retourner en France ! Nous serions en Égypte pour le restant de nos jours.

— Alors il vaut mieux l’éviter, dit Jean, qui pensa aussitôt à Lison.

— C’est sûrement ce va faire ; aussi je vais me débrouiller pour faire partie de la flottille qui va suivre l’armée.

— Quelle flottille ?

— Les petits bateaux qui peuvent remonter le Nil et qui vont vous suivre, en portant les approvisionnements.

Nous allons donc longer le Nil ?

— On le dit. »

Non, on ne devait pas le longer, du moins pendant les premiers jours ; car les cinq divisions de Bonaparte, espacées à un jour d’intervalle, entrèrent dans le désert de Damanhour.

Jamais troupe ne souffrit autant que l’armée française pendant ces dures étapes. Elle parcourait en effet un terrain aride, crevassé, parsemé de sable mouvant, sous un soleil torride qui chauffait les cerveaux. Dans ces immenses solitudes qui confinent au terrible désert de Lybie, nulle végétation pour reposer la vue ; le Nil était loin, l’eau était rare et saumâtre, et, dans quelques puits, les soldats trouvèrent des cadavres d’animaux en putréfaction qu’y avaient jetés les Fellahs pour empoisonner l’eau. On évita le danger en la faisant bouillir ; mais le bois lui-même était rare ; quelques maigres racines seules surgissaient du sable, et il fallut se servir, comme combustible, de la fiente desséchée des chameaux.

Joignez à ces souffrances, l’incessante poursuite des Arabes-Bédouins qui, suivant les divisions comme des chacals, surprenaient les traînards et leur coupaient la tête.

Jean Cardignac, les tempes battantes, le palais desséché, la tête cerclée comme d’un carcan de fer, crut qu’il n’arriverait jamais à la troisième étape ; des soldats jetaient leur sac et leur fusil, d’autres s’asseyaient dans le sable, la tête dans les mains et les yeux hagards : il fallut que les officiers les obligeassent à avancer à grands coups de plat de sabre ; mais les officiers eux-mêmes commençaient à murmurer.

« Que sommes-nous venus faire dans ce pays maudit ! » s’écriaient-ils.

Ils se taisaient en voyant Bonaparte au milieu d’eux ; il avait renvoyé ses chevaux, et marchait à pied comme un simple soldat.

Le quatrième jour, de merveilleux paysages se dessinèrent à l’horizon : des forêts de palmiers baignaient leurs pieds dans une eau lointaine et bleuâtre ; la Neuvième qui formait l’avant-garde, poussa des cris de joie, et les plus fatigués retrouvèrent des forces.

Mais, à mesure qu’on s’avançait, la séduisante apparition s’éloignait ou se fondait dans la buée tremblotante qui montait du sol échauffé : les soldats


Le lieutenant-colonel Letureau lui brûla la cervelle à bout portant.

étaient victimes du mirage, phénomène optique que nul ne connaissait et que

Monge expliqua en l’attribuant à la réfraction des rayons obliques dans un air surchauffé.

Ce jour-là, Jean Tapin éprouva de quel prix est l’affection des soldats pour le chef qui a su la gagner, car le placide Michu, le voyant accablé, prit son havre-sac, l’attacha au sien, et fit ainsi la route sans dire mot, pendant que Jean, allégé, redoublait d’efforts pour arriver.

Le soir enfin on atteignit le Nil, et la vue de ce fleuve béni transporta l’armée : soldats, officiers, généraux, tous s’y précipitèrent, buvant à longs traits. Des imprudents s’y noyèrent ; d’autres moururent dans d’atroces coliques, quelques heures après, pour avoir ingurgité une trop grande quantité d’eau.

Enfin, près du village de Chébreïs, apparurent des groupes de plus en plus importants de cavaliers, galopant au milieu de la poussière, et, de tous côtés, les aides de camps de Bonaparte coururent vers les divisions qui marchaient en échelons dans la plaine.

Le général Kléber ayant été, en raison de sa blessure, laissé à Alexandrie, la 9e demi-brigade avait été rattachée à la division du général Desaix.

« Formez le carré ! » commanda-t-il.

À peine ce mouvement qui consiste, comme vous le comprenez, à faire face de quatre côtés à la fois, était-il terminé, que l’une des masses de cavalerie ennemie arriva sur la division avec la rapidité de l’éclair.

Jean était au premier rang, auprès d’un canon qui occupait l’un des angles du carré-car, à cette époque, il y avait dans chaque bataillon un canon servi par les grenadiers. — Notre petit ami avait déjà vu, à Fleurus, des charges de cavalerie ; il en avait toujours été très impressionné, car il semble que rien ne doit résister au choc de ces masses, arrivant à pleine vitesse ; mais l’effet produit par les Mameluks, ainsi nommait-on ces hardis cavaliers qu’il voyait pour la première fois, était vraiment terrifiant.

Ils étaient magnifiquement vêtus : casques d’acier, cottes de mailles éblouissantes, larges ceintures d’argent, manteaux de soie voltigeant derrière eux ; leurs chevaux, caparaçonnés de velours et d’or, bondissaient, merveilleux de souplesse, jetant du feu par les naseaux.

Ils arrivaient dans un désordre fantastique, les mieux montés précédant les autres, brandissant leurs larges cimeterres, et convaincus, tant était grand leur dédain pour l’homme à pied, qu’ils allaient fouler, sous les sabots de leurs chevaux, ces carrés hérissés de baïonnettes.

— Attention, mes gars, dit le général Desaix, à cheval au centre du carré, et surtout ne tirons pas trop tôt.

Et quand ils ne furent plus qu’à cent mètres, les colonels commandèrent :

« Feu de deux rangs ! »

Ardente, la fusillade crépita, pendant que les canons, placés aux angles et dans les intervalles, tiraient à mitraille.

Les hardis cavaliers tourbillonnèrent : beaucoup s’abattirent, mais quelques-uns arrivèrent sur les baïonnettes. L’un d’eux même, enlevant son cheval d’un bond gigantesque, pénétra dans l’intérieur du carré, bien que chaque face fut épaisse de six rangs, et le lieutenant-colonel Leturcau qui commandait le 2e bataillon, lui brida la cervelle à bout portant.

— A-t-il du tou… tou… du tou… pet, ce sau… sau… vage-là !

La fin du mot, qu’il acheva à grand’peine car il était affreusement bègue, se perdit dans son coup de pistolet. C’était un brave soldat et un vaillant officier ; mais son infirmité faisait la joie de la 9e demi-brigade, depuis dix mois qu’il y avait été nommé, car il lui arrivait souvent de commander : « Par le flanc… » ou « conversion… » sans pouvoir dire gauche ou droite. Les grenadiers l’appelaient Coco, parce qu’il ne manquait jamais, en parlant au colonel Dorval, de lui dire : « mon co… co… co… » plusieurs fois, avant d’arriver à expectorer les deux dernières syllabes.

En une heure, l’avant-garde mameluk, envoyée du Caire au-devant des Français, et qui devait n’en faire qu’une bouchée, était dispersée. Quand les lignes de faisceaux furent formées, les soldats firent cercle autour des cadavres amoncelés devant les faces des carrés, et les examinèrent curieusement.

Bientôt, et suivant les coutumes de l’époque, coutumes abandonnées aujourd’hui, car il est interdit aux soldats de détrousser les morts, voltigeurs et grenadiers eurent dépouillé les Mameluks de ce qu’ils portaient de précieux ; or, l’habitude de ces guerriers orientaux étant de porter sur eux toute leur fortune, en pièces d’or et en pierres précieuses, bon nombre de soldats trouvèrent des ceintures richement garnies. Parmi les plus heureux fut Belle-Rose qui, ayant mis la main sur un boy de haute marque, s’appropria une lourde sacoche remplie d’or, et un poignard dont le manche était constellé de pierreries.


Soldats, s’écria-t-il, souvenez-vous que du haut de ces monuments,
quarante siècles vous contemplent.

— Voilà qui est superlatif ! déclara-t-il en enfouissant sa fortune dans son havresac.

Quant à Jean, il se borna à prendre, sur la selle d’un riche cavalier, une étoffe de soie merveilleusement brodée, qu’il plia soigneusement au fond de sa giberne.

— Lison s’en fera un joli corsage, se dit-il.

Neuf jours après, l’armée de Bonaparte arrivait devant le Caire, où l’armée tout entière de Mourad-Bey allait tenter de l’arrêter dans une lutte suprême. C’est la bataille qui porte, dans l’histoire, le nom de Bataille des Pyramides. Elle se livra en effet à quelque distance de ces énormes monuments, bâtis vingt siècles auparavant par les esclaves hébreux.

À huit heures du matin, un immense hourra retentit dans l’armée française : elle venait d’apercevoir les quatre cents minarets du Caire, la fameuse capitale qui avait succédé à Thèbes, à Memphis et à Alexandrie.

Au sortir des sables arides, la vue de cette ville splendide ranimait tous les courages, et, lorsque apparut, en avant des jardins, l’immense armée des Beys, rangée en bataille, les acclamations des soldats redoublèrent.

— Qu’une bonne goutte de ma Catherine nous ferait du bien avant de commencer la danse ! s’écria le tambour-maître.

— Tu as raison, Marcellus, observa le capitaine Jolibois ; mais nous pouvons commencer la danse sans ça, et ce soir, après la bataille, nous boirons un fameux coup de vin dans cette bonne ville du Caire.

— Vous plaisantez, fit le colonel Dorval qui avait entendu.

— Mais, mon colonel, je suppose bien que…

— Vous ne savez donc pas que les Musulmans ne boivent pas de vin ? Le prophète leur a interdit le vin et les liqueurs fortes.

— Les malheureux ! s’écria le tambour-maître en faisant pirouetter sa canne : ils ne connaissent pas ce qu’il y a de plus superlatif, et je regrette encore plus ma pauvre Catherine et son tonneau !

Catherine, Lison ! Ces deux noms arrachèrent Jean Cardignac à la contemplation du merveilleux panorama que dorait le soleil levant : le premier coup de canon venait de retentir, et son imagination évoqua la figure douce et les yeux bleus de sa petite amie.

Si vraiment, comme le lui avait prédit le général Bonaparte, il pouvait devenir officier, quelle surprise pour elle au retour !

Il allait bien faire de son mieux, dans cette bataille qui se préparait, pour franchir au moins un échelon vers l’épaulette ; car il n’espérait plus rien des promesses que lui avait faites le colonel Dorval à Alexandrie : il avait été oublié dans la distribution des récompenses. Peut-être, cette fois, allait-il être plus heureux.

Au moment où cette pensée traversait son esprit, le général en chef pénétra dans le carré dont la 9e demi-brigade faisait partie : il maintenait avec peine un magnifique cheval syrien dont la queue flottante balayait le sable.

Il frémissait et ses yeux lançaient des éclairs.

« Soldats, s’écria-t-il, en montrant du doigt les pyramides, souvenez-vous que du haut de ces monuments quarante siècles vous contemplent ! »

Tout, dans cet homme, empoignait le soldat. Il avait le mot, le geste, la gravité sereine. Jean, électrisé, eut voulut rencontrer son regard ; mais déjà le héros d’Arcole, sorti du carré de Desaix, galopait vers celui de Reynier, suivi de Murat et d’un escadron de chasseurs.

Quelques instants après, les charges des Mameluks arrivaient, rapides comme la foudre. Ces merveilleux cavaliers ne faisaient qu’un avec leur monture : ils bondissaient sur le front et les flancs des carrés, le sabre pendant au poignet, tiraient leur carabine, leur tromblon, leurs quatre pistolets ; puis, mettant le cimeterre à la main, se précipitaient sur le rempart hérissé de baïonnettes.

Mais, comme à Chébréïs, leur audace et leur élan se brisèrent contre ces citadelles mouvantes ; en vain les attaquèrent-ils de front, de flanc et d’arrière : elles crachaient la mort par leurs quatre faces.

Pendant deux heures, ils s’acharnèrent dans cette lutte inégale, passant dans les intervalles des divisions pour foncer sur la réserve, retranchée dans deux villages en arrière ; sentant que, s’ils étaient vaincus, c’en était fait de leur domination sur l’Égypte, de leurs trésors, de leurs palais et de leurs femmes ; combattant avec la rage du désespoir.

Enfin Mourad-Bey, sentant son impuissance, prit le parti de fuir avec les cavaliers qui lui restaient. Il faillit être coupé du désert, et s’échappa avec quelques centaines d’hommes seulement : les autres durent se rabattre sur le Nil et plusieurs milliers s’y noyèrent.

Détail curieux : ce furent leurs cadavres qui, charriés par le fleuve, portèrent les premiers, aux villages de la Basse-Égypte, à Damiette et à Rosette, la nouvelle de la victoire de l’armée française.

À midi, la charge battit, et les divisions, débarrassées des Mameluks qui étaient pour elles les seuls ennemis dangereux, abordèrent les remparts de terre élevés par l’infanterie turque. Celle-ci lâcha pied sans combattre ; les canons qui s’y trouvaient en grand nombre firent la joie des Français, car ils offraient cette particularité que, encadrés dans des affûts de bois, ils ne pouvaient tirer que dans une seule direction : quelques-uns même avaient éclaté au premier coup, tuant tous leurs servants.

Dans le camp abandonné par les Beys, les soldats trouvèrent des cantines pleines de confitures et de sucreries ; des tapis, des porcelaines, de l’argenterie, des étoffes, des parfums, des richesses de toutes sortes.

Mais ce qui émerveilla le plus notre petit ami, ce fut l’entrée au Caire, le soir, à la lueur de l’incendie de la flottille turque ; trois cents bâtiments brûlaient sur le Nil, jetant vers le ciel des tourbillons de flammes. On y voyait comme en plein jour ; les minarets élancés, les dômes imposants de la mosquée d’El-Azhar prenaient des apparences fantastiques, et, dans les rues étroites et désertes, derrière les grillages de leurs fenêtres, les Arabes, délivrés du joug des Mameluks, regardaient passer, au son d’une marche triomphale, ces soldats de l’Occident qui leur apportaient la liberté.

Comme l’armée, ils n’avaient d’yeux que pour le chef qui les conduisait, et de ce jour, ils l’appelèrent le sultan Kébir, c’est-à-dire le Grand Sultan.

Mais au milieu des réjouissances qui marquèrent l’entrée des Français dans la capitale de l’Égypte, la funèbre nouvelle du désastre d’Aboukir tomba comme une douche d’eau glacée.

L’amiral Brueys s’était obstiné à ne pas mettre la flotte à l’abri dans le vieux port d’Alexandrie, malgré les pressantes recommandations de Bonaparte ; de plus, il ne s’était pas fait éclairer et l’amiral anglais Nelson était tombé sur son escadre à l’improviste, au moment où la moitié de ses équipages étaient à terre. Après une bataille de dix-huit heures, il avait détruit la flotte française presque entière, en subissant lui-même des pertes énormes.

Le lendemain, on eut des détails par un courrier du contre-amiral Gantheaume : l’Orient avait sauté et sa perte avait été, en grande partie, cause du désastre.

Jean éprouva un véritable chagrin en apprenant la perte de ce beau bâtiment, et de suite il se demanda ce qu’était devenu son ami Haradec : il ne faisait pas partie de la flottille du Nil, car elle était à l’ancre au Caire ; et si Haradec eut été au Caire, Jean l’eût déjà rencontré ; il avait dû sauter avec l’Orient, et Tapin en fut mortellement attristé.

Mais bientôt les nouveautés de toutes sortes auxquelles il assista accaparèrent son attention. La première fut la solennité par laquelle les Égyptiens fêtent chaque année l’inondation du Nil. Elle fut célébrée en grande pompe au mois d’août.

L’armée entière y prit part, rangée en bataille, en grande tenue, sur les bords du fleuve, et Jean, placé sur la digue du canal du Prince des Fidèles, vit rompre, par le Cadi, le barrage qui retenait les eaux du Nil.

Bonaparte avait auprès de lui El-Bekry, descendant du Prophète. Des salves d’artillerie se mêlèrent aux cris d’allégresse des deux cent mille spectateurs qui les entouraient ; les places du Caire devinrent des lacs, certaines rues, des canaux, et le limon qui fait la richesse de l’Égypte, se répandit au loin dans la vallée.

En décembre, le fleuve rentra dans son lit : des milliers de fellahs couvrirent la terre de semences, et, en quelques semaines, des plaines fleuries, de riches moissons, des tapis verdoyants, offrirent un coup d’œil enchanteur.

Puis, ce fut la fête du Prophète ou Hégire : ce mot, mes enfants, signifie fuite. Il est destiné à rappeler la fuite de Mahomet, chassé de la Mecque par ses ennemis au début de ses prédications, et se réfugiant à Médine. C’est de ce jour que les musulmans font partir le commencement de leur année, qui est de douze jours plus courte que la nôtre, et Bonaparte qui, avec une suprême adresse, respectait les croyances et les traditions du peuple qu’il venait de soumettre, associa de nouveau l’armée à cette fête.

Les mois se passèrent : le Caire se francisait de jour en jour davantage. Un jour vint où la ville se révolta ; mais Bonaparte fit tout rentrer dans l’ordre à coups de canon, et la vie reprit tranquille et indolente pour le corps d’occupation de la Basse-Égypte, pendant que Desaix, poursuivant Mourad-Bey dans la Haute-Égypte, portait le drapeau français jusqu’aux ruines de Thèbes et à la cataracte de Syène. Jean avait eu une grosse déception : la prise d’Alexandrie, malgré les promesses de son colonel, ne lui avait apporté aucun grade nouveau ; la bataille des Pyramides où il n’avait eu aucune occasion de se distinguer, pas davantage : il ne prenait guère le chemin de devenir officier. Pourtant, autour de lui, on avançait : Michu venait d’être sergent.


On retirait des tombeaux des cadavres momifiés.

Jean profita de ses loisirs pour escalader les Pyramides et grimper sur les épaules du Sphinx qui les avoisine ; il s’attacha aux pas des savants qui accompagnaient l’expédition : Monge, Berthollet, Larrey, Geoffroy-Saint-Hilaire. Chaque jour, ils exécutaient des fouilles aux environs, et la surprise de notre petit ami fut extrême lorsqu’il vit extraire, des tombeaux souterrains des anciens rois d’Égypte, des cadavres momifiés entourés de bandelettes et datant de vingt-deux siècles.

La 9e demi-brigade était casernée dans le vieux Caire, mais la compagnie de Jean Tapin occupait l’un des forts que le général Caffarelli avait élevés pour tenir la ville en respect. Un jour que le petit sergent rêvait sur le rempart, se demandant quand arriveraient les nouvelles de France, et commençant, comme beaucoup d’autres, à sentir la tristesse de l’exil, il se sentit frapper sur l’épaule : il se retourna et d’un bond fut sur pied : il avait reconnu Bonaparte.

« Eh bien ! petit, tu es donc toujours sergent ? »

À grand’peine Jean put articuler un « oui » étranglé : il était médusé.

— Alors tu ne prends guère le chemin de devenir officier… c’était promis pourtant.

Tapin fit un effort, et d’une voix plus assurée :

— Ce n’est pas ma faute, fit-il.

— Tu as assisté aux deux batailles ?

— Aux deux.

— Et tu as vu les Mameluks de près ?

— Pour ça, oui, général, et j’ai monté à l’assaut d’Alexandrie, et j’ai même… »

Il s’arrêta, craignant, s’il parlait, d’attirer des reproches au colonel Dorval, qui en effet avait promis de faire connaître sa belle conduite à Alexandrie et n’en avait rien fait.

Mais Bonaparte, devinant une arrière-pensée chez son jeune protégé, le poussa, et. Jean raconta simplement les faits que nous connaissons.

Le général réfléchit un instant.

« J’ignorais cela, dit-il… eh bien, écoute-moi : je vais te donner une occasion de te distinguer ; le veux-tu ?

— Oh ! oui, général, je serais si content ! On est trop bien ici.

— Tu as raison, on s’y endort dans le bien-être, et c’est un mauvais oreiller pour le soldat. Je vais donc te changer ton lit de plume contre un lit de camp. Sais-tu ce que c’est qu’un dromadaire ?

— Oui, j’en vois tous les jours, répondit Jean étonné, et se demandant où le général voulait en venir.

— Oui, tu vois ceux qui portent des fardeaux, c’est-à-dire des chameaux ordinaires, marchant au pas ; mais je te parle, moi, des dromadaires qui portent des cavaliers et qui trottent ferme et longtemps.



— J’en ai vu aussi, quand la grande caravane est partie avec le tapis que les Musulmans envoient à la mosquée de la Mecque.

— Saurais-tu te tenir en équilibre sur la bosse de cet animal-là ?

— Je le crois, puisque je sais monter à cheval.

— C’est quelque chose, mais ce n’est pas la même chose. Et dis-moi aussi, crains-tu le soleil ?

— Pour ça, non ; mais il faut bien vous dire général, que notre chapeau n’est guère une coiffure commode pour ce pays-ci, fit Jean qui s’enhardissait.

— Je le sais bien, mais crois-tu donc que je puisse vous faire faire des coiffures ici, comme à Paris ? D’un autre côté, je ne peux pourtant pas vous donner le fez turc ou le turban arabe : donc tu garderas ton chapeau.

— Mais oui, mais oui, se hâta de dire le petit sergent.

— Et je te nomme maréchal-des-logis avec double solde dans l’escadron des dromadaires qui sera formé ces jours-ci.

Maréchal-des-logis ! ce n’était pas de l’avancement cela, puisque, dans la cavalerie, c’est le grade qui correspond à celui de sergent dans l’infanterie.

Jean eut envie de dire : « Je voudrais bien rester à la Neuvième », mais il n’osa :

Qu’eût pensé le Maître ?

— D’ailleurs, poursuivit ce dernier, puisque je vais te faire courir quelques dangers, il est juste que tu aies une compensation : tu as laissé des affections en France, m’as-tu dit ?

— Oh oui ! ma mère et ma sœur adoptives.

— Prépare une lettre que tu enverras à Berthier : elle leur parviendra, je te le promets. »

Jean, très ému, ne trouva rien à répondre. Que de fois déjà, il avait songé à leur écrire ; mais toutes les routes étaient fermées, du moins il le croyait.

Il prit la main du général et la porta vivement à ses lèvres.

Un sourire passa sur la face pâle du futur empereur : cette preuve d’affection passionnée le touchait plus qu’il ne voulait le laisser paraître, et il y répondit par une petite tape amicale sur la joue de Jean Tapin.

Le lendemain même, notre héros était mis en présence d’un dromadaire, et un Bédouin, uniquement servi par une mimique expressive, lui apprenait l’art difficile de l’équitation sur le « vaisseau du désert », ainsi que l’appellent les Arabes nomades. Il lui montra comment on force l’animal à s’agenouiller ; comment on s’installe au sommet de la bosse couverte de longs poils, sur une selle appropriée ; comment on croise ses pieds sur l’encolure ; comment enfin on dirige l’animal par le jeu simultané des pieds et de la bride.

En moins de quinze jours, Jean Tapin arriva à trotter sur sa nouvelle monture, et même à trotter à une belle allure, car sachez qu’un cheval au galop suit difficilement un méhari de course — c’est le nom que ce genre de chameau porte aujourd’hui. — Dans tous les cas, il ne le suit pas longtemps, puisque le méhari arrive à faire cent et même cent cinquante kilomètres par jour, et cela pendant plusieurs jours de suite.

En un mois, le nouvel escadron fut formé : il comprenait cent soixante dromadaires. Murat vint l’inspecter et adressa des compliments au capitaine Dupuy qui le commandait. Jean vit donc de près, pour la première fois, celui qui devait être plus tard le grand maître de la cavalerie française. Amoureux du panache et des tenues extraordinaires, Murat portait ce jour-là un costume oriental : turban avec aigrette, pantalon large et grandes bottes de cuir rouge à glands d’or : sa selle était étincelante de broderies, et le cimeterre damasquiné à poignée d’argent qui y était suspendu, provenait d’un bey qu’il avait tué en combat singulier.

Sa revue passée, il caracola autour des nouveaux cavaliers, les plaisanta sur leur attitude et leur position, et, quelques jours après, l’escadron de dromadaires s’enfonçait dans le désert, pour préparer l’expédition de Syrie.

— Je reviendrai à la Neuvième, avait dit Jean à ses amis de la demi-brigade.

Et toutes les mains avaient pressé la sienne ; les vieux qui l’aimaient comme leur enfant, les jeunes gens qui l’admiraient comme un ancien lui souhaitèrent bonne chance.

Cancalot aurait voulu se faire admettre dans l’escadron nouvellement créé pour suivre son sergent ; mais le dromadaire qu’il avait enfourché pour éprouver ses aptitudes, l’avait plusieurs fois déposé piteusement sur le sable, et il avait dû se résigner à reprendre ses jambes comme moyen de locomotion — le train 11 diraient les cyclistes d’aujourd’hui.

La 9e demi-brigade ne devait pas faire partie d’ailleurs de l’expédition de


Jean ne faisait plus qu’un avec sa monture.


Syrie : elle restait au Caire, ne se doutait et Jean guère, en embrassant Belle-Bose, qu’il ne devait le revoir que quatre ans plus tard.

Ce fut certes une des plus dures époques de la vie militaire de notre petit camarade celle des chevauchées sans repos à travers les sables qui séparent l’Égypte de la Judée ; songez, mes enfants que, quand le thermomètre centigrade marque en France trente ou trente-deux degrés, vous souffrez déjà beaucoup de la chaleur ; or, dans le désert, il marque jusqu’à cinquante-deux, cinquante-six et même soixante degrés à l’ombre.

« Les poules y pondent des œufs durs », disent les Arabes.

De plus, pas un arbre, pas un point d’ombre : quelquefois pas de puits ; le plus souvent il faut se contenter d’une eau saumâtre que seuls, les chameaux trouvent bonne, et dont ils font provision ; ils en emplissent, en effet, une poche spéciale, dans laquelle ils la conservent sans qu’elle se corrompe, puis la font remonter dans leur gorge par une simple contraction des muscles ; grâce à ce réservoir naturel, ils peuvent rester plusieurs jours sans boire, et maints Arabes, prêts à mourir de soif, ont sacrifié leur chameau pour trouver dans son estomac la gorgée d’eau qui les rappelait à la vie.

La première ville où entra Jean fut Suez ; je n’ai pas besoin de vous apprendre, mes enfants, que l’isthme de ce nom n’était pas percé, puisqu’il ne fut inauguré qu’en 1869 : les vaisseaux ne pouvaient alors, comme aujourd’hui, passer directement de la Méditerranée dans la mer Rouge.

De là, l’escadron de dromadaires visita les fontaines de Moïse, puis le mont Sinaï où les Français furent accueillis chaleureusement par les moines chrétiens qui en occupaient le couvent. Le supérieur montra au capitaine Dupuy le livre sur lequel figuraient les signatures de Mahomet et de Saladin. Bonaparte devait, quelques jours après, y ajouter la sienne. Ces signatures servaient aux moines de sauvegardes, et jamais, en effet, ils n’avaient été molestés par les musulmans.

De là, les intrépides cavaliers reconnurent la citadelle d’El-Arisch, que devait prendre quelques jours après le général Reynier ; et, la laissant derrière eux, ils se dirigèrent à travers les sables vers la Palestine, où se rassemblaient deux armées turques, envoyées contre les Français par le sultan de Constantinople.

Pendant ces longues courses, où il fallait se garder au moins autant contre le climat que contre les Bédouins pillards et rusés, Jean Cardignac acquit une endurance qui se traduisit par un changement profond dans sa physionomie : son teint rosé se hâla, sa figure douce revêtit une expression énergique, et le léger duvet qui ombrageait sa lèvre et qu’il fallait regarder de près pour y voir un embryon de moustache, s’allongea, s’épaissit et se teinta de brun. Déjà homme par le cœur et le caractère, il allait bientôt le devenir tout à fait par la force et le développement physique.

Maintenant, il ne faisait plus qu’un avec sa monture ; il avait appelé son chameau « Pitt » du nom d’un ancien ministre anglais, bien connu en France pour son hostilité acharnée contre notre pays. Il lui faisait faire des courses fantastiques, et poussait fréquemment, avec quelques hommes, des reconnaissances éloignées en avant du gros de l’escadron, très impressionné par les souvenirs qu’il rencontrait à chaque pas, dans ce pays témoin de l’enfance et de la passion de Jésus-Christ.

Un jour, il poussa jusqu’à Hébron, et les Druses catholiques qui habitaient ce pauvre village lui montrèrent le tombeau d’Abraham. Toutes ses croyances d’enfant lui revenaient à la mémoire, et son cœur battit bien fort à la pensée qu’il allait voir Jérusalem.

Un soir après une marche pénible à travers des collines pierreuses, il arriva dans un hameau assez misérable, bâti sur un éperon isolé ; son guide arabe le nommait Beit-Lahm ; mais un religieux vêtu de blanc sortit d’un ermitage en reconnaissant l’uniforme français, et lui apprit qu’il était à Bethléem.

Là, était né le sauveur du monde. À quelques kilomètres dans le Nord, Jean Cardignac, pénétré d’une émotion religieuse indéfinissable, chercha les murs de Jérusalem. Il était arrivé au bord d’un étroit ravin, au fond duquel coulait le torrent du Cédron ; au loin, dans l’est, la mer Morte miroitait semblable à un lac de mercure ; le Jourdain déroulait dans la plaine son mince ruban d’argent ; il allait atteindre le Mont des Oliviers, la ville sainte… une estafette le rappela, et l’escadron tout entier dut obliquer vers l’Ouest : car Bonaparte, après la prise de Jaffa, continuait sa marche au Nord sur Saint-Jean-d’Acre, afin d’y attaquer sans retard le Pacha turc Djezzar qui s’y était réfugié.

Cette place prise, la ville sainte tomberait d’elle-même, et après elle, Damas, qui devait servir de premier point d’appui à Bonaparte dans sa marche sur l’Inde. Mais Saint-Jean-d’Acre ne fut pas pris et l’armée française ne prit pas Jérusalem.

Rattaché au corps du général Junot, l’escadron d’éclaireurs quitta donc la Judée pour entrer en Galilée : il traversa Sichem, Samarie, fit une pointe vers le lac de Tibériade et entra à Nazareth, précédant Bonaparte de quelques heures seulement. Grand fut l’étonnement des Français en pénétrant dans le couvent de cette humble bourgade, où s’était passée l’enfance de Jésus, d’y trouver une église magnifique, illuminée par des milliers de cierges entourant le Saint-Sacrement.

Un prêtre français y officiait, et pendant que, à cette heure, en France, les prêtres étaient poursuivis et les églises fermées, l’armée d’Égypte, ses officiers en tête, assista à un Te Deum solennel. Les vieux soldats d’Italie, cherchant au fond de leurs souvenirs les airs liturgiques qui avaient bercé leur enfance, chantèrent des cantiques, et nombre de curieux visitèrent la grotte de l’Annonciation où la Vierge avait reçu la visite de l’ange Gabriel.

Saint-Jean-d’Acre, que Bonaparte allait assiéger en vain pendant soixante-deux jours, était défendu, non seulement par les Turcs du Pacha Djezzar, mais encore par le commodore anglais Sydney-Smith qui était entré dans le port avec deux vaisseaux de 80.

Malheureusement les petits bâtiments français qui amenaient d’Égypte les canons de gros calibre, destinés au siège d’Acre, furent pris en mer par les Anglais, et tous les efforts de l’héroïque armée d’Égypte se brisèrent contre les épais remparts de la ville. En vain, Kléber battit au Mont-Thabor une armée turque, envoyée de Damas au secours du Pacha ; Bonaparte ne put entrer dans la ville, que d’ailleurs la peste ravageait comme elle avait ravagé Jaffa.

Manquant de canons, le général en chef eut recours à la mine.

La clef de Saint-Jean-d’Acre était le palais même de Djezzar ; il dominait les remparts. Le pacha, sentant qu’il pouvait être enlevé d’un moment à l’autre, avait fait transporter sur les vaisseaux anglais ses trésors et ses femmes et s’y était réfugié lui-même.

Le point le plus haut de ce palais était une tour énorme, d’où les Turcs faisaient pleuvoir, nuit et jour, un feu d’enfer sur les tranchées françaises ; à tout prix il fallait les déloger de ce point culminant, et comme les pièces de huit ne pouvaient mordre sur ces épaisses murailles, le général du génie Caffarelli, qui conduisait les opérations du siège, résolut de la faire sauter.

C’était une tentative difficile et périlleuse.

Il s’agissait de pénétrer à l’intérieur de cette tour par une poterne qui s’ouvrait à quatre mètres au-dessus du fond du fossé, d’y déposer, en un point convenablement choisi, quelques centaines de kilogrammes de poudre, et d’y mettre le feu sans attirer l’attention des défenseurs. Bonaparte demanda par la voie de l’ordre, soixante hommes de bonne volonté. Quand cet ordre fut lu dans le camp, Jean Cardignac revenait d’une longue reconnaissance de l’autre côté du Jourdain, et l’escadron de dromadaires venait de recevoir l’ordre de reprendre du service à pied dans le corps du siège.

Toute cette dure campagne qu’il venait de faire ne lui avait pas rapporté un seul grade, parce que, toujours éloigné de Bonaparte, il n’avait pas eu l’occasion de faire citer son nom devant lui.

Cette occasion qui le fuyait depuis longtemps se présentait peut-être : il donna son nom, et, le soir même, il était appelé à la tente du général en chef. Ce dernier était en conférence avec le général Caffarelli.


Bonaparte le considéra quelques instants en silence.

Comme l’aide de camp de service empêchait le petit sergent d’entrer, une voix que Jean connaissait bien lui cria de l’intérieur :

— Faites-le vite entrer, Delcroix, ce petit bonhomme.

Quand Jean fut devant lui, toujours correct dans son attitude et le regard droit :

— Je suis content de te revoir, petit, car voilà deux mois que je n’ai entendu parler de toi, dit Bonaparte. Alors c’est entendu, tu veux prendre ta part du coup de main de cette nuit.

— J’ai donné mon nom, dit Jean.

— Je l’ai vu : pour soixante hommes que j’ai demandés, il s’en est présenté huit cents. J’ai choisi et je me suis souvenu de ton nom, tu vois. J’ai même songé à te donner le commandement de l’expédition ; c’est te dire que j’ai bonne opinion de toi.

— Oh ! merci, général !

— Ne me remercie pas trop, car tu as neuf chances sur dix de ne pas revenir ; tu penses bien que les Turcs ne vont pas te laisser faire comme cela.

— Je reviendrai, dit Jean d’une voix ferme.

— J’aime à t’entendre parler ainsi : il faut toujours avoir confiance dans son étoile. Si tu reviens, c’est pour toi l’épaulette de sous-lieutenant, je te le promets. D’ailleurs, tiens, prends ceci ; quand tu me représenteras cet objet, je te donnerai ton brevet en échange.

Ce disant, Bonaparte tendit à notre petit ami, une tabatière en or, sur le couvercle de laquelle était enchâssée une miniature, représentant une femme jeune encore et de grande beauté.

Si vous vous étonnez de voir le futur empereur faire un cadeau pareil à un simple sergent, je vous rappellerai, mes enfants, que Napoléon prisait beaucoup et que, à ce titre, il avait toujours une véritable collection de tabatières.

Le général Caffarelli expliqua ensuite à Jean ce qu’on attendait de lui. Il s’agissait de prendre la tête des soixante hommes réunis dans la tranchée, de se munir d’une mèche, d’un morceau d’amadou et d’un briquet. Chacun des hommes serait porteur d’un sac de vingt kilos de poudre ; l’ensemble des charges représenterait donc une mine de 1,200 kilogrammes, suffisante pour jeter bas la grande tour. Quand la poudre serait convenablement disposée pour produire tout son effet, Jean n’aurait plus qu’à allumer la mèche et à s’enfuir aussitôt, pour n’être pas surpris par l’explosion.

— Tu as bien compris, petit ? demanda Bonaparte.

— J’ai bien compris, et je ferai tout ce qu’il faut. Il dit ces mots simplement, et Bonaparte le considéra quelques instants en silence.

Peut-être, pendant cette courte minute, eut-il l’idée de l’arracher à cette périlleuse expédition. En voyant sa jeunesse, il se dit sans doute qu’il était dommage d’envoyer à la mort un jeune soldat de cette trempe ; mais il était fataliste comme les musulmans eux-mêmes et croyait au destin.

— Va, mon enfant, dit-il.

— Un mot seulement, général, dit Jean, avant de franchir la porte ; me permettez-vous de vous donner une autre lettre pour…

— Pour Mme Catherine, je me rappelle, dit Bonaparte qui avait une mémoire extraordinaire des noms ; oui ; envoie ta lettre avant de partir.

Jean sortit de la tente très ému : il glissa la tabatière dans une ceinture de cuir qu’il portait sur la peau, et dans laquelle était pliée la pièce de soie brodée destinée à Lison. Cette ceinture contenait aussi les soixante pièces d’or qui composaient sa fortune, et qu’il avait récoltées sur un mameluk, tué de sa main à Gaza.

Puis il écrivit à sa mère adoptive une lettre très courte, l’assurant que, à cette heure où il jouait sa vie, sa dernière pensée était pour elle et pour Lison.

À minuit, Jean trouva son détachement formé dans l’une des places d’armes du corps de siège, toucha, au dépôt du génie, les sacs de poudre préparés d’avance, et divisa son détachement en deux groupes, commandés par des caporaux. Il retrouva dans l’un d’eux un Marseillais, nommé Trophime, qu’il avait connu au Caire.

— Marche derrière moi, lui dit-il.

La nuit était très noire : une échelle avait été appliquée par un sapeur du génie contre le rempart.

Jean, muni seulement d’une hache et d’un poignard turc, car il était absolument interdit de tirer, monta le premier.

La porte de fer de la poterne avait été enfoncée tout exprès dans la journée à coups de canon ; mais les boulets n’y avaient fait que de larges déchirures, sans l’ouvrir entièrement. Fluet comme il l’était, Jean se faufila par une des ouvertures, et, une fois à l’intérieur, parvint à l’ouvrir aux grenadiers qui suivaient.

Il portait sous son habit une lanterne sourde, qu’il alluma une fois la porte franchie, il se trouvait dans un couloir assez long et très étroit, au bout duquel s’ouvrait une grande pièce, très haute de plafond ; des boulets y avaient pénétré, faisant voler en éclats les carreaux de faïence peinte qui garnissaient les murs.

Ce n’était pas là qu’il fallait disposer la mine, car vous n’ignorez pas, mes enfants, que les gaz, dégagés par la poudre, ne produisent tout leur effet que s’ils trouvent une résistance à vaincre, une paroi à briser. À l’air libre ou dans une pièce trop grande, ils fusent et n’explosent pas. Du moins, l’effet produit dans cette vaste pièce eut été insuffisant pour faire sauter une masse énorme comme la tour de Djezzar.

Jean savait cela, et le général Caffarelli le lui avait d’ailleurs expliqué. Il fallait trouver un coin, un réduit quelconque, dont les parois formeraient ce qu’on appelle le bourrage de la mine.

Une porte en fer se dessinait dans l’épaisseur du mur ; Jean fit signe à deux grenadiers de taille herculéenne ; tous deux s’arc-boutèrent, mais en vain : la porte résista.

« Attendez sergent, fit l’un d’eux ; voilà une serrure ; ça me connaît. »

Il introduisit son poignard dans le trou de la serrure, le tourna dans tous les sens, prit appui sur un ressort intérieur qui joua sans bruit, et la porte s’entr’ouvrit.

Mais qu’y avait-il derrière ?

« N’ouvrez pas, dit Jean à voix basse, au serrurier improvisé, et attendons… »

Les soixante hommes étaient montés, portant leurs sacs de poudre. Le petit sergent jugea que quarante d’entre eux au moins devenaient inutiles, et que c’était risquer leur vie en pure perte que de les conserver plus longtemps. Il leur fit déposer leur charge dans la grande salle, et leur donna l’ordre de repartir sans bruit par où ils étaient venus ; les vingt hommes restant transporteraient sans peine les sacs à l’endroit choisi.

Quand les derniers eurent disparu dans l’ombre du fossé, Jean revint vers la porte : Trophime le suivait.

« Reste là, dit-il à ce dernier : Je vais reconnaître seul. Si je siffle doucement, viens rejoindre avec les hommes apportant la poudre ; si je t’appelle par ton nom, accours vite ; c’est que j’aurai besoin d’aide. »

De l’autre côté de la porte, Jean se trouva dans un couloir très bas et qui paraissait sans issue, car, en arrivant au fond, il sentit la maçonnerie sous sa main. Par précaution, il n’avait pas rallumé sa lanterne ; mais, en revenant sur ses pas, il découvrit un boyau qui s’ouvrait sur la gauche, le suivit pendant une dizaine de pas, tourna à droite et aperçut des étoiles dans un coin du ciel…

Il allait siffler : soudain une ombre s’interposa entre le ciel et lui, une ombre coiffée d’un fez et portant un mousquet sur l’épaule. Pas de doute : c’était un soldat turc en sentinelle.

Jean revint sur ses pas et mit Trophime au courant.

« Nous allons disposer la mine dans cet angle du couloir, dit-il : fais apporter les sacs, mets-les en tas ; moi je vais surveiller… Quand ce sera fini, tu renverras tout le monde.

— Mais moi, je resterai ? dit le Marseillais.

— Oui, et tu garderas avec toi un grenadier solide, car ce factionnaire turc n’est peut-être pas seul… Quand tout sera prêt, préviens-moi et j’irai placer la mèche.

— Entendu, bagasse ! »

Jean Cardignac se dirigea vers la sortie du couloir et se tapit contre la muraille, non loin de la sentinelle qui ne pouvait l’apercevoir dans cette ombre épaisse et qui était à cent lieues de soupçonner ce dangereux voisinage. Serrant nerveusement sa hache d’abordage, Jean attendit et les quelques minutes nécessaires à l’opération du transport des poudres, lui parurent des siècles.

À quelques mètres derrière lui, silencieux comme des ombres et pieds nus, les soldats se passaient les sacs comme les travailleurs se passent des seaux d’eau pendant un incendie.

Tout à coup, le Turc se retourna : sans doute il avait entendu quelque bruit.

Il fit deux pas dans la direction du petit sergent ; puis, se ravisant, revint prendre sa place.

Jean avait été sur le point de bondir sur lui ; mais il avait senti à sa ceinture le cordeau de pulvérin qu’il devait disposer dans les sacs de poudre. S’il manquait son coup, le factionnaire donnait l’éveil, et le temps lui ferait défaut pour disposer la mèche et l’allumer.

— Ça y est ! vint dire Trophime d’une voix qui ressemblait à un souffle.

À reculons, Jean se dirigea vers l’amas de sacs ; ils formaient une pyramide qui attaquait le mur de la voûte. De la lame de son poignard, sans avoir besoin d’y voir clair, il éventra l’un d’eux, et y plongea le cordeau de pulvérin auquel avait été fixé préalablement l’amadou.

Maintenant il s’agissait d’allumer cet amadou. Or, on n’avait pas alors les moyens perfectionnés d’aujourd’hui : piles portatives dont il suffit de dérouler les fils pour aller mettre le feu à la mine dans la tranchée même ; cordeau détonant qui brûle avec la rapidité de l’éclair et qu’on déroule comme un fil électrique, etc.

Les allumettes au phosphore elles-mêmes n’étaient pas connues. Jean Cardignac n’avait donc à sa disposition qu’un briquet.

— Tiens, dit-il à Trophime en le lui remettant, allume l’amadou et sauve-toi avec ton grenadier dès qu’il aura pris ; je te suivrai de près.

Et il revint à son premier poste de surveillance.

Mais ce qui était à craindre se produisit ; le bruit de l’acier, frappant le silex, fit tourner la tête au soldat turc qui, cette fois, résolument s’avança.

Il n’alla pas loin ; d’un vigoureux coup de hache, Jean l’étendit sur le sol, le crâne fendu jusqu’au milieu du nez.

Et tout eut été pour le mieux, si, dans sa chute, le musulman n’eut abandonné son fusil dont le chien, au cran de l’armé, heurta le sol et s’abattit.

Une détonation retentit.

Aussitôt une rumeur se fit entendre à quelque distance, et deux autres silhouettes apparurent à l’entrée du couloir.

Jean eut pu se sauver comme Trophime : il en eut un instant l’idée ; mais il se rappela que, étant donnée la longueur de la mèche et la lenteur de combustion du pulvérin, il fallait plus d’une minute pour que le feu arrivât jusqu’à la poudre.

Si donc les soldats turcs pénétraient dans le couloir, ils verraient la mèche fuser, auraient le temps de l’arracher ou de l’éteindre, et, si près de réussir, le plan échouerait.

Cette minute, il voulut la gagner.

Et si je vous conte en détail, cet épisode de la vie de notre petit héros, mes enfants, c’est pour vous le montrer donnant sa vie pour accomplir un


Serrant nerveusement sa hache d’abordage, Jean attendit…

devoir ; non pas au milieu du fracas de la bataille, qui emporte souvent les

timides, ou de la fumée de la poudre qui grise les cerveaux ; mais dans le calme de la nuit et la plénitude de sa conscience.

Son sacrifice était raisonné : il était voulu et c’est pourquoi il est digne de toute notre admiration.

Laissant sa hachette, il ramassa prestement le fusil du soldat mort, estimant avec raison que la lutte eût été inégale entre lui et un adversaire armé d’un fusil à baïonnette ; puis l’arme haute, il se jeta sur le premier des deux Turcs qui lui tomba sous la main : •

Il sentit sa baïonnette enfoncer dans un corps mou — il avait atteint le soldat au ventre ; — mais quand il voulut la retirer il ne le put ; le Turc, en mourant, avait saisi le canon de ses mains crispées. Alors se ramassant pour éviter le coup que lui destinait le suivant, Jean s’élança sur ce dernier, le saisit à bras-le-corps et l’entraîna.

Ses forces étaient décuplées à la pensée du volcan qui allait s’allumer derrière lui ; il gagna ainsi une petite plate-forme en bois, à l’air libre ; c’était le poste-vigie, où le factionnaire était posté tout à l’heure. De là, on dominait la ville entière.

Au-dessous s’étageaient les terrasses du palais de Djezzar. Plus loin les maisons, toutes uniformément blanches, descendaient vers la mer comme les marches d’un gigantesque escalier de marbre ; au fond enfin, dans le port, scintillaient les feux des vaisseaux anglais. À l’horizon de la mer, la lune montait, très rouge.

Un garde-fou en bois faisait le tour de l’étroite plate-forme qui aboutissait à un escalier, accroché le long des parois de la tour. Avec la rage du désespoir, Jean accula son adversaire contre le garde-fou.

— Ya ! Ya ! clamait le Turc.

Jean voulut l’empêcher de crier, mais, en essayant de lui fermer la bouche, il se sentit mordu cruellement et ne put retenir un cri de douleur.

Pendant ce temps la mèche brûlait.

Mais des bruits de pas se firent entendre ; des baïonnettes brillèrent dans l’ombre, un mot anglais traversa la nuit : Alarm ! Alarm ;

La mèche brûlait toujours.

L’escalier gémit sous le poids des soldats qui montaient : Jean se sentit irrévocablement perdu.

Soudain, un grondement de tonnerre ébranla la tour, un jet de flamme jaillit par l’ouverture, l’énorme masse oscilla sur sa base et une large crevasse s’ouvrit sur la paroi qui regardait la ville.

Jean recommanda son âme à Dieu, jeta au vent du soir le nom de Lisette, et, serrant son adversaire avec force, comme si un instinct secret lui eut suggéré de s’en faire un plastron, il se sentit soulevé, emporté dans l’espace.