Histoire d’une demoiselle de modes
La Revue de Paris2 (p. 531-588).
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X


En roulant parmi les villes et les villages et la verdure, sous la poussière amassée durant une longue sécheresse, Louise pensait à cette autre Louise qui faisait le voyage inverse dix mois auparavant et qui n’était plus, et qui ne serait plus jamais. Elle songeait aux dernières semaines, à ces journées brûlantes où, dans l’odeur des roses, elle avait été si ardemment aimée : il lui semblait qu’une buée de tristesse montait de ces souvenirs et les voilait. Pourquoi ? Elle n’en savait rien, elle était bien incapable même d’en chercher les raisons. Les âmes, comme des harpes, frémissent sous le vent qui passe. Et, sans doute, en elle, les cordes de la joie n’avaient pas été touchées.

Sur le quai de la gare, à Bordeaux, toute sa famille attendait. Louise sauta du wagon, et ce furent d’abord des étreintes et des cris, où l’on ne se voyait ni ne s’entendait plus. Enfin on se calma, et la petite Parisienne, regardant les siens, s’aperçut qu’elle les avait un peu oubliés. Ils lui parurent lointains et falots.

On reprit le train pour Arcachon ; on était très heureux, malgré quelque contrainte. Du nouveau, de l’inconnu était entre eux, dont ces gens simples sentaient le malaise. Cependant Louise se montra très gentille, fit de son mieux.

Les petites Kérouall avaient grandi ; la dernière, Marie, ressemblait à sa sœur aînée, la seconde serait tout le portrait de sa mère, une brune piquante, à la façon de Bordeaux.

Le chalet plut beaucoup. On s’y installa avec zèle, sous le jour déclinant, et Jean Kérouall s’en fut, jusqu’à la nuit tombée, regarder cette baie où venaient mourir les grandes palpitations de l’Océan.

Louise vécut des jours paisibles dans la chaleur d’août, le long de ce bassin qui renvoyait les rayons ainsi qu’un miroir. Vers le soir, elle s’en allait sous les pins, qui gardaient un peu de fraîcheur, et elle rêvait aux lendemains obscurs, où l’emportait sa destinée.

Fernand écrivait presque chaque jour. Ses lettres marquaient beaucoup de tendresse, de l’inquiétude et l’impatient désir de la revoir. Lui aussi avait pris quelques jours de vacances ; il était allé en Suisse, dans une station à la mode. Mais, tout près des neiges, à une altitude où nos arbres et nos plantes ne sauraient plus vivre, s’épanouissaient encore les élégances, les exigences de la vie mondaine. Quoiqu’il s’en plaignît, Fernand tout de même subissait le joug dont il prétendait souffrir. Il questionnait Louise sur sa vie, s’informait si là-bas elle n’avait pas trouvé de nouveaux adorateurs. Enfin sa dernière lettre finissait sur ces mots :

Dix jours encore, ma bien-aimée, à traîner ma peine et mon ennui, et puis ce sera le bonheur infini. Je ferme les yeux pour te mieux voir. Je t’aime éperdument.

Les craintes de Fernand n’étaient pas tout à fait vaines, car, même sur cette plage familiale, et malgré la discrétion de ses allures, Louise ne restait pas inaperçue. Un beau brun d’une Espagne indéterminée, mâtinée d’Amérique, logé au Grand-Hôtel, roulait sous un sombrero des regards terribles.

Un soir, il lui fit donner une sérénade à la mode de son pays, par des tziganes qui étaient peut-être de Montmartre. Le commerce de vin de Bordeaux témoigna, lui aussi, son admiration : deux courtiers et le fils d’un grand négociant rôdaient fréquemment autour du chalet des Kérouall.

Enfin les derniers jours de vacances s’égrenèrent, ainsi qu’il arrive toujours, bien plus vite que les premiers. Louise partit.

À Paris, Fernand devait l’attendre à la gare. Il le lui avait demandé si instamment qu’elle avait trompé Félicité sur l’heure de son retour et l’avait ensuite déroutée par une dépêche pour qu’elle ne vînt pas à sa rencontre.

Fernand fut d’une telle joie en revoyant Louise qu’il semblait qu’il ne l’eût conquise que ce matin-là.

Il l’emporta comme une proie vers sa voiture, puis, après l’avoir longtemps serrée entre ses bras, il dit en la regardant :

— Et tu es vraiment une fée… ma fée… Depuis que tu es à moi, il semble que la chance et le succès soient entrés dans ma vie. Tout me réussit au delà de mon espoir. Aussi je te ferai heureuse et riche à l’égal d’une princesse.

Louise ne prêtait qu’une attention distraite à ces propos qui lui paraissaient vains et chimériques. Elle souriait doucement ; elle souriait aussi à Paris, la ville accueillante et charmante où les femmes sont reines. Elle revit les quais, d’une grâce si noble, et, près du pont Royal, elle se pencha pour regarder au fond Notre-Dame et la Sainte-Chapelle.

L’appartement de la rue d’Anjou était fleuri de roses auxquelles se mêlaient les premiers chrysanthèmes. Louise et Fernand déjeunèrent de café au lait, à la mode viennoise.

Dans la chambre à coucher, il voulut, parmi ses cheveux, poser des fleurs en diamants, et, comme elle se défendait, il dit :

— Ma bien-aimée, c’est en signe d’adoration. Chez nous, en Autriche, on est mystique et religieux : nos Vierges ont des bijoux aussi beaux que ceux de nos impératrices.

Louise lui trouvait de l’enfantillage et un peu de folie, mais elle fut tout de même touchée et se donna plus tendrement qu’elle ne l’avait fait encore.

Dans l’après-midi, en la reconduisant chez elle, il dit :

— Cela ne pourra pas toujours durer, ton petit emploi de la rue de la Paix. Du reste, nous causerons de bien des choses, la prochaine fois : aujourd’hui nous n’avions pas le temps.

Louise parut avenue de Villiers à l’heure vraisemblable du train de Bordeaux. À cause de Toussard, qui se trouvait là, Félicité ne dit rien, mais la jeune fille sentit bien qu’elle n’était pas dupe de cette arrivée si confusément annoncée. On parla des Kérouall, du séjour d’Arcachon, de madame Block et de ses demoiselles.

— À propos, — dit Félicité, — tu sais qu’Éliane se marie avec M. Poncelet. Sans doute, elle a dû te l’écrire.

Louise n’avait pas reçu de lettre.

Toussard fut charmant. Peut-être avait-il chassé de sa pensée ce qui lui avant tant déplu, ou, s’il y songeait encore, supposait-il que le financier avait dû être liquidé en fin de saison…

Le lendemain, au matin, Louise se rendit à la rue de la Paix, où elle fut accueillie avec égards et amitié. Quoiqu’elle eût toujours gardé beaucoup de discrétion, on en savait assez pour que l’importance de sa conquête l’entourât de quelque prestige : la richesse, à l’égal de la sainteté, met un nimbe autour des personnes.

Comme elle félicitait Éliane de son prochain mariage, celle-ci marqua son désir de lui raconter comment les choses s’étaient passées et l’on se donna rendez-vous au thé du boulevard Haussmann, où elles seraient tranquilles pour causer.

À midi, toutes deux se retrouvèrent dans l’élégante boutique, devant une petite table laquée de vert. On leur servit du thé et des œufs. Éliane, très émue, commença son récit :

— Vous savez que j’étais à Barbizon avec Poncelet. Je ne l’avais jamais vu plus gentil, plus aux petits soins pour moi. Il travaillait beaucoup. Je lui posais toutes les figures, et, comme il variait la couleur des cheveux et des yeux, je vous demande s’il était possible de s’en apercevoir. Cependant, une fois, il me dit que je n’avais pas assez de carrure pour la bûcheronne qui devait porter des fagots sur le dos ; mais je déclarai formellement que je ne voulais pas de modèles chez nous.

» Un jour, je fus appelée à Paris auprès de ma pauvre grand’mère, qui tout à coup se sentait au plus mal. Quand j’arrivai, elle était morte, et, pour ne pas me rencontrer avec le reste de la famille, je repartis tout de suite… Ma bonne amie, quand je rentrai à Barbizon (ici Éliane s’arrêta quelques secondes et reprit comme en trémolo), quand je rentrai, je trouvai chez nous cette grande fille, le modèle de M. Juillard, une effrontée, une coquine. Ce qu’elle posait, vous le devinez sans peine. Je voulus m’en aller immédiatement, mais Poncelet me retint, se jeta à mes pieds, jurant qu’il n’aimait que moi, et que pour le prouver il me suppliait de l’épouser : « Comme cela, — ajouta-t-il — tu seras tranquille. »

» Alors, — continua Éliane très gravement, — nous nous marions. C’est en effet une grande sécurité pour moi, car vous pensez bien que, quand il sera mon mari, il y regardera à deux fois avant de me tromper.

Louise écoutait, ne disant rien, ne trouvant rien à dire, s’émerveillant seulement du prodigieux don d’illusion de son amie. Celle-ci poursuivait :

— Mes parents ont été très bien : nous sommes réconciliés et ils me donnent une petite dot… Nous ne nous marierons qu’en décembre, à cause du deuil, et, naturellement, je compte sur vous pour être ma demoiselle d’honneur.

Éliane se tut, et, durant un instant, on n’entendit plus que le cliquetis des petites cuillers, heurtant les porcelaines, et le bruit, monotone comme une roue de moulin, des conversations d’Anglaises de passage, revenant d’un trip sur le continent.

Enfin Louise trouva le courage de dire à Éliane qu’elle souhaitait de tout son cœur la voir heureuse. Mais elle sentait toute la vanité de ce souhait et tout le comique désolant de ce mariage que l’ironie du sort faisait naître d’une trahison. Les deux amies sortirent un peu tristes de la maison de thé, — l’abri momentané où, parmi les légères vapeurs bleues, était apparue si incertaine, si fragile, la destinée d’Éliane…

La seconde fois que Louise se rendit chez Fernand, il la reçut dans le salon où, sur une tenture de velours vert, se détachaient, pâles et charmantes et naïvement fantastiques, des aquarelles de Waller Crane.

— Je veux te parler ici, ma chérie, — dit-il, — parce qu’après on oublie tout ce qu’on avait à se dire.

Il lui expliqua qu’il désirait beaucoup lui voir quitter son magasin, où elle se fatiguait bien inutilement. Ensuite, elle pouvait garder avec elle les plus affectueux rapports, mais pourquoi continuer d’habiter chez sa tante, dans une petite chambre bonne pour une fillette ?

— Je te voudrais — fit-il — un logis plus digne de toi, et tu aurais, naturellement, un état de maison, avec tout ce qu’il faut à la plus jolie femme de Paris pour se mouvoir à l’aise.

Il venait d’acheter un hôtel sur le parc Monceau, mais qui servirait surtout pour la réception, et il ajouta tendrement :

— Je viendrai chez toi toutes les fois que tu voudras bien de moi.

Louise avait laissé parler Fernand, mais sa décision était bien arrêtée, et même la chose avait déjà été élucidée entre elle et Félicité.

— Mon ami, — dit-elle, — je vous remercie ; mais, comme toujours, vous formez pour moi des projets beaucoup trop magnifiques. Laissez-moi donc rester la petite modiste que vous avez remarquée et aimée. La vie que vous m’offrez changerait tout, ferait de moi une demi-mondaine, une « fille », comme disent ces demoiselles, quand madame Arlette de Saint-Omer ou quelque autre de ce genre a voulu prendre des airs de princesse avec nous… Et puis, voyez-vous, Fernand ? je n’ai rien de ce qu’il faut pour être une femme à la mode, et vous faire honneur. Je suis timide et gauche, et, si je devais apparaître dans une avant-scène avec l’aisance et l’insolence que je leur vois, j’aurais envie de pleurer, de m’aller cacher… Prenez-moi pour ce que je suis, pour une petite villageoise qui a eu la chance de vous plaire, mais qu’il ne convient pas de tirer de son obscurité… D’ailleurs, ne raillez plus mon installation : elle va être fort belle. On nous cède deux pièces de l’appartement voisin du nôtre, et mademoiselle Kérouall aura son enfilade et son salon de réception.

Louise, qui avait débité gentiment son petit discours, l’acheva sur un ton pompeux, dans l’espoir de faire sourire Fernand. Mais Fernand n’était pas content et ne sourit pas. Il voulait Louise à lui, tout à lui et toujours à portée de son désir, et il la voulait encore parce qu’elle était sa gloire et sa vanité, et que, possédant des chevaux magnifiques, un hôtel entre cour et jardin, noblement encadré de hautes frondaisons, et qu’un habile décorateur s’occupait à orner somptueusement, il souhaitait, en quelque soir de première, en quelque claire après-midi de courses, et dans l’éclat d’un luxe digne de sa beauté, la montrer, elle aussi, au tout-Paris émerveillé.

Louise vit bien qu’il était mécontent et déçu. En vain se fit-elle caressante et douce, et même flatteuse : il resta morne et mélancolique. Il s’irritait qu’elle se refusât à être l’ornement suprême et délicieux de son opulence, la nymphe charmante dominant de sa grâce les vasques dorées et les fontaines par lesquelles s’écoulait l’abondance de sa fortune.

Ils se quittèrent pour quelques jours : Fernand allait chasser. Il aimait les plaisirs fastueux, et la chasse à courre, avec ses livrées, ses équipages, ses meutes, tout son train coûteux, lui semblait un divertissement seigneurial. Depuis longtemps aussi il rêvait d’une écurie de courses : il avait le goût des chevaux dans le sang, et puis ce jeu du turf n’était-il pas le plus distingué des jeux de hasard ?

Ce rêve, il allait, sans doute, le réaliser bientôt. Ses affaires prospéraient merveilleusement. Chaque jour, en gravissant l’escalier de ce temple corinthien d’où tant de cris, de vœux, de colères montent vers le toit vitré au-dessus duquel luit un ciel changeant, il avait maintenant le pied ferme et l’âme allègre.

Dans cet air surchauffé, dans ces frémissements et cette houle, parmi le bourdonnement de ces chiffres jetés, relevés, renvoyés comme par des centaines de raquettes, chiffres s’enflant, grandissant, allant aux nues, ou vacillant, faiblissant, tombant à terre comme des loques, il devenait le grand joueur impassible et sûr.

Le reflet du succès était sur son front, courbant devant lui les autres fronts moins heureux, moins triomphants. Et cette petite fille qui lui résistait l’emplissait de courroux…

Quand ils se revirent, il lui demanda avec quelque amertume si du moins elle lui permettrait de la conduire au théâtre. Il fut convenu qu’il l’emmènerait le lendemain à une première « très parisienne », — ce qui signifiait que les places étaient fortement majorées dans les agences : — il loua une baignoire, et Louise s’y rendit avec Félicité.

Elle était habillée simplement d’un corsage blanc orné de quelques roses que lui avait envoyées Fernand.

Après beaucoup d’hésitation, elle avait risqué son collier de perles.

Et le baron Epstein eut sa joie. Dès le premier entr’acte, toutes les lorgnettes de l’orchestre se braquèrent sur cette inconnue dont la beauté étonna. Mais un sentiment inattendu se mêla à la joie de Fernand : à voir son amie approuvée, cotée comme une valeur nouvellement émise et qui fait prime sur le marché, il sentit une sourde colère, songea un instant à l’emmener.

Et quand il sortit avec elle, les propos qu’il entendit, tout en attisant sa vanité, lui semblèrent insolents et brutaux à l’égal de ces coups de vent qui en passant soulèvent les vêtements des femmes…

Quelques jours après, comme il déjeunait au restaurant, le vicomte de la Porquière lui dit :

— Quelle merveille que cette jeune femme avec laquelle je vous ai vu dernièrement au théâtre ! D’ailleurs, je l’avais remarquée déjà, et même, un soir, je l’ai suivie depuis la rue de la Paix ; mais, à l’entrée du passage Choiseul, un monsieur l’attendait : alors, vous comprenez, je n’ai pas insisté.

Fernand sentit au cœur le froid d’un coup de stylet.

Elle, Louise, le tromper ! C’était impossible. Pourtant, si cela était ?… Il sortit du restaurant comme un fou, oubliant, négligeant l’heure de la Bourse, ses affaires, tout au monde, et lui envoya un mot au magasin, la priant de le rejoindre aussitôt.

Elle arriva, pâle, inquiète ; mais, dès qu’il l’aperçut, il fut sûr, d’une certitude entière, qu’elle était irréprochable. Il n’osa même exprimer son soupçon sous le regard limpide et droit de ces yeux bleus comme ces grottes d’azur où l’on voit jusqu’au fond frissonner l’eau argentée et claire.

— Ma chérie, — fit-il, — pardonne-moi, j’ai craint de n’être pas libre ce soir et je t’ai priée de venir un instant ; viens, assieds-toi près de moi.

Et, sur le divan, contre lui, elle posa la tête le long de son épaule. Une douceur si grande lui entra au cœur qu’il en aurait volontiers pleuré.

— À l’instant, — dit-il, — on t’a vantée à moi. C’est quelqu’un qui t’a remarquée au théâtre, mais qui déjà l’avait admirée, un soir que tu entrais au passage Choiseul.

— Ah ! oui, — fit Louise, — j’avais rendez-vous avec M. Toussard : il voulait me montrer des gouaches de Huet qu’il a d’ailleurs achetées.


XI


Cependant l’hiver était revenu, de son pas dur et sec, et, sur les boulevards, les arbres montraient sous l’âpre vent la tristesse de leurs branches nues, haut dressées comme des bras éplorés. La terre aussi ne portait plus que des fleurs de givre, de fines argentures que la bise avait ciselées toute la nuit. Au soir, dans la rue pâle, les becs de gaz paraissaient de grands cierges hâtivement allumés, tandis que le jour se mourait dans le ciel.

En décembre, l’horizon se chargea de nuages épais et cuivrés.

— Pourvu qu’il ne neige pas le jour de ma noce ! — dit Éliane à Louise. — Ce serait bien malheureux, à cause de la promenade au bois de Boulogne.

Et, justement, il neigea en ce jour de décembre, choisi sans prévoyance et sans méfiance, au temps lointain déjà de la douceur de septembre. Dès le matin, le ciel était en coton et bientôt les flocons se mirent à descendre, rapides, serrés, duveteux, et s’étendirent en nappes, en manteaux éblouissants, sur les toits et les jardins de Paris. On eût dit que quelque prodigieux décorateur, quelque entrepreneur de fêtes, grandiose et magnifique, avait imaginé de jeter sur la ville une parure nuptiale, afin que, tout entière, elle célébrât le mariage de la petite Éliane. Les arbres s’ornaient de fines membrures blanches et les buissons d’hiver, fusains et lauriers-tins, avaient l’air de bouquets blancs posés sur le passage du cortège.

Vers dix heures, on vint chercher Louise. Le landau paraissait de feutre blanc, et la neige qui tombait toujours avait empanaché les lanternes et harnaché d’argent les chevaux, donnant à cette noce quelque chose de fantastique, d’irréel et de plaisant.

Dans la voiture, Louise trouva Irène et deux jeunes peintres amis de Poncelet. Quoique les cavaliers ne connussent pas leurs dames, on causa tout de suite, et l’on s’amusa de ce paysage qui avait l’air d’une politesse un peu féerique.

— Croîriez-vous — dit Irène — qu’hier au magasin on se demandait si Éliane se mettrait en blanc pour son mariage ? « Avec cela qu’elle se gênera, la pauvre petite ! — ai-je dit à ces méchantes bêtes, — et elle aura bien raison. Éliane est une fille très comme il faut, et si… »

Elle se tut, songeant aux deux amis de Poncelet qui étaient là, puis reprit :

— D’ailleurs, au besoin, le ciel se chargeait de l’habiller.

À ce moment, le landau s’arrêta devant une grande épicerie de l’avenue de Neuilly.

Le magasin de monsieur et madame Simonneau faisait très bonne figure en temps ordinaire, alors que son étalage abondant envahissait le trottoir, offrant tous les produits de la saison. Mais, en ce jour de gala, fermé pour cause de mariage, il n’était plus qu’une sorte de salle d’attente, où les invitée, déjà réunis par couples, se disposaient à monter en voiture.

En entrant, Louise dit à Irène :

— Figurez-vous que je n’ai jamais vu Poncelet ! Chaque jour, au magasin, Éliane m’annonçait qu’il viendrait la prendre, et je ne le connais pas encore.

Elle allait le connaître.

Sous sa guirlande de fleurs d’oranger, œuvre de la grande maison de modes, légèrement posée parmi le tulle flottant du voile, avec sa tournure fine, menue, presque enfantine, Éliane était tout à fait gentille.

Quant à Poncelet, il avait réalisé le problème difficile de ne pas avoir l’air d’être le marié, mais plutôt quelque invité gai et insouciant, pas même un garçon d’honneur. Éliane le présenta, émue et très fière.

Et dans cette boutique aux innombrables bocaux, aux boîtes de conserves proprement rangées, parmi les odeurs d’épices, de café, de thé, une société singulière et disparate se trouva groupée. Quatre jeunes filles, représentant le magasin de la rue de la Paix, se distinguaient, par la sûreté et la simplicité élégante de leur mise, des dames de Neuilly, ingénument tapageuses. Solennel et digne, le petit commerce regardait de côté les artistes sans plus se mêler à eux que le lac de Genève au Rhône alors que celui-ci le traverse. Et, tandis que M. Jules Bérard, professeur et témoin de Poncelet, apportait à la cérémonie l’éclat flatteur de sa rosette d’officier, les deux premiers garçons de l’épicerie, très confus et gênés, se tenaient modestement à l’écart.

Saint-Pierre-de-Neuilly se montra gracieusement orné de plantes vertes, et, quand le cortège entra dans la nef déjà pleine, l’orgue entonna le prélude de Bach. Et la petite Éliane eut ses chants, et ses prières, et ses bénédictions, et son discours, et devint madame Poncelet au regard de Dieu et des anges et de la société.

Le repas était commandé pour une heure. Mais après la messe il y eut le défilé à la sacristie et ce fut avec quelque retard que la noce arriva au restaurant Carlet, situé à la porte du Bois.

La neige, qui ne tombait plus, couvrait la terre, restait attachée aux branches des arbres, formant des girandoles, des cristaux, des aigrettes, qu’un pâle soleil faisait reluire et étinceler. Et au loin on voyait, on devinait toute une forêt blanche, virginale, lunaire.

La table était dressée dans le grand salon du haut, une longue table de cinquante couverts, d’un arrangement agréable et distingué. La disposition avait permis de ménager quatre places d’honneur : monsieur et madame Simonneau occupaient les deux bouts, et les mariés, en face l’un de l’autre, étaient au centre. Éliane avait auprès d’elle M. Bérard et le premier adjoint de Neuilly, et Poncelet avait pris les deux demoiselles d’honneur.

Les débuts du repas furent un peu mornes : le potage n’incite pas à la conversation, ayant le double tort d’être trop chaud et de se répandre. Mais dès le poisson on s’anima. Les avances venues des artistes furent accueillies et bientôt tout le monde fraternisa ; une bienveillance émue régna dans la salle claire, unissant d’une commune sympathie tous ces gens destinés à ne jamais se revoir. Et lorsque, après les entrées, rôtis, pâtés, parut enfin la glace, magnifique pièce montée, ornée de fleurs, de colombes, de nœuds entrelacés en sucre filé, et surmontée d’un Amour qui lançait une flèche, l’enthousiasme fut à son comble. La chaleur des vins attendrissait les cœurs ; des propos gais, un peu lestes, s’échangeaient, au milieu desquels les demoiselles de modes, habituées à souper avec délicatesse, gardaient beaucoup de réserve et de correction.

Le moment des toasts était venu : M. l’adjoint but à la santé, au bonheur de ces jeunes gens qui allaient fonder une famille, donner le jour à de futurs citoyens.

— Qu’ils songent à les élever dans les principes qui sont la base de l’ordre social. Qu’ils leur inspirent dès l’enfance le sentiment de l’épargne et de la solidarité, et ils feront une bonne chose. Messieurs, je bois à la mutualité.

Il se rassit, un peu ému de son éloquence.

M. Courtaud, le grand cordonnier, ne chercha pas à donner à sa parole une si haute portée. Même il crût pouvoir risquer quelques allusions un peu vives, et fit valoir ses titres à défaire la jarretière de la mariée.

On se récria, et M. Bérard, quoique vivement sollicité, ayant refusé de prendre la parole, M. Vauquelin, jeune paysagiste de talent, proposa de boire « aux dames et aux demoiselles, qui embellissaient cette réunion de leur présence, comme elles embellissent la vie, qui sans elles serait dépourvue de charme ».

Ce toast fut acclamé.

À ce moment, Louise sentit sous la table le pied de Poncelet qui lentement, doucement, se posait sur le sien. Comme elle se dérobait, Poncelet avança le genou, puis toute la jambe, et la regarda de biais, furtivement et sans tourner la tête. Indignée, elle se jeta de côté. D’ailleurs on commençait à se lever pour le café. La salle de festin allait être transformée en salle de danse : le jour baissait déjà ; et l’on avait renoncé à la promenade au Bois, les chevaux des landaus n’étant pas ferrés à glace.

Louise alla embrasser Éliane.

— Je m’en vais, — lui dit-elle, — je me sens un peu souffrante.

— Regarder donc — fit Éliane — le magnifique cadeau que m’a envoyé le baron Epstein.

Et elle montra une broche de diamants qui attachait son corsage.

Louise s’enfuit. Dans Paris le dégel commençait, la boue se mêlait à la blancheur de la neige, et, d’écœurement et de dégoût, elle pleura.

XII


Décembre allait finir, entraînant avec lui toute une année, jetée à son tour à l’oubli, au néant. Dans les maisons, les facteurs déposaient les almanachs de l’année qui venait, almanachs tout frais qui se faneraient comme les autres, s’en iraient au rebut, ayant marqué au long des jours de grandes misères et de courtes joies.

Dans les boutiques des fleuristes, inondées de lumière, les corbeilles s’étalaient pleines de plantes rares, orchidées, azalées, rhododendrons, que surmontait quelque nœud géant. Des fantaisies coûteuses, parfois extravagantes, apparaissaient sous forme de pavillons chinois, de cages d’oiseaux, de bateaux matés et gréés, précieusement garnis.

La veille du jour de l’an, comme Louise était allée voir Fernand, il lui offrit un petit carnet de bal Louis XVI en émail bleu, encadré d’une guirlande de roses et décoré d’une miniature qui représentait une scène champêtre.

— Je ne sais que te donner, ma petite Louise, — dit-il un peu tristement. — Tu ne veux pas de bijoux, tu ne m’as pas permis d’organiser ta vie comme je le désirais : voici quelques chiffons de papier, tu les emploieras comme tu voudras.

Ce carnet était gonflé par quarante billets de mille francs, que tenait attachés une magnifique perle montée en épingle. Le baron Fernand Epstein mettait vraiment à lui faire plaisir une grâce ingénieuse et délicate. Et cependant il avait dès lors bien des affaires, bien des soucis.

Le succès donne une griserie dont on ne peut plus se passer, en eût-on même le désir. On s’est livré à la fortune, on lui appartient, et l’on ne sait où elle vous mènera. Chaque jour, Fernand s’abandonnait davantage à cette force mystérieuse et toute-puissante qui jadis s’appela fatalité, et soulevait du même souffle les vainqueurs et les victimes. De nouvelles entreprises sans cesse le sollicitaient, et le courant était trop impétueux et lui semblait trop favorable pour qu’il y résistât.

Des groupes financiers le recherchaient ; il participait aux grands mouvements qui, en ces années, agitèrent les marchés d’Europe et d’Amérique. Et cette fièvre inquiète, qu’il avait connue en des temps moins prospères, devenait comme un stimulant, le coup de fouet qu’il se portait à lui-même. Louise restait encore et toujours sa joie profonde et son orgueil ; il songeait moins à la montrer, à faire d’elle le hochet de sa vanité. Les grandes affaires auxquelles il prenait part le mettaient dès lors bien assez en vue.

Au moment de Pâques, il demanda à Louise de l’accompagner à Bruxelles, où la maison Epstein avait une succursale. Pendant leur rapide séjour dans la ville brabançonne, ce fut un tumulte, un envahissement de courtiers, de commis, de gens de Bourse, tandis que les lignes télégraphiques en émoi transmettaient sans cesse de nouveaux messages ; de sorte que la pauvre Louise, dans un salon du Grand-Hôtel, se sentait tout effarée et perdue au milieu de cette ville inconnue, de ce mouvement dont elle entendait la rumeur et la houle.

Vers le soir, Fernand pouvait enfin s’échapper, être un peu à elle. Il la conduisit à cette place de l’Hôtel-de-Ville où les maisons des corporations, Bouchers, Bateliers, Charpentiers, aux façades richement sculptées, dorées et ornées d’emblèmes, proclament la richesse antique et l’orgueil de cette cité marchande. Puis ils allèrent, en une rue étroite et sombre, dîner dans un endroit d’apparence sordide et de grand renom.

Le dimanche de Pâques, ils visitèrent les jardins, s’égarèrent dans le bois de la Cambre, furent champêtres et bucoliques, et lorsque le lendemain le train les ramenait vers Paris, ils firent des projets pour les vacances.

— Cette année, — disait Fernand, — je te veux à moi, et je t’emmènerai dans un lieu caché, ignoré des facteurs… Et nous passerons tout le jour étendus dans la mousse au bord des ruisseaux.

— Mon pauvre ami, — répondait Louise, — il y a maintenant des lignes télégraphiques qui montent jusqu’en haut des glaciers, et, bien sûr, il y aura un poteau et un fil auprès de votre ruisseau…

Ce rêve de bonheur eut la durée des nuages qui courent, mais tout de même il avait projeté sa forme sur le ciel.

Et les marronniers refleurirent, s’ornèrent à nouveau de leurs candélabres, et des souffles doux et légers flottèrent dans l’air.

En ce mois de juin, qui est le mois insidieux et troublant, Louise inspira de nouvelles passions. Quelques-unes ne furent que d’un jour, une autre se montra plus sérieuse : un tout jeune homme, le fils d’un notaire très riche, très répandu, dont l’hôtel était proche de la demeure de la jeune fille, écrivit des lettres d’une exaltation qui touchait à la folie ; enfin sa famille, avertie, l’envoya en Écosse pêcher le saumon.

Comme l’année précédente, Louise devait prendre ses vacances en août. On avait retenu le petit chalet d’Arcachon, mais elle ne ferait qu’y passer, ayant promis presque tout son temps à Fernand.

Les affaires auxquelles il était mêlé entraient désormais dans une phase singulièrement émouvante et dramatique.

Depuis plus d’un an, un groupe de financiers avait établi un consortium qui, sous le nom de Société des Métaux, procédait à l’acquisition et à la vente du cuivre. La haute banque, la haute industrie, les noms les plus qualifiés, assuraient leur concours à ce grand syndicat, auquel un puissant établissement de crédit prêtait l’appui de ses capitaux.

L’accaparement des valeurs cuprifères, mines et métaux, les lança à des hauteurs vertigineuses, où elles apparurent étincelantes comme des montagnes d’or. Dès sa fondation, la maison Epstein était entrée dans la Société des Métaux et Fernand avait pris à son compte une part considérable.

Il connut alors des jours de fièvre et d’ivresse, où, en une course éperdue, il saisissait, réalisait enfin ce rêve de richesse et d’orgueil dont fut hanté sa jeunesse.

Dans l’appartement de la rue d’Anjou, qui ne servait plus maintenant qu’à leurs rencontres, il arrivait auprès de Louise, haletant, brûlant, ayant l’air de sortir d’une forge, et les bras blancs de son amie lui étaient des sources de fraîcheur où il s’apaisait.

Un jour, il vint après s’être fait attendre longtemps ; harassé, il se laissa tomber sur le divan.

— Approche, Louise, — dit-il, — et tends ta jupe.

Puis il prit à poignées, comme des feuilles sèches, les billets de banque qui bourraient ses poches.

— Tiens, il en pleut, il en vole de toutes parts : tends donc ta jupe, petite fille !… Tout cela se ramasse à terre : pourquoi n’y en aurait-il pas aussi pour toi ?

Et, comme elle se dérobait, il tira un tapis de table, y enveloppa les billets et attacha le tout de deux épingles. Cela ne faisait plus qu’un humble paquet, tel que les pauvres en présentent chaque jour au Mont-de-Piété. Il renfermait peut-être plus de cent mille francs.

— Si tu ne t’en charges pas, — ajouta-t-il, — je le ferai remettre chez toi…

Désormais Fernand vécut dans ce grand coup de vent qui passe, apportant, chassant tour à tour la fortune. Jusqu’ici le vent était propice, et son aile puissante semblait enfler des voiles de navires aux magnifiques cargaisons.

À la fin de juillet, se voyant dans l’impossibilité de quitter Paris, il avait loué une villa sur les hauteurs de Saint-Cloud, pour s’y installer avec Louise. Ce serait leurs vacances, et le petit ruisseau de leurs rêves, ce serait la Seine qui coulait au pied du coteau.

Cependant Louise avait pris huit jours pour aller voir sa famille à Arcachon.


XIII


Louise arriva, un soir, dans la maisonnette de Saint-Cloud. Elle la trouva fraîche et paisible, et tout éventée par les brises. Un perron menait au rez-de-chaussée, et des rosiers, mêlés à des bignonias, habillaient ses murs de leurs grappes blanches et couleur de feu. Des arbres l’entouraient, la couvraient d’une ombre verte. Et, sur le devant, des parterres à la française dévalaient le long de la côte. Ils étaient formés de fleurs rustiques, résédas, verveines, pétunias, mimulus rosés, giroflées, — d’humbles fleurettes si aimables que des refrains de chansons semblaient sortir de leurs clochettes et tinter au vent.

Louise s’assit sur le perron. Un grand silence régnait. Les oiseaux, couchés avec le soleil, dormaient ; elle n’entendait que le bruit tout proche du repas que l’on préparait et du couvert que l’on dressait dans la salle à manger.

Son regard errait sur les verdures et sur la masse sombre des feuillages. À ses pieds, brillait la rivière, et tout au fond, sur le ciel pâle, montait comme une fumée l’haleine noire de Paris.

Puis les vapeurs du soir enveloppèrent ce paysage d’élégance et de beauté, et la mélancolie, reine du monde, laissa traîner parmi les prés ses écharpes blanches.

Le baron Epstein ne parut qu’après huit heures. Quoiqu’il fût heureux de retrouver Louise, il n’y avait pas de joie dans son bonheur. Elle n’osait le questionner, mais elle sentait que quelque chose gâtait la douceur de leur rencontre et le charme de la solitude. Un tiers sinistre et hâve était entre eux : le souci. Et, la nuit, elle s’aperçut que Fernand dormait à peine.

Le lendemain, au matin, il la quitta. Il reviendrait dès qu’il pourrait.

Les jours triomphants n’étaient plus. L’élan prodigieux qui avait emporté les valeurs de cuivre en une ascension vertigineuse était arrêté. Essoufflées maintenant, elles se débattaient, faiblissaient sous d’ardentes attaques. L’Amérique et l’Angleterre, qu’avait émues cette hausse colossale, qu’elles jugeaient factice et injustifiée, lançaient, à leur tour, des valeurs cuprifrères, à des prix très inférieurs à ceux du marché de Paris. Et c’était contre la baisse qui en résultait que le syndicat français luttait désespérément.

Restée toute seule, la pauvre Louise essaya de dessiner et de peindre des fleurs, s’aidant de quelques conseils que lui avait donnés Toussard. Mais elle se sentait affreusement triste : l’angoisse de son ami était en elle et lui serrait le cœur. Le soir, elle demanda à Fernand de faire venir Éliane, de Barbizon.

Éliane accourut, empressée, affectueuse, en proie, elle aussi, à son tourment. Pour le moment, elle ne se plaignait pas trop. D’ailleurs M. Julliard n’habitait plus Barbizon avec son modèle. Seulement, Poncelet s’en allait souvent à Paris, et une fois, il n’était rentré que le lendemain. Inquiète, elle ne s’attarda pas. Alors Louise, pour fuir cette maison désertée, vint souvent en ville avec Fernand. Il lui fit visiter son hôtel du parc Monceau, qui s’achevait à grand renfort de peintres, doreurs et décorateurs. Mais il n’y prenait plus de joie, ne rêvait plus aux chefs-d’œuvre dont il peuplerait les salons encore vides. La chambre à coucher et le cabinet de travail étaient terminés ; on y voyait de précieuses tentures en tapisserie, des meubles Louis XIV d’une grande richesse, de beaux tableaux flamands.

Sur la table a écrire, Louise remarqua deux portraits : le sien, — une miniature entourée de diamants, que Fernand avait fait faire par une dame médaillée au dernier Salon, — et celui de la baronne Epstein, très belle encore sous ses cheveux blancs…

Vers la fin de septembre, les cours du cuivre subitement remontèrent. Louise crut enfin deviner que son ami reprenait confiance. Elle s’enhardit à l’interroger. Il lui dit qu’il était maintenant à peu près rassuré, mais qu’il serait sans doute obligé d’aller passer quelque temps en Angleterre. Leur séjour à Saint-Cloud s’acheva doucement, sous la fine lueur d’automne, et, vers le milieu d’octobre, Louise étant rentrée avenue de Villiers, Fernand partit pour Londres.

On allait tenter un suprême effort. En sollicitant, en attirant les capitaux anglais, réfractaires, hostiles même jusqu’ici, on fonderait une société nouvelle qui absorberait l’ancienne. Tel cet oiseau mythologique au plumage d’or, que la fable faisait renaître de ses cendres, le premier syndicat devait s’évanouir et donner naissance à un autre dont la jeunesse rayonnante emplirait les âmes de confiance et d’espoir.

Fernand fut plus d’un mois absent. Quand il revint, rien n’était conclu ; il n’avait recueilli que des promesses et des engagements flottants comme les brouillards de la Tamise.

En cette fin d’année, durant ces journées courtes et tristes, qui semblent mesurées par une ménagère avare, la Société des Métaux se débattit parmi des difficultés toujours grandissantes.

Parfois Fernand ne dissimulait plus, montrait son angoisse et sa détresse ; puis son énergie reprenait le dessus, lui laissait l’espoir de se refaire sur d’autres valeurs moins atteintes que celles du syndicat.

Quoique devenus plus irréguliers, ses rendez-vous avec Louise étaient encore fréquents. Les soucis croissants au milieu desquels il luttait avivaient en elle une amitié qui avait toujours été plus tendre que passionnée. Et, le voyant souffrir, elle trouvait des consolations délicates et ingénues :

— Mon ami, — lui dit-elle une fois, — tu seras moins riche, que m’importe ? Ai-je besoin de tout ce luxe que tu m’offrais ? Nous irons le long de ce ruisseau auprès duquel tu désirais vivre l’été dernier, un ruisseau où il n’y aura pas de télégraphe, et nous serons heureux encore.

Il l’écoutait, fermait les yeux, comme pour suivre un rêve. Mais ce qui lui apparaissait, ce n’était pas l’humble paysage évoqué par la petite Louise, c’étaient les mirages fuyants de ses visions magnifiques qui se dissipaient… Une autre fois, comme il semblait dans un grand abattement, elle le supplia de reprendre tout ce qu’il lui avait donné, ses bagues, ses broches, son collier, et tous les billets que Félicité avait transformés en titres de rente. Fernand la prit sur ses genoux, l’embrassa très doucement, et tristement lui dit :

— Il y avait une fois une petite fille qui, pour que la mer ne tarit pas, avait imaginé d’y porter de l’eau dans un dé à coudre.

Chez elle, Louise remarqua aussi que l’on s’inquiétait. Félicité la questionnait, voulait savoir si le baron Epstein parlait de ses affaires.

À la fin de janvier, les choses s’aggravèrent encore ; les cours se mirent à baisser d’une façon régulière, continue et sûre. Ce n’étaient même plus les convulsions qui trahissent encore la lutte pour la vie, c’était l’épuisement et l’agonie. Chaque jour marquait un pas nouveau vers le désastre final, inévitable.

Février n’amena pas de relèvement, et, quand approcha mars, Fernand se demanda comment il ferait face à la liquidation, et si sa clientèle, fatalement entraînée par lui, ne se déroberait pas lors des paiements.

En ces moments terribles, il rencontrait encore Louise, mais elle lui semblait vague, à peine distincte, une petite mouette blanche au milieu de la tempête. Et cependant, chaque soir, elle venait lui dire qu’elle était là, anxieuse, fidèle.

Le 5 mars, elle l’attendit jusqu’à sept heures et demie. Alors, agitée de sombres craintes, elle rentra, espérant un mot de lui chez elle.

Elle ne trouva rien, et comme, instinctivement, ses yeux erraient sur un journal du soir, en une lueur d’éclair elle vit aux dernières nouvelles :

« Le baron Fernand Epstein s’est suicidé ce matin. »

Elle vacilla, s’évanouit. Félicité, survenue, la retint dans ses bras.

Devant d’énormes différences restées impayées, formant avec ses propres pertes un passif de plus de vingt millions, le baron Fernand Epstein, s’était, le matin du 5 mars, brûlé la cervelle. Assis à cette table de travail où Louise souriait dans son cadre de diamants, il avait pu, avant de mourir, voir à travers les hautes fenêtres les arbres du parc Monceau déjà couverts des bourgeons d’un nouveau printemps.

Un peu de sang avait roulé en un mince filet, le long de sa tempe et restait collé dans la moustache.

Le revolver fut retrouvé à terre.


XIV


Louise demeura trois jours et trois nuits étendue sur son lit, se nourrissant de quelques gouttes de lait et ne pouvant supporter la lumière. Parfois elle s’assoupissait, puis se réveillait au milieu de cauchemars.

La vision ne variait guère : Fernand, son revolver à la main, s’affaissait dans une marc de sang. Mais une fois il était venu à elle, et lui avait dit : « Je ne suis que blessé », et, comme il la saisissait dans ses bras, elle avait senti la chaleur du sang qui coulait. Elle se souleva en poussant un grand cri. Et ces trois nuits et ces trois jours passèrent comme une seule longue nuit remplie d’effroi.

Félicité et Éliane se relayaient pour qu’elle ne fût pas seule. Elle tenait les paupières closes, ne parlait pas, laissait entendre une faible plainte. Toussard aussi venait très doucement s’informer. Et, l’ayant surprise les yeux ouverts et pleins d’épouvante, il lui prit les deux mains et lui dit :

— J’ai connu une petite Louise Kérouall, qui arrivait de son pays. C’était une bonne petite fille. Depuis, elle a eu un mauvais rêve, mais c’est fini, et il faut tout oublier.

Le médecin ordonnait des calmants, conseillait une nourriture légère. Et il ajoutait :

— Le temps fera le reste.

Le quatrième jour, Louise se leva, s’habilla sans rien dire, puis vint s’asseoir dans son petit salon, au coin de la fenêtre. Ses mains restaient croisées sur ses genoux comme de petites ailes fermées et qui n’ont plus la force de se déployer, et ses regards, indifférents à tout ce qui était proche, semblaient perdus au loin, pareils à ceux de son père, Jean Kérouall, quand en mer autrefois il guettait des pays dans la brume.

Elle semblait calme, lorsque, vers dix heures, Éliane entra, tenant à la main un gros bouquet de roses, de belles Paul Néron au cœur de pourpre. À la vue de ces fleurs, qui lui rappelaient ces premiers temps gracieux de sa liaison où Fernand, pour la recevoir, garnissait son logis de gerbes et de massifs de roses, elle fut prise d’une syncope. Il lui semblait que ces fleurs qu’on lui offrait étaient blessées et saignantes.

Elle pleura longtemps, le visage dans les mains…

Au bout d’une quinzaine, elle dit à sa tante qu’elle retournerait au magasin. Elle avait retrouvé son calme et sa douceur souriante, mais elle demeurait pâle avec les yeux cernés. Et, au dedans d’elle, c’était comme une petite chapelle close et discrète où sans cesse elle portait de nouveaux regrets, de nouvelles larmes. Elle cristallisait le passé, lui prêtant un charme qu’il n’avait pas eu.

La nuit, des visions, variées dans leur monotonie, la poursuivaient, et presque toujours son ami n’était pas mort et lui parlait.

De ces troubles, elle ne disait rien, pour ne pas affliger ceux qui l’entouraient. Toussard, afin de la distraire, se montrait ingénieux et charmant. Il abandonnait ses affaires plus tôt et l’emmenait en promenade. Il la conduisait dans les vieux quartiers de Paris et lui en racontait la vie ancienne. Ce Parisien amoureux de sa ville, et qui en connaissait tous les recoins, faisait revivre dans leurs détails des scènes de l’histoire. Louise l’écoutait, intéressée, émue. Cette imaginative frissonnait, en entendant évoquer des ombres encore voisines, en regardant la fenêtre d’où Manon Phlipon avait vu couler la Seine avant de marcher à sa tragique destinée.

Agrandissant ainsi le champ d’idées de cette enfant, Toussard espérait éloigner le souvenir qui l’obsédait, et lui montrer la vie si pleine de hasards, d’accidents, de catastrophes, que sa propre douleur serait entraînée et confondue dans le déroulement immense des choses.

Au magasin, on l’avait accueillie avec une sympathie discrète, et madame Block l’avait prise à part très affectueusement et lui avait dit :

— À votre âge, la vie se recommence ; il ne faut pas être dupe de son chagrin.

Près de trois mois maintenant s’étaient écoulés depuis la mort dramatique du baron Epstein, et de nouveau la ville était toute fleurie et le clair printemps et l’été tout proche rayonnaient dans le ciel. Louise, qui n’avait jamais été consolée, se sentit en proie à une tristesse mortelle. Ce n’était plus l’accablement et la détresse des premiers temps, mais une fièvre ardente et sèche, et toute sa misère se découpant nette et cruelle sous la lumière implacable. Quoique sa beauté fût un peu atteinte, les hommages et les désirs flottaient encore autour d’elle. Elle n’en avait cure, déchirait avec horreur les lettres qu’on lui adressait.

Presque constamment elle se sentait la gorge serrée et la poitrine pleine de sanglots. Et parfois, sans qu’on la vit, elle se jetait sur son lit et mordait les couvertures pour étouffer les spasmes qui la torturaient. Son visage révélait ces souffrances, et même son humeur si égale et douce s’altérait.

Elle dormait à peine, et souvent allait s’accouder sur le balcon. Une nuit, Félicité, qui l’observait avec inquiétude, l’entendit et vint :

— Que fais-tu là ? — lui dit-elle.

Alors Louise, si contenue d’ordinaire, s’écria, avec des sanglots et des larmes :

— C’est là, sous ces arbres qu’il est venu m’attendre…

Le lendemain, il fut décidé entre Toussard et Félicité que l’on mènerait Louise chez le docteur Lenoël.

Une fois déjà, Félicité s’était rendue chez le grand spécialiste des maladies de nerfs. Elle y accompagnait madame Block qui, à ce moment, traversait une crise morale douloureuse, et toutes deux avaient été conquises et éblouies par la grâce abondante et la simplicité de ce savant dont toutes les femmes de Paris étaient folles. Une sorte de hasard avait d’ailleurs conduit Jacques Lenoël à se consacrer à la médecine. Il eût été aussi bien grand artiste ou grand écrivain, et les dons sacrifiés s’agitaient en lui, éclataient en surgeons, ainsi que l’attestaient les cires délicieuses qu’il modelait dans ses heures de loisir, et les articles de forme magistrale et de si haute portée que le monde médical et le monde des curieux suivaient avidement dans les revues. Son cours de pathologie nerveuse était tellement assailli qu’il fallut, pour en écarter la foule, exiger des cartes d’étudiant.

Le professeur Lenoël, âgé alors de quarante-cinq ans, ne s’était jamais marié. On parlait de fidélité gardée à un souvenir, et l’imagination frivole et romanesque des salons se plaisait à lui attribuer des aventures sans nombre, où l’on mêlait au hasard les noms des femmes les plus désirables parmi celles qu’il fréquentait.

Grâce à ces récits, où la niaiserie, la méchanceté et l’attrait de la fable avaient leur part, la légende s’était formée. Madeleines prostrées, prêtes à de nouveaux péchés, coquettes fiévreuses, haletantes, âmes douloureuses traînant leur plainte, âmes avides, assoiffées de désir, toutes celles que la vie a trahies ou affolées venaient à lui, implorant un conseil, un réconfort, peut-être plus encore… Et c’était parmi les frissons des soies et des dentelles, dans l’odeur des parfums subtils, de longs entretiens d’où le docteur ne s’échappait parfois que malaisément…

Sans doute y avait-il quelque exagération à présenter les choses de la sorte et à montrer le professeur Lenoël comme Prométhée au milieu des Océanides amoureuses et pâmées. Car où aurait-il pris le temps de poursuivre les travaux qu’il menait avec tant d’ardeur et d’éclat à travers le domaine encore mal exploré de la pathologie nerveuse ? De même, comment aurait-il pu, à certaines heures, rares, il est vrai, s’évader pour faire l’école buissonnière à la recherche de quelque œuvre d’art, de quelque vieux livre précieux ?

Son petit hôtel, aux environs du parc Monceau, était un véritable musée. Il y entassait des marbres grecs réunis au cours de ses voyages, des bronzes et des tableaux anciens, et il gardait sur la table de son cabinet de consultation tel torse de femme émouvant de grâce et de perfection, et qui lui rendait le sens de l’harmonie et de la beauté, trop souvent troublé par les propos de ses malades. Dans son élégance discrète, sa maison ne rappelait ni le luxe tapageur et cru ni l’austérité morne et vulgaire de certains intérieurs médicaux. Elle était aimable et mesurée, grave et parée de splendeurs, comme ce temple d’Épidaure où l’antiquité souffrante venait porter ses vœux.

Quand Félicité et sa nièce entrèrent chez le docteur Lenoël, il les considéra de cet air de bienveillance et d’intérêt qui met au cœur du malade la confiance et l’espoir, ces commencements de la guérison.

Puis il posa sur Louise un second regard charmé, un fin regard d’artiste, et, faisant signe aux deux femmes de prendre place, il se tut en s’inclinant, évitant ce premier et désobligeant interrogatoire qui rappelle celui du juge d’instruction et glace le patient d’effroi.

Ce fut Félicité qui parla : « Cette enfant, sa nièce, ne se remettait pas d’un grand chagrin, et sa santé, excellente jusque-là, en était ébranlée. »

Lenoël se leva, et, sur une chaise, à côté de son fauteuil, fit asseoir Louise.

— Depuis quand ce chagrin ? — demanda-t-il doucement, en lui prenant la main.

Et dans ce geste il ne mettait pas l’attention minutieuse d’un praticien qui tâte le pouls, il semblait plutôt chercher au loin, à travers le flux et le reflux de ce sang trop vivement chassé, le mystère de cette petite âme troublée et qu’il sentait frémir sous ses doigts comme un oiseau.

— Depuis plus de trois mois, — dit Louise, d’une voix assurée.

Quoiqu’elle tremblât, un grand apaisement, à le voir, se faisait en elle. Il lui paraissait puissant et fort et très bon. Et elle le trouvait beau, à la façon de ces vieux portraits où de nobles traits expriment, à travers l’or et la brume que le temps y a répandus, l’ardeur subtile d’un génie supérieur. Elle le sentait à la fois très secourable et très loin d’elle, autant par sa célébrité que par son âge, qui se marquait en légers sillons autour de ses yeux restés jeunes.

— Et, dites-moi, mon enfant, votre chagrin a-t-il été subit et imprévu, ou bien est-il venu peu à peu ?

Comme Louise cherchait à faire entendre qu’il avait été à la fois lent et fulgurant, Félicité expliqua :

— Elle s’est évanouie en lisant un journal qui lui apprenait un malheur irréparable et que ses inquiétudes mêmes ne pouvaient lui faire pressentir… C’était le 5 mars.

Lenoël regarda successivement Louise et sa tante et n’insista pas davantage, ayant tout compris.

— Maintenant, — dit-il, — je voudrais savoir les phases d’un état qui paraît arrivé à sa période aiguë.

Félicité raconta qu’après un temps de prostration sa nièce avait semblé se calmer, oublier même ; mais, depuis trois semaines environ, elle la voyait sombre et fiévreuse, en proie à une exaltation dont elle ne l’aurait pas crue capable.

— Et enfin, — ajouta-t-elle, — il y a deux jours, ou plutôt deux nuits, je l’ai surprise sur le balcon évoquant des souvenirs que cet endroit lui rappelait.

— Ceci, — dit Lenoël, — ne vous y trompez pas, c’est la fièvre de juin. Ce mois charmant est un mois terrible. L’air, si doux, est plein de germes, de pollens, de souffles perfides, et les soirs enchanteurs charrient l’angoisse, la démence et parfois le crime. La chose est bien connue à la préfecture de police et dans les commissariats. Le mois de juin est le mois des suicides et des meurtres passionnels. Est-ce que la nature se fait alors plus insidieuse, usant comme une femme de toute la grâce qui est en elle ? est-ce que la détresse, la misère paraissent plus intolérables parmi la joie qui éclate dans l’air et sur la terre ? Il est certain qu’en ce mois, que les anciens consacraient à la jeunesse, les créatures sont secouées d’un grand spasme que toutes ne supportent pas impunément. Ne doutez pas, mesdames, que ce fut au mois de juin que le serpent tenta Ève, — dit Lenoël en souriant, — et qu’elle succomba.

À ce moment, une même pensée traversa comme un éclair leur esprit, à toutes deux, tandis qu’elles écoutaient le professeur.

« C’était le 21 juin — se disait Louise — que nous sommes allés à Versailles. »

Et Félicité, dans le lointain de ses jeunes années, revoyait un matin tout fleuri et parfumé, un matin de juin aussi…

— Ce qu’il faut à cette enfant, — continua le docteur Lenoël, — c’est changer de milieu, et cela le plus vite possible. Notre mémoire est une enregistreuse dont nous ne soupçonnons pas l’exactitude et la perfection. Tel endroit, telle senteur, une simple fleur, font revivre en nous tout un monde d’émotions qui semblaient oubliées. Il faut fuir les lieux qui peuvent ressusciter nos douleurs, il faut couper les ponts derrière soi : on ne vit pas du passé…

» D’ailleurs, si j’ai bien saisi le sens des paroles de madame votre tante, il y a eu de votre part un premier effort pour rentrer dans votre état normal. Un instant, vous avez paru échapper aux désordres nerveux. Mais un état nouveau est survenu, amenant de la fièvre et une recrudescence de symptômes morbides. C’est contre ce dernier état qu’il faut lutter, car c’est de vous surtout que dépend votre guérison. La douleur peut se dériver à la façon d’un ruisseau. Si vous la laissez vous baigner tout entière, ce n’est pas seulement votre grand chagrin, ce sont les peines de toute votre vie qui vont renaître et reverdir.

Puis le docteur, s’adressant à Félicité, demanda :

— Vôtre nièce était-elle, avant cette épreuve, d’humeur gaie ou triste ?

— Triste serait trop dire, — répondit Félicité, — mais il est certain qu’on ne pouvait pas non plus la trouver gaie.

— Parfaitement, — reprit Lenoël, — et, si elle n’a pas le courage de réagir, la mélancolie comme un voile funèbre va s’étendre sur elle. Et cela ne saurait convenir à son âge, ni — ajouta-t-il gracieusement — à sa figure.

» Faites votre effort, mon enfant, je ferai le mien. Mais, comme depuis deux siècles, nous autres docteurs, nous ne portons plus de bonnets pointus, cela nous ôte jusqu’à l’apparence d’être des devins et des sorciers. Mes conseils, vous allez en juger vous-même, sont bien faciles à suivre.

» Je répète ce que je disais tout à l’heure, il faut changer de milieu… Les anciens, auxquels j’aime à recourir, avaient imaginé un symbole admirable. Ils supposaient qu’au sortir de ce monde, les dieux nous plongeaient dans une onde bienfaisante qui nous ravissait la mémoire. Tout ce qui avait souillé, blessé, meurtri les âmes était à jamais oublié ; regagnant leurs forces ingénues, elles posséderaient le bonheur sans mélange… Il faut, mademoiselle, aller vous tremper dans le fleuve Léthé.

» L’endroit où je veux vous envoyer n’est pas en Grèce et n’est arrosé que par une mince rivière qui n’a d’autre vertu que d’être fraîche et pure. Mais le paysage, le ciel, la terre, tout dans ce lieu mettra en vous une paix secourable et profonde. Au lieu de cet air subtil et enflammé de Paris, qui pour beaucoup, pour vous actuellement, est un poison, vous sentirez une langueur douce, un souffle calmant vous pénétrer, vous bercer comme font les mères qui endorment leurs petits enfants.

» Et de ces arbres mignons qui jettent de grandes ombres, de tout ce pays simple et naïf, montera, affluera en vous le calme, le calme divin. Et vous deviendrez inconsciente et candide comme les petites fleurs des champs.

» Ce lieu enchanté, que je vante avant de vous l’avoir nommé, s’appelle Selisbad. Il est situé dans un vallon du pays rhénan et il est si vert, si propre, si coquet, qu’il ressemble à un beau jouet machiné de Nuremberg, au milieu duquel circulent des poupées falotes et souvent un peu comiques.

» Le traitement sera peu de chose. L’air, l’exercice, la vie réglée et paisible suffiront, sans doute. Peut-être mon confrère de là-bas, pour lequel je vais vous donner une lettre, vous conseillera-t-il des bains. Ils sont fort réputés pour leurs qualités dermiques, mais de ce côté je crois que vous n’avez rien à désirer.

Et le docteur Lenoël, s’étant mis à écrire, demanda à Louise de lui dire son nom.

Ayant terminé, il ajouta :

— À mes avis, mesdames, je vais joindre une confidence : j’irai peut-être moi-même à Selisbad. Lorsque mes besognes sans nombre m’en laissent le temps, c’est là que je vais quelquefois me réfugier et chercher un peu de repos. Mais je me garde d’en parler, de peur d’être suivi par l’essaim de mes malades. Ma clientèle est une clientèle terrible. J’aimerais mieux être aux mains des démons qu’en celles de quelques-unes de mes plus aimables détraquées.

Le docteur Lenoël quitta son fauteuil, tendant la lettre qu’il avait cachetée. Puis, comme il allait ouvrir la porte, il dit à Louise :

— Quand vous serez là-bas depuis quelques jours, envoyez-moi de vos nouvelles… Je vais inscrire votre nom.

Et, d’une écriture rapide, il traça sur son calepin les deux mots : « Louise Kérouall ».


XV


Louise s’en alla, dans la première semaine de juillet. Pour l’accompagner, Félicité lui avait cédé sa femme de chambre, sa Rosalie, à qui elle tenait pourtant beaucoup. C’était une fille de trente-cinq ans, d’allure modeste et d’aspect comme il faut et qui pouvait très bien figurer une demoiselle de compagnie. Louise se logea dans le meilleur hôtel. Sa fenêtre s’ouvrait sur des parterres fleuris, au-dessus desquels s’allongeaient des allées de tilleuls qui jetaient une ombre profonde. Des bouquets d’arbres s’étageaient sur les collines.

Le pays se montrait bien tel que l’avait décrit le docteur Lenoël, de grâce souriante, un peu enfantine. Les prés étaient vert tendre et tout émaillés de fleurs, et des ruisseaux couraient au travers. Au loin, les montagnes rangées en cercle, boisées jusqu’à leurs cimes, semblaient être les gardiennes de cette vallée paisible.

Et, tout alentour, les maisons, les petites rues offraient cet aspect avenant et gai dont l’Allemagne excelle à parer ses dehors les plus humbles, en les faisant briller de fraîcheur et de gentillesse.

Le jour même de son arrivée, Louise se rendit chez le docteur. Il habitait au rez-de-chaussée d’une petite maison coquette et fleurie et sur une plaque de cuivre se lisait gravé :

Doktor Rottenheimer, von 2 bis 4.

Une bonne parut et introduisit Louise dans le petit salon. Trois personnes y attendaient déjà : une vieille dame abîmée dans ses rêveries, un monsieur d’âge moyen, et un jeune homme à la tournure cambrée et arrogante des officiers allemands.

Dès qu’elle fut entrée, les deux hommes se mirent à considérer Louise avec une insistance qui, en France, eût marqué le comble de la sottise et des mauvaises façons. Mais les Allemands, qui joignent beaucoup de naïveté à quelque grossièreté native, fixent les regards sur les femmes comme ils les fixeraient sur un paysage, ce qui vient peut-être de ce que les femmes de leur pays sont douces, soumises, tendres et accueillantes comme leurs prairies elles-mêmes.

Au bout d’une heure environ, la porte s’ouvrit enfin pour Louise, qui se vit saluée par un petit homme tout court, à cheveux d’or, à lunettes d’or, et à figure poupine. Elle lui tendit sa lettre d’introduction et, dès qu’il aperçut la signature, il devint du coup très empressé, et son sentiment de respect était tel qu’il faisait en lisant de petits saluts et des courbettes, comme s’il se fût trouvé en présence du professeur Lenoël lui-même.

Les âmes allemandes sont des abîmes, ou plutôt des temples de déférence, où brûle un perpétuel encens.

Enfin il regarda sa visiteuse, parut surpris, déplaça ses lunettes, les rajusta, et, comme il était curieux, tant de questions à faire lui vinrent ensemble à l’esprit qu’il n’en fit d’abord aucune : de même arrive-t-il, lorsqu’une issue est trop encombrée, que personne ne réussit à sortir.

Puis il demanda si elle comprenait l’allemand, son français à lui étant très mauvais. Elle répondit qu’elle en savait quelques mots à peine. Il continua :

— Mademoiselle est sûrement de Paris ?… Professor Lenoël recommande mademoiselle très chaleureusement… Il dit qu’il faut ensemble fortifier et calmer… Il est un grand savant, très connu et vénéré chez nous… Est-il un ami à vous ?

Elle ne répondit pas et parla du traitement qu’elle devrait suivre.

— Les bains, le repos, la marche, le tout harmonieusement combiné, et nous aurons un résultat excellent. Tout le monde, les dames surtout sont enchantées de leur cure… Et les bains sont balsamiques… Vous devrez vous lever de bonne heure, prendre le bain, et ensuite vous remettre au lit. Après, nous verrons pour le petit-lait… Et j’espère que mademoiselle sera contente de tout.

» L’hôtel est très bon, la nourriture très bonne aussi… Professor Lenoël y demeurait… L’an passé, il n’est pas venu, mais il y a deux ans… Une dame de Paris est venue aussi en même temps, je crois, une dame du Théâtre-Français, très belle, mais sans comparaison moins belle que vous, chère demoiselle… Nous voyons malheureusement très peu de Françaises. C’est dommage. Mais, j’espère, cette année, nous verrons le professeur.

Louise ne savait pas. — Décidément son médecin lui semblait bien bavard. Mais il la touchait par sa rusticité.

Lorsqu’elle le quitta, il promit sa visite pour le surlendemain : après le second bain, il viendrait s’assurer de l’effet du traitement…

Le jour suivant, Louise sortit dès le matin pour faire sa promenade. Les allées étaient déjà pleines de monde, gens de tout âge, de conditions diverses, qui tous allaient et venaient, sur un étroit espace, du même train monotone et automatique. Et ils paraissaient vraiment machinés comme les six cents poupées qu’on voit dans les jardins du château d’Heilbronn près Salzbourg, qui fonctionnent à l’aide de jeux d’eau et figurent la population d’une petite ville allemande.

Mais ce qui déconcerta Louise, ce fut l’immense curiosité dont elle devint aussitôt l’objet, de la part de ces personnes d’apparence inoffensive. Et ce n’était pas, elle le sentait bien, la curiosité flatteuse, parfois libertine, émue, audacieuse, qui chez nous palpite autour d’une jolie femme ; c’était une curiosité lourde, hostile, et comme hérissée. Hommes, femmes, petits enfants, s’arrêtaient sur son passage, se formaient en groupes, la considéraient, vaguement méfiants. Magicienne, nixe, ondine, ou simplement Parisienne, ils la devinaient très loin d’eux, se mouvant au milieu de sortilèges et de subtils parfums, qui les effrayaient. Louise résolut de ne plus aller que sur les routes et les grands chemins, et, prenant ses repas dans sa chambre, elle put échapper au zèle de ses observateurs.

En suivant les lacis tracés parmi les bois, elle trouva des bancs isolés, où la vue s’élargissant à travers l’écart des arbres découvrait un fond de vallée, tout un abîme verdoyant, qui s’en allait, comme un affluent, rejoindre la grande vallée rhénane. Accompagnée de Rosalie, elle se plaisait à passer de longues heures dans ces bois où la lumière tamisée descendait toute verte.

Et l’apaisement se faisait en elle. Ce n’était pas encore l’oubli promis par le docteur Lenoël, mais, au milieu de ce silence et de cette solitude, les choses devenaient moins précises, moins cruelles.

Elle avait emporté quelques livres que Toussard lui avait choisis avec soin et avec goût… Et lentement, dans le temps et dans l’espace, ses souvenirs s’estompaient…

Vint le docteur Rottenheimer. Il la complimenta de sa mine superbe, de son teint frais, et exprima l’espoir qu’elle ferait une double cure, le résultat étant si excellent.

Puis il se remit à poser des questions. Il voulut savoir si la personne arrivée avec elle était sa parente ou seulement une demoiselle de compagnie, si sa famille était nombreuse, combien de frères et de sœurs, et quel âge avait monsieur son père. Ensuite il reparla du professeur Lenoël, exprimant le regret qu’il ne fût pas marié et entouré de soins domestiques.

— Moi, — ajouta-t-il, — je me suis marié à vingt-deux ans, et dans ma dix-huitième année j’étais fiancé. Ma femme est deux ans plus vieille que moi, nous avons déjà sept enfants.

Et il se tût, songeant qu’il avait bien mérité de Dieu et de son pays. En s’en allant, il annonça une nouvelle et prochaine visite.

Ce matin-là, Louise s’était dit qu’elle écrirait au docteur Lenoël, qui le lui avait si obligeamment demandé. Mais l’idée de lui adresser la lettre même la plus simple la troublait extrêmement. Qu’était-elle, pauvre petite demoiselle de modes, auprès de cet homme d’une gloire partout consacrée et d’un charme, d’un attrait dont elle avait éprouvé, elle aussi, la singulière puissance ?

Assise devant sa table, au coin de la fenêtre donnant sur les beaux parterres et le riant paysage, elle ne s’aperçut pas d’abord que deux jeunes gens, à l’allure militaire, à la moustache savamment menaçante, comme celle de leur Kaiser, se promenaient avec affectation en la lorgnant. Les remarquant enfin, elle se retira ; mais, peu d’instants après, un garçon d’hôtel lui présentait deux cartes : « Freiherr von Lützburg », « Graff Wildenstein ».

Sur l’une des cartes se lisait en français : « Mon ami et moi serions heureux de nous mettre à la disposition de mademoiselle Kérouall, et de lui faire les honneurs du pays. »

Louise renvoya les cartes en disant qu’elle ignorait qui étaient ces messieurs.

Désormais, plus encore, elle tâcha de se glisser rapide et furtive à travers ces groupes qui la guettaient du fond de leur oisiveté maussade.

Parfois, en se promenant, elle se prenait à songer à ce billet qu’elle avait adressé au docteur Lenoël : peut-être s’était-il perdu, peut-être encore, étant arrivé, ne serait-il jamais lu. Alors elle se le figurait égaré dans cet amas de papiers, d’enveloppes timbrées de tous les pays, qui encombraient la table du professeur lorsqu’elle lui avait rendu visite…

Une quinzaine s’était écoulée depuis l’arrivée de Louise dans la petite ville d’eaux. Vers deux heures de l’après-midi, à cause de l’ardeur brûlante de l’air, elle avait clos les persiennes de sa chambre. Parmi l’ombre qui l’emplissait, flottait une poussière d’or semblable à une fine poudre de soleil, et, dans le silence, on n’entendait que le vol d’une grosse mouche bourdonnante qui menait toute seule la cadence de l’été. Louise, à demi étendue sur un petit divan, tenait un livre et fermait les yeux, et son léger peignoir, d’où s’échappaient ses bras blancs, s’entr’ouvrait sur sa poitrine.

On frappa, et de nouveau un garçon d’hôtel lui présenta une carte. Cette fois, son émoi fut grand ; elle lisait ces deux mots : « Professeur Lenoël ».

— Je le recevrai, — dit-elle.

Elle s’était levée, et, toute pâle dans le demi-jour, avec l’auréole de ses cheveux blonds, elle ressemblait à quelque sainte de l’école vénitienne, une Ursule ou une Catherine, offrant d’une grâce altière ses charmes délicieux au bourreau.

Le docteur était entré et, lui prenant la main, la regardait.

— Mon enfant, je suis étonné et ravi en vous revoyant. Je ne reconnais plus la petite fille dolente d’il y a un mois. Vous étiez un rayon de lune, et vous voici rayon de soleil.

— Docteur — fit Louise, — vous êtes bon de me rendre visite et de vous être souvenu de moi.

Et elle lui offrit l’unique fauteuil de sa chambre.

— Je suis ici depuis ce matin, — dit Lenoël, — et je pensais vous retrouver à l’heure du déjeuner, du « dîner », comme on dit ici, mais j’ai appris que mademoiselle Kérouall prenait ses repas chez elle.

— Je vais vous dire, docteur : ces Allemands avaient une manière si bizarre de me dévisager, que j’ai dû renoncer à me mêler à eux. Leurs façons me rappelaient les gens de chez moi, qui allaient regarder sur la place les ours et les singes de passage… Je ne suis pourtant pas une bête curieuse.

— Peut-être que si ! — fit en souriant Lenoël ; — mais il est vrai que les Allemands manquent parfois de goût et de tact. Enfin, mademoiselle, ne vous tourmentez plus : désormais vous serez protégée. Il vous arrive un défenseur et il saura faire revivre parmi ces étrangers les beaux jours de la chevalerie… Car ce pays, que couvrent aujourd’hui les brasseries et les casernes, fut jadis la terre suave et fleurie où la femme se vit célébrée en immortels accents. Dans ces temps-là, des rives du Danube à celles du Rhin, se répandaient les échos des chansons d’amour. Je vous raconterai cela ; en attendant, je me déclare votre champion… Et, dites-moi, ce traitement vous réussit à merveille ? Dormez-vous ? la fièvre vous a-t-elle quittée ?

Et, lui saisissant le poignet, il le garda quelques instants entre ses doigts.

— Allons, tout va bien, tout va au mieux… Vous êtes, sans doute, ici avec madame votre tante ?

— Non, — répondit Louise ; — je suis venue avec une personne de confiance, presque une amie. Ma tante était encore retenue à Paris… Car nous sommes modistes, docteur. Vous ne vous en doutiez peut-être pas ?

— En effet ! — fit-il, — je ne m’en doutais pas ; je vous croyais… au fait, je ne sais pas trop moi-même ce que je vous croyais… Je vous ai prise pour une Parisienne simplement, une Parisienne des plus rares… Et cela en soi est une condition, un état, une vertu. La Parisienne est certes un des ouvrages les plus fins et les plus achevés de cette nature qui a tant produit, tant gâché, tant jeté au rebut !… Et maintenant, mademoiselle Kerouall, je vais vous laisser poursuivre le rêve que ma visite a interrompu. Moi aussi, je me reposerai jusqu’au soir. Vers sept heures, je viendrai vous chercher, car vous dînez avez moi : c’est ma seule ordonnance aujourd’hui…

Pour lui faire honneur, Louise choisit, ce soir-là, sa plus belle robe, une robe glissée à son insu dans sa malle par Félicité. Tant pis si les Allemands braquaient les yeux sur elle ! Avec sa toilette à bouquets de fleurs et son chapeau de bergère, elle était de force à braver des états-majors.

Lenoël la conduisit sous la véranda du Kurkaus : on y dînait à de petites tables, tandis que la musique jouait des valses viennoises. Et de ce que le général von der Rohr et tous ses aides de camp ajustassent leurs monocles pour la mieux voir, elle ne s’en soucia seulement pas, tant elle se sentait hautement protégée.

D’ailleurs nombre de ces personnes saluaient le professeur.

— Ces messieurs — dit-il à voix basse — sont fort polis. Ils se sont fait jadis présenter à moi, et je ne puis me soustraire tout à fait à l’empressement qu’ils me marquent. Mais l’idée que le général von der Rohr commandait le bataillon qui campait devant l’Arc de Triomphe me gâte un peu la bonne grâce de leur accueil.

Puis, comme se parlant à lui-même, il continua :

— On a beau être un esprit méditatif et considérer à l’égal de ferments la colère et la rancune, on a beau concevoir leur relativité, et se dire que les plus vivaces, alors qu’elles sont transmises, durent à peine un siècle, et se subordonnent aux préjugés, aux intérêts, aux hasards, on leur reste tout de même soumis.

Et le docteur Lenoël soupira de savoir ses instincts tributaires de l’heure fuyante, tandis que son libre génie s’élançait bien au delà, dans l’espace.

La soirée était délicieuse. Le paysage tout proche semblait un décor de théâtre, où la lumière, savamment disposée, mettait en vue les parterres fleuris, et les grandes ombres massées tout alentour enfermaient ce joli endroit de fête, en faisaient le centre d’un aimable divertissement champêtre. Des bouffées de musique exhalaient leur mélodie dans l’air doux, comme pour préluder à quelque ballet d’elfes, dont les robes blanches et les pieds levés allaient s’échapper du feuillage.

— Avez-vous froid ? — dit tout à coup Lenoël à Louise ; — j’ai cru que vous frissonniez.

Non, elle n’avait pas froid, mais soudain cette petite table, avec ses deux couverts et son bouquet de fleurs, lui rappela une autre table placée comme celle-ci au seuil d’un grand parc obscur. « On ne vit pas du passé », — lui avait dit Lenoël au jour de la consultation. Et, ce soir, le sentant auprès d’elle, calme et souriant, image de force paisible et de puissance, elle se disait que lui seul pourrait l’aider à refouler ce passé, dont le souvenir la poursuivait encore.

— Me direz-vous du moins à quoi vous songez en me regardant avec de grands yeux de mystère ? — reprit-il. — Vos yeux ont la couleur des scarabées bleus d’Égypte. Les déesses de Thèbes et de Memphis posaient sur leurs poitrines ces bijoux, semblables à d’énormes turquoises pailletées d’or. Pense-t-on, avec des yeux pareils ? Je ne sais. Mais on répand autour de soi des germes de pensées et de désirs, qui s’agitent, s’épanouissent, et deviennent parfois des fleurs merveilleuses de poésie ou d’art. Qui dira de quels chefs-d’œuvre, dont le monde s’est embelli, un inconscient regard de femme fut peut-être l’origine ?… Je me figure que la beauté sereine, harmonieuse et parfaitement réalisée, telle que l’ont conçue les Grecs, n’est guère conciliable avec le mouvement de la pensée. La pensée, comme une flamme, ravage et détruit. Et je conclus que mademoiselle Louise Kérouall ne pense pas, ne doit pas penser.

— Mais, docteur, — dit Louise un peu troublée, — je dois tout de même penser à ma façon, puisque ma pensée me fait souffrir.

— Mon enfant, — s’écria Lenoël, — vous venez de renouveler la formule même de la philosophie moderne en France. On avait dit : « Penser, c’est être. » Vous dites bien mieux. Mais prenez garde : en donnant asile au raisonnement, ce fils bavard de la pensée, vous allez altérer les lignes délicieuses qui, le long des tempes et des joues, vont rejoindre le jet souple, fin et altier de votre cou. J’ai un petit fragment de marbre grec du IVe siècle, dont le galbe vous ressemble. Malheureusement, il est très mutilé.

Il resta quelques instants à la considérer de face, de côté, se penchant même pour la voir de biais, puis il dit :

— Savez-vous mon projet, mademoiselle Louise ? Je vais faire venir de la cire à modeler de Paris : elle sera ici dans quelques jours et j’essaierai de faire un petit buste d’après vous. Je suis sculpteur, à mes heures perdues, et je voudrais que vous fussiez mon chef-d’œuvre, si toutefois vous voulez bien me servir de modèle.

— Docteur, ce sera pour moi un grand honneur. En vérité, je ne sais que vous dire : je suis si confuse auprès de vous, si infime !

— Ne dites rien, mon enfant, et sachez qu’on ne doit jamais de reconnaissance. Il n’est pas de dévouement ni de sacrifice qui n’ait sa source dans notre orgueil ou dans notre sensualité.

Et, lui offrant le compotier, il ajouta :

— Voulez-vous encore quelques prunes ? Elles sont excellentes.

Leur repas s’achevait dans la douceur du soir bienveillant. Peu à peu les tables s’étaient dégarnies, les dîneurs allaient faire un dernier tour de promenade. En passant, la comtesse de Falkenberg se dressa de toute sa haute taille et de sa fierté de Markgræfin. Elle répondit à peine au salut de Lenoël et s’éloigna, portant sa morgue et son arrogance comme deux plumets qui l’auraient coiffée.

— C’est une dame féodale, — dit-il tout bas. — Ici elle paraît déjà un peu démodée, mais chez nous elle deviendrait personnage d’opérette : l’entrée en musique s’imposerait.

Le docteur avait allumé un cigare, et, les yeux à demi clos, il suivait les méandres capricieux de la fumée qui s’envolait.

— Demain, — dit-il tout à coup, — je n’aurai pas le joli plaisir de dîner avec vous : je suis invité chez un confrère. Mais nous nous verrons dans la journée.

Tous deux se levèrent, Louise secoua ses jupes légères. Dans la nuit claire ils virent le ciel plein d’étoiles comme un champ de fleurs. Au bas de l’escalier, ils se quittèrent.

Il la suivit des yeux, regarda monter et disparaître la robe semée de jacinthes, puis, se demandant ce que la vie, la vie aux rudes mains, ferait de ce jouet exquis et fragile, il eut un peu de tristesse.

Et il songea au petit fragment de marbre, dernier vestige de beauté, qu’il avait pieusement recueilli.


XVI


Le docteur Lenoël avait du génie, mais il était victime de sa grâce. Cette grâce n’était pas la parure et le vain ornement de sa pensée, elle était sa pensée elle-même qui rayonnait et se jouait. Il avait une façon généreuse et charmante de se répandre, de se prodiguer, de faire sans cesse aux autres le don magnifique de lui-même, qui leur laissait l’illusion d’être en communion avec lui et allumait en eux des foyers d’orgueil et des exigences que rien ensuite ne pouvait plus satisfaire.

Les femmes surtout l’enchaînaient par toutes les ressources de leur faiblesse redoutable. Comme des rosiers grimpants, elles jetaient autour de lui les rameaux de leurs âmes avides et tenaces. Orageuses et véhémentes ou de douceur impérieuse, elles usaient de cette inconscience par où s’exerce la tyrannie innocente et terrible. Et si le docteur Lenoël possédait quelques attributs vraiment divins, tels que l’infinie pitié et la parfaite clairvoyance, il ne lui manquait pas moins ceux d’omniprésence et de diffusion, ce qui rendait sa tâche presque impossible parfois.

Le courrier qui arrivait pour lui, chaque matin, emplissait le portier d’admiration, et ne se pouvait comparer qu’à celui du chancelier de l’Empire, qui avait passé une saison à l’Hôtel de Bavière.

Jacques Lenoël entra chez Louise, tenant à la main le volumineux courrier. Ces lettres étaient de toutes sortes : les unes, jaunes et fripées, avaient des figures de mendiantes ; d’autres, épaisses, inquiétantes, mémoires de fous ou de monomanes dans lesquels la raison incertaine s’égarait au long des pages comme un voyageur perdu ; et, parmi la correspondance courante, — clients, élèves, confrères, écoles, académies, — les lettres de femmes mettaient leurs parfums, la fantaisie de leurs cachets, les nuances audacieuses ou tendres des papiers, et les écritures envolées comme des flèches ou enlaçantes comme des lianes.

— Mademoiselle Louise, — dit-il, — on vient de me faire à cause de vous une scène de jalousie. Oh ! ne vous moquez pas, ç’a été une vraie scène, et que je ne mérite pas, vous le savez bien… Vous portez ombrage à une princesse. Elle m’aime depuis trois ans et nous filons ensemble le parfait amour au clair de lune… une lune allemande, car celle de Paris se moquerait de nous… J’ai connu cette dame ici. Elle est veuve, après avoir été l’épouse morganatique d’un prince régnant. On dit qu’elle fut jolie jadis ; aujourd’hui, sous l’épanouissement d’une maturité abondante, heureuse et florissante comme une riche campagne, elle a gardé l’âme printanière. Elle orne son ample corsage de pâquerettes et les effeuille en levant les yeux au ciel. Pour elle, la vie apparaît pleine de roucoulements de colombes et de myosotis cueillis dans les prés humides. On prétend que les dames allemandes sont de mœurs faciles ; je n’ai jamais eu l’occasion de m’en assurer, mais elles m’ont souvent laissé voir leur sentimentalité, qui les baigne comme des ruisseaux de sirop très doux et un peu poisseux. Elles ont aussi une ingénuité, une innocence vraiment paradisiaques. Au cours des promenades que j’espère bien faire en votre compagnie, nous les surprendrons avec leurs fiancés ou leurs maris en des attitudes que la police des mœurs ne souffrirait pas chez nous. Ici on ne sourit même pas. Ce peuple est étranger au goût aussi bien qu’à l’ironie, mais il a d’autres qualités fortes et belles. Pour le travail, les Allemands sont des Cyclopes, et leur poésie plonge au plus profond des âmes et de la nature. Elle est à la fois lyrique et intime, et penche un visage familier sur le mystère infini du monde. Apprenez l’allemand, mademoiselle Louise, et je vous lirai des vers d’Henri Heine.

— Je sais un peu d’allemand, — dit Louise timidement ; — il y avait chez nous une sœur alsacienne qui voulait bien me donner quelques leçons. Mais ce peu n’est rien, et mon ignorance, hélas ! est sans bornes, Quand je vous écoute, il me semble, à chaque instant, qu’une île merveilleuse s’éclaire et se montre à moi. Vous êtes un grand magicien.

Au moment où elle prononça ce mot, Jacques Lenoël, qui déjà s’en allait, soudain s’arrêta, considérant avec étonnement cette petite fille qui restait confuse de son audace.

Ce mot, que de fois déjà il l’avait entendu ! Et voici qu’elle aussi, après tant d’autres, sentait, invoquait cette magie, ce charme pénétrant, cette puissance dont on lui faisait un tourment.

À son tour, elle viendrait à lui, apportant sa confiance, son trouble, son espoir, et lèverait vers le sien son doux regard bleu. Et lui, que pourrait-il pour elle ? Il la contempla dans la perfection de sa beauté, rose et lumineuse, sous le demi-jour de la chambre, et, la saluant avec mélancolie, il la quitta…

Le lendemain au soir, ils se retrouvèrent à la petite table, sous la véranda.

— Mademoiselle Louise, — dit gaiement Lenoël, — depuis hier j’ai lu près de deux cents lettres et j’ai répondu à quelques-unes. Je suis étrangement soulagé. Je me sens pour dîner avec vous le bon appétit d’une conscience heureuse. Que de toutes ces enveloppes déchirées se soit échappé un appel sérieux, et qui vaille une réponse, je ne tenterai pas de vous le faire croire. Mais il suffit que, dans cet amas, quelques voix, une seule même, me convie à une tâche utile, m’indique un devoir à accomplir, pour que je n’aie pas le droit d’être négligent. Il y a, en tout, beaucoup d’efforts, de peine perdue. Qu’importe, si, dans le désordre et la nuit, on a pu allumer une petite lueur secourable, qui montrera un chemin ! Le monde sort de tâtonnements et de longs essais, et qui dira à travers quels types disparus, méprisés, abandonnés, le génie de l’espèce a évolué avant de réaliser mademoiselle Louise Kérouall ?…

» Et vous, — ajouta-t-il, — qu’avez-vous fait pendant ce beau jour d’été ? À votre place, je sais bien à quoi je m’occuperais : je me mettrais devant le miroir. Vous êtes un des plus jolis spectacles qui se puissent contempler. Vous me découragez de quelques-uns de mes bibelots dont j’étais le plus fier.

— Docteur, — reprit Louise, — il y a bien de l’ironie dans vos compliments ; mais je la préfère encore à tous les hommages des autres. Au risque de gâter les lignes d’un visage auquel vous êtes trop indulgent, je voudrais saisir au vol toutes vos pensées et les garder en moi, non pas comme des papillons épinglés, mais flottantes et libres… C’est une belle ambition que j’ai là : tant pis si elle me ride un peu le front !

— Mon enfant, — dit Lenoël, — vous parlez légèrement d’une chose dont vous ne soupçonnez même pas le dangereux pouvoir. Des charmes comme les vôtres sont faits pour jeter à travers le monde des germes de haine et de discorde. D’après une légende antique, en semant des dents de dragons on faisait naître des guerriers tout armés. Vous ne sèmerez pas des dents de dragons, mademoiselle Louise, mais les désirs s’élèveront sans cesse sous vos pas, et les désirs sont belliqueux et cruels. Comme l’abeille ils distillent tantôt le miel et tantôt le poison. Non certes, vous ne savez pas la force redoutable qui est en vous, car vous en auriez peur vous-même.

» Je ne veux pas vous faire une leçon d’histoire et vous citer les dames qui troublèrent, ébranlèrent des royaumes, ni vous dire tous les artifices par lesquels s’exerça leur pouvoir. Presque toutes en usèrent au profit de leur ambition, parèrent leur orgueil de ce qu’avait conquis leur grâce. Furent-elles heureuses ? Je n’en sais rien. Mais vous n’êtes pas de leur race, et ni l’éclat ni la domination ne vous tenteront. Alors, que deviendrez-vous ? Qui recueillera votre beauté, qui lui offrira un asile sûr et digne d’elle ? Le roi Henri II d’Angleterre avait caché Rosemonde, son amie, dans un labyrinthe : une rivale sut l’y poursuivre et la faire mourir. Même dans le lieu paisible où nous sommes, lorsque vous passez, les regards s’allument. Et vous êtes si jeune, et vous devrez encore si longtemps marcher au milieu des convoitises brutales des hommes ! Quand je réfléchis à cela, et que je vous vois si délicieuse et frêle, et sans défense comme une enfant, je suis pris d’une grande inquiétude pour vous, Louise.

Il se tut. Et elle, l’entendant la nommer ainsi pour la première fois, baissa la tête, mais sentit une chaleur douce lui venir au cœur. L’orchestre jouait une de ses éternelles valses, une valse en trilles qui tournait incessamment. Et la vie elle-même, emportée au rythme léger et vif de cette musique, fuyait au gré des airs de danse vers des plaisirs toujours renaissants.

Quand Louise leva les yeux, elle vit tout près d’elle le général von der Rohr, escorté de deux aides de camp. Il venait saluer le docteur. Quelques paroles furent échangées, et, au moment où les trois hommes allaient s’éloigner, Lenoël, très brièvement, les nomma à la jeune fille.

— Ils ont voulu vous regarder de plus près ! — dit-il ensuite, un peu agacé.

Louise et le docteur s’attardèrent encore parmi les tables abandonnées et les bouquets qui s’effeuillaient, puis il offrit de faire quelques pas dans l’allée de tilleuls, avant de rentrer.

Les promeneurs, à deux ou réunis en petits groupes, cheminaient sous la nuit clémente, qui les enveloppait de son mystère. Au bout de l’allée, à l’endroit où s’arrêtait l’éclairage, un sentier aboutissait, qui, plongeant dans le noir, opposait aux curieux son ombre profonde. Et, de temps en temps, on voyait apparaître des couples encore tendrement enlacés, et qui, chaussés d’affreuses bottines, semblaient marcher dans leur rêve.

— Diable ! — s’écria tout à coup le docteur, — voici la princesse !

Et Louise aperçut une grosse dame blonde, rose, émue et parée, et qui, s’appuyant au bras d’un très jeune officier, venait de surgir de la route sombre.

— Feindre de ne pas la reconnaître — dit Lenoël — serait une impertinence.

D’ailleurs ce fut elle qui alla à lui, après avoir quitté son compagnon.

— Eh bien, docteur, — fit-elle, — je vous surprends de nouveau en romanesque aventure ! Je ne croirai plus désormais à toutes vos belles maximes stoïques : vous les réservez pour les dames allemandes.

— Princesse, — répondit Lenoël, en lui baisant la main, — vous auriez bien tort. Notre âme n’est pas la vôtre, nous ne trempons pas dans le même air que vous, et, lorsqu’un Français et une Française causent ensemble, il y a dix à parier contre un qu’ils ne causent pas d’amour, ou du moins de leur amour. Nous sommes légers, moqueurs et cyniques, et nos femmes ne sont pas plus sérieuses que nous.

— S’il en est ainsi, — répondit la princesse, — je vous plains, je vous plains profondément. Vous vous figurez être les sages, et vous êtes les dupes, puisque avec une puérile folie vous méprisez ce qui fait la beauté et le prix de nos jours. Vous ignorez que la terre entière est un luth qui chante et que chaque minute du temps est vibrante de poésie, et qu’il faut savoir la saisir, la vivre. Oui, docteur, la vivre ! Et ainsi vous aurez atteint la mesure de vos joies, tandis que votre ironie cruelle et aride n’est qu’un souffle, un pauvre petit souffle stérile, et qui finalement vous usera comme une mauvaise toux.

— Princesse, vous m’émerveillez ! — dit Lenoël. — D’ailleurs je ne tenterai pas de vous répondre : je suis criblé de vos flèches, qui sont d’or et de feu.

Puis, désignant Louise :

— Permettez-moi de présenter à Votre Altesse mademoiselle Louise Kérouall, une jeune malade que sa famille n’a pu accompagner.

La princesse, qui portait le nom de comtesse de Schœnfels que le prince lui avait donné en l’épousant, dit quelques mots obligeants à Louise, la complimenta sur sa toilette si élégante et si parisienne.

— Nos modistes et nos couturières, — ajouta-t-elle, — quoique pleines de zèle et de bonne volonté, cherchent en vain à réaliser ces chefs-d’œuvre de goût. Les tissus de chez vous, les modes, les coupes ont un cachet incomparable. En voyant ces robes combinées avec tant de grâce et de fantaisie, en admirant avec quel art on sait user du tulle, de la gaze, du velours, et quelles harmonies on en tire, je suis émerveillée et je me dis que c’est là peut-être où réside la vraie poésie de la France.

Louise se promit de retenir tous ces beaux discours pour les redire à Toussard, qui s’en amuserait beaucoup.

Comme on arrivait au Kurhaus, la comtesse de Schœnfels invita le docteur et sa compagne à la table à thé qui était dressée et leur offrit quelques sucreries. Des amis survinrent, et, parmi eux, le jeune officier de la promenade sous bois…

Un peu plus tard, en reconduisant Louise, Lenoël lui dit :

— La princesse est certes pour étonner, mais elle a de l’éloquence et ne manque pas d’esprit. Elle fait des vers, qu’elle signe du nom de « Sapho Rhénane », et qui ne sont pas plus mauvais que bien d’autres. Et, comme elle a gardé une sorte de cour, ayant longtemps présidé les réceptions intimes du prince, autour d’elle on vante son génie. Sa faiblesse est d’aimer les très jeunes gens et de prendre pour les effluves de son âme les épanchements de sa riche santé. Elle est, d’ailleurs, de commerce agréable et fort instruite. Elle vient de me demander si vous n’étiez pas de cette famille bretonne des Kérouall qui donna jadis une maîtresse au roi Charles II d’Angleterre. Je n’avais pas pensé à la similitude du nom… Faites-moi songer à vous raconter l’histoire de cette favorite, dont je me rappelle très bien le portrait, conservé à Hampton Court, près de Londres.

» Bonsoir, mademoiselle de Kérouall ! — ajouta-t-il, en saluant profondément.


XVII


Louise connut alors des jours heureux. Sans cesse le train de vie de la petite ville d’eaux la ramenait auprès du docteur, et il lui témoignait un goût, un empressement, dont la flatterie délicate la ravissait. Il l’emmenait en promenade dans les environs, l’accompagnait parfois dans les courses pédestres qui faisaient partie du traitement, et très souvent l’invitait à dîner avec lui.

Le plus beau temps du monde avait jusqu’ici mis autour d’eux son rayonnement et sa joie. Mais, un matin, il se gâta. Pendant deux jours il plut ; une pluie fine et serrée, infatigable, posa ses rayures grises sur le paysage, et des brumes semblables à des lambeaux d’étoffe pendirent du ciel, bornant l’horizon, le faisant petit comme un îlot perdu dans l’infini des eaux. Et durant ces deux jours Louise ne vit pas le docteur Lenoël. Elle savait qu’il attendait de nombreuses visites venant des environs, des villes universitaires, des instituts médicaux, elle savait qu’il dînait chez la comtesse de Schœnfels, et puis elle ne savait plus rien et s’en attristait.

Assise à sa fenêtre, elle regardait la nuit, qui s’éclairait un peu et montrait, derrière les nuages chassés par le vent, quelques étoiles craintives qui s’allumaient.

Elle entendit un coup frappé à la porte, et soudain le docteur fut là.

— Ma chère enfant, — dit-il, — j’arrive comme le cavalier du Roi des Aunes, trempé, harassé, à travers la tempête. Mais je n’ai rien abandonné aux méchants esprits des bois, pas même mon manteau, qu’ils me disputaient avec fureur. Ce matin, il m’a fallu partir pour Wiesbaden, d’où je viens… C’est chez moi, à Paris, que j’ai été trahi, et l’on m’a relancé ici. Je suis furieux.

Louise ne questionna pas, craignant d’être indiscrète, mais s’assurant une fois de plus quel assaut perpétuel se livrait autour de lui.

— D’ailleurs, j’en ai assez, — ajouta-t-il, — et désormais j’entends être laissé en paix et prendre mes vacances à ma guise… Pour commencer, je vous emmène déjeuner demain matin. Il fera beau, et nous irons par les bois jusqu’à une ferme où l’on mange des truites et des écrevisses dans un pré, sous des pruniers. Et tout le long de la route nous nous amuserons à poursuivre les papillons, à cueillir des fleurs, à grimper aux arbres fruitiers. Nous tâcherons de nous égarer, et nous ferons le rêve que la trace est à jamais perdue de ce malheureux, de ce persécuté professeur Lenoël… Voulez-vous, Louise ?

C’était la seconde fois qu’il l’appelait ainsi, mais cette fois il y apportait une gaieté familière. Et elle eut l’impression qu’elle était pour lui une sorte de soulagement et de revanche des autres, des belles dames exigeantes, insatiables.

Ils partirent dans la douceur d’un matin radieux.

— C’est un peu plus d’une heure à pied, avait dit Lenoël ; la route est presque constamment ombragée, et, d’ailleurs, la marche vous est excellente.

Il s’était mis en guêtres et en culotte, comme un touriste alpin, et portait un grand feutre mou qui le faisait ressembler aussi bien à quelque seigneur de la Renaissance qu’à un artiste de 1830. Il allait d’un pas alerte et de cet air simple, aisé et sûr, qui était une forme de sa grâce et de sa puissance.

Ils entrèrent sous l’allée des tilleuls, traversèrent un petit bois de chênes et virent en face d’eux une grande prairie qui dévalait en une immense coulée verte, tendre et moelleuse comme un tapis.

— Les mauvaises langues appellent ce pré « le lit d’amour de la comtesse de Schœnfels », — dit en souriant le docteur.

Puis ils prirent un sentier bordé de haies et de buissons et d’où la vue s’étendait sinueuse et fuyante jusqu’aux lointains bleus de la vallée rhénane.

— Ce pays est joli, — reprit Lenoël, — et, dès que disparaît le décor un peu puéril de notre petite station, il exhale le parfum sauvage et suave de son âme naïve et romantique… Car le romantisme, mademoiselle Louise, est sorti de ces vallons, de ces forêts, il est descendu des burgs ruinés dont se couronnent les coteaux du Rhin, et il est venu chez nous en cotte de mailles, casqué, emplumé, héroïque et frémissant. Il a régné sur nos boulevards, il a réglé la mode en poésie, en art, en amour. Et il a donné naissance à toute une génération de héros et d’héroïnes, qui, pâles et pensifs, ont modulé en longs soupirs les rêves de leurs âmes incomprises. On connut alors la haute cravate idéaliste et les cheveux ramenés en touffe sur le haut du front comme un nuage soucieux sur un sommet, tandis que les femmes laissaient leurs boucles couler à l’abandon, en saules pleureurs… Depuis lors, tout cela est évanoui, emporté à l’oubli, mais la nature est toujours fraîche et belle dans le charme invincible de son éternel renouveau.

À mesure qu’ils marchaient, quelques pins s’élevaient des broussailles, et tout à coup se déploya l’imposante forêt du Trautwald, couvrant tout un flanc de montagne de ses sapins orgueilleux. Ils y pénétrèrent, et aussitôt le demi-jour les enveloppa, mit autour d’eux une ombre pleine de mystère comme celle qui se répand dans les églises au jour tombant. Et les fûts des arbres se dressaient pareils aux piliers sans nombre de quelque inconcevable cathédrale qui ne finirait pas.

Ils allaient sans bruit sur le sol jonché d’aiguilles que l’hiver avait jaunies, et ils se taisaient, comme s’ils eussent craint d’entendre l’écho de leurs paroles monter dans le grand silence jusqu’à la voûte lointaine où s’entre-croisaient les dernières branches. Tout à coup le vent, semblable à un jeu d’orgue, passa dans les hautes ramures, en tira des accents sonores.

— On dirait de la musique, — fit Louise tout bas.

— Oui, du Wagner ! — répondit Lenoël. — C’est l’orchestre et le décor, il ne manque que les artistes… Mais n’êtes-vous pas fatiguée, la route est un peu plus longue que je ne pensais.

Louise n’était pas fatiguée : elle aussi avançait d’un pas allègre, et sa robe blanche glissait rapide, fuyait, reparaissait, claire tunique de chasseresse, lune brillante se jouant à travers les nuages.

— Attention ! — dit-il tout à coup, — c’est ici que nous tournons à droite : autrement, nous descendrions au ravin. S’égarer est charmant, mais nous serions obligés de pêcher à la ligne notre déjeuner, et nous n’avons pas ce qu’il faut pour cela.

Le soleil maintenant jetait des rayons presque verticaux, qui perçaient le dôme de verdure et coulaient en gouttelettes d’or le long des troncs sombres.

— Il commence à faire chaud, — dit Lenoël. — mais nous arriverons dans quelques instants.

Bientôt ils atteignirent la lisière de la forêt, qu’un pré coupait brusquement. L’auberge apparut. C’était une grande maison de crépi, toute blanche, entourée d’un balcon de bois, et qui tenait de la ferme, du chalet et de l’hôtellerie champêtre. Des bancs étaient placés devant les tables rustiques, qu’ombrageaient des pruniers et des cerisiers ; un ruisseau riait dans l’herbe et l’on voyait des carrés de légumes bordés de groseilliers parmi lesquels couraient des poules.

— Cet endroit est délicieux, — dit le docteur, — il sent la menthe et le fumier. Il est idyllique et un peu farouche et garde cette belle gravité et cette innocence paisible de la nature que l’on chercherait en vain dans nos guinguettes… Et vous verrez que nous serons bien servis.

Louise était pleine de joie :

— Je suis une sauvage — dit-elle ; — le monde me trouble et m’effraye, mais vous me faites comprendre la beauté des choses, et je tâche de retenir tout ce que vous me dites, afin d’y penser lorsque je ne vous entendrai plus.

Assis sur le banc près d’elle, il se tourna pour la regarder. Non, cette enfant n’était pas coquette : en lui parlant ainsi elle était candide et sincère, et montrait un visage aussi ingénu que les grands tournesols qui, à côté, levaient leurs disques d’or vers la lumière. Il lui prit la main affectueusement et lui dit :

— Mais pourquoi ne nous verrions-nous plus ?

— Pourquoi ? Mais parce que ça ne se pourra plus… Parce que…

Elle n’osa en dire davantage, et ajouta :

— Vous n’aurez guère le loisir de songer à la pauvre Louise Kérouall.

— Mangez vos truites, mademoiselle, et ne gâtez pas la joie de ce clair matin par les prévisions d’une courte et vaine sagesse. Les seuls rêves permis sont ceux qui peuplent l’avenir d’aimables fantômes. En qualité de votre médecin, je vous défends de mêler à ces jours qui ne sont pas encore les ombres créées par votre mélancolie. Et si vous êtes raisonnable, tout à l’heure, en prenant le café au lait, je vous raconterai l’histoire de votre homonyme Louise de Kérouall, favorite de Charles II.

Des étudiants étaient venus occuper les tables voisines et réclamaient bruyamment de la bière et des charcuteries. Ils étaient coiffés de la petite toque brodée, fixée à mi-front par une mentonnière ; presque tous portaient des balafres au visage, et plusieurs avaient les jambes nues. Louise les trouvait tapageurs et importuns ; d’ailleurs, bientôt ils furent cachés par le nuage épais que dégageaient leurs pipes.

Quand le café parut, dans de grands bols, Lenoël alluma un cigare, et, s’étant un peu renversé sur le banc, il dit :

— Louise de Kérouall, dont j’ai admiré le portrait par sir Peter Lely, était infiniment moins belle que vous. Les contemporains ont rapporté que ce fut surtout sa peau fine et satinée qui entretint les feux de son volage amant, et, quoique ses rivales, Nell Gwyn et la duchesse de Cleveland, l’éclipsassent par leurs charmes, elle ne fut jamais délaissée. Toute fillette, elle avait été attachée à l’aimable Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans, et ce fut celle-ci qui la conduisit auprès de son frère le roi Charles II, pour qu’elle servît les intérêts et la politique du tout-puissant Louis XIV, auquel la princesse était unie par des liens plus tendres que ceux de la parenté : cette petite Bretonne à la peau désirable était un agent diplomatique. Son biographe a pu relever le détail de son état de maison, de ses dépenses de toilette. Elle portait très agréablement le travesti, de mode à cette époque dans la haute société anglaise, ainsi qu’en témoigne le théâtre de Shakespeare, où les femmes se costument volontiers en pages ou en cavaliers… Après la mort du roi Charles, elle rentra en Bretagne sur un navire affrété à son intention, où s’entassèrent toutes les richesses amassées au cours de sa carrière galante : bijoux, tentures, étoffes, meubles précieux, cargaisons de denrées et d’épices, venues des pays lointains, de Cathay et d’Arabie, et que l’Angleterre, grande voyageuse déjà, voyait affluer sur ses marchés. Dans son pays, où elle débarquait comme un pirate heureux, je ne sais plus très bien ce qu’elle devint… À Paris, je vous donnerai à lire ses aventures.

— Mais, docteur, — dit Louise, — elle ne me plaît pas beaucoup, mon homonyme. Elle fut avare et cupide, et sans doute n’eut-elle jamais le moindre amour pour son royal amant.

— Mon enfant, ne la jugez pas avec cette sévérité. Elle servit son roi, le roi de France, et dans ce temps-là ce n’était pas une mince affaire. Et puis, elle fit comme elle put, la vie n’est pas facile à tous.

— C’est vrai ! — dit Louise.

Autour d’eux l’air vibrait. Du jour d’été fluide et doré tombait une langueur, et le bourdonnement des insectes semblait le souffle même du paysage endormi. Une telle douceur enveloppait les choses qu’ils s’étonnèrent de voir un chat bondir d’un mur, fuir et disparaître. Et, sans presque plus parler, ils laissèrent couler ces heures claires…

— Mademoiselle Louise, il se fait tard.

Jacques Lenoël s’était levé, regardait sa montre. Louise se leva aussi, secoua autour d’elle l’essaim des songes, et ils se mirent en route.

— Nous rentrerons par la vallée, — dit-il. — La descente est un peu raide : je vous soutiendrai ; j’ai le pied solide.

Ils atteignirent l’entrée du Trautwald, et là, au lieu de suivre la route qui les avait conduits, ils prirent un sentier étroit et rapide. Louise s’appuyait au bras de Lenoël, mais les aiguilles des pins rendaient le sol glissant. Elle trébuchait et la pente l’entraînait.

— Vous êtes mal chaussée pour marcher en montagne.

Et, lui prenant la taille, il lui dit de s’abandonner sans crainte.

Ils allèrent assez longtemps, elle comme soulevée, ne touchant presque plus terre ; mais soudain, contre une souche qu’il n’avait pas aperçue, il butta très légèrement. Effrayée, elle eut un petit cri, s’accrocha, lui coulant le bras autour du cou.

— Vous avez peur, — dit-il d’un accent singulier.

Et, comme irrité, et se détachant d’elle, très pâle, il s’adossa à un arbre. Elle vit qu’il avait au front des gouttes de sueur :

— Arrêtons-nous. Vous vous êtes fatigué en me soutenant.

Ils s’assirent sur la mousse, contre des troncs. Il ne lui parlait pas, et ce silence était angoissant dans le silence redoutable de la forêt. Enfin, d’une voix qui semblait lointaine, il dit :

— Il y avait une fois un vieil enchanteur du nom de Merlin. Il habitait une vaste forêt et avait laissé croître sa barbe et ses cheveux, qui étaient tout blancs, et sa sagesse l’abritait mieux encore que l’ombre épaisse des bois. Et, comme son œil perçant savait discerner les secrets de l’avenir, il ne s’émouvait pas quand le bruit et le tumulte des luttes passagères et la fureur des passions venaient retentir jusque dans sa retraite. Mais, un jour, la fée Viviane y entra, et toute la forêt se vit illuminée par l’éclat de sa beauté. Alors, c’en fut fait de la sagesse de l’enchanteur et aussi de son repos. Il ne chercha plus à lire dans l’avenir, sentit en lui le dard aigu de l’heure présente et fut ridicule… Que diriez-vous, Louise, si j’étais l’enchanteur Merlin, et vous la fée Viviane ?

Louise écoutait, troublée, émue, presque douloureusement.

Ils se remirent en route, graves tous deux. Louise n’osait plus presque s’appuyer sur lui. Le chemin devenait moins rapide, ils étaient proches du ravin.

Dans le fond, un mince ruisseau, large d’une enjambée, coulait d’ordinaire et deux petits escaliers faits de caillons aidaient à descendre et à remonter. Mais les pluies des derniers jours l’avaient tellement grossi qu’ils virent que pour le traverser ils auraient de l’eau jusqu’à mi-jambe.

Comme il fallait passer, gagner le pré au delà, Louise eut l’idée d’ôter ses souliers et ses bas.

— Gardez-vous-en ! — dit Lenoël ; — vous avez chaud, vous attraperiez une fluxion de poitrine. Je vais vous porter.

Et, d’un geste aisé, il la saisit ainsi qu’une enfant. Elle noua ses deux bras autour de lui : leurs visages se touchaient, leurs haleines se mêlaient.

De l’autre côté du ravin, un pied déjà sur la prairie, dans une sorte de délire, il l’étreignit, lui mit sur les lèvres sa bouche avide. Elle, les yeux chavirés, ne savait plus… Lorsqu’il la posa à terre, très doucement, à moitié évanouie, elle resta couchée sur le gazon.

Quand elle rouvrit les paupières, il était à genoux, tout près d’elle, et dans ses yeux se lisait une détresse profonde.

— Pardonnez-moi — fit-il — cet instant de folie et d’égarement : votre charme a vaincu ma raison, il est plus fort que je ne croyais… Louise, dites que vous n’en voulez pas à votre vieux docteur.

Un si grand tumulte était en elle qu’aucune parole ne lui vint. Elle lui tendit les mains pour se relever, et, docile, reprit son chemin.

Après un silence, il murmura :

— Vous ne me répondez pas. Vous êtes trop bonne pour vous rire de moi, mais je vous fais pitié. Vous vous dites : « Il a quarante-cinq ans, et moi vingt ans à peine. »

— Vingt-deux, — fit-elle.

— Je suis vieux, je l’ai oublié tout à l’heure. Dans cette forêt, une griserie m’a pris en vous sentant si près, dans mes bras. C’est votre jeunesse, à vous, qui s’est répandue en moi, me brûlant le cœur et me faisant perdre la tête. Maintenant le calme me revient, et je comprends que toute votre vie est devant vous comme un beau jardin mystérieux et que la mienne, parcourue aux deux tiers, est jonchée de feuilles mortes.

Il se tut, encore ; puis, d’un ton moins grave :

— Le temps n’est plus où le diable accourait en personne à l’appel des vieux savants qui voulaient trafiquer de leur âme contre quelques heures d’ivresse… Autrement, j’aurais peut-être conclu le marché.

— Je crois bien, docteur, que si l’un de nous deux en ce moment se moque de l’autre… D’ailleurs, qu’avez-vous besoin du diable ? Vous êtes aussi puissant que lui, et, — ajouta-t-elle audacieusement, — vous n’en êtes pas à une Marguerite près.

— Vous vous trompez. Lui seul est puissant : l’ombre déchiquetée de ses grandes ailes de chauve-souris plane sur le monde. Il fait nos douleurs et nos courtes joies, et dans votre sourire j’aperçois le jeu ironique et cruel de ses éternels maléfices.

Le soir tombait. Le soleil descendait dans une gloire de pourpre et d’or. Au-dessus des prés et des bois, au fond de la vallée, il se consumait. Un grand halo rose, palpitant autour de lui, allait se perdre dans les turquoises pâlissantes du ciel.

— Que c’est beau ! — fit Louise.

— Oui, mais quelle beauté tragique ! C’est comme de magnifiques funérailles. C’est le bûcher, ce sont les flammes et la fumée. Et puis ce sera la nuit, le silence, la mort… Vous n’y songez pas : vous êtes l’aube pleine de chants d’oiseaux, l’aurore qui naîtra demain matin.


XVIII


Deux jours se passèrent encore sans qu’elle vît Lenoël. Pensant qu’il l’évitait, elle se tint blottie chez elle, dans son ennui et sa tristesse. Et les heures coulèrent, mornes, silencieuses, petits grains de cendre tombant dans le sablier, poussière de temps. Elle ne pensait pas à se plaindre : que lui devait-il ? Un instant, il avait bien voulu s’occuper d’elle, maintenant il l’oubliait : qu’avait-elle à dire ? Qu’elle l’eût troublé, elle n’en pouvait douter ; mais cet émoi passager, que sa beauté éveillait sans cesse, n’était rien pour lui, l’avait effleuré à peine, lui laissant le souvenir d’une défaillance dont il s’irritait peut-être. Alors elle se figura sa vie sans lui, sans cette amitié protectrice, et elle lui sembla un steppe aride et désolé.

Sans doute ne le rencontrerait-elle plus. Et, d’ailleurs, elle partirait. Elle lui écrirait un mot d’adieu. Et puis, dans quelques mois, à Paris, elle lui rendrait visite. Elle irait dans son salon, parmi la foule qui s’y pressait, attendre son tour d’être admise. Et quand il entr’ouvrirait enfin pour elle la porte de son cabinet, il lui dirait, la reconnaissant :

— Ah ! c’est vous, mademoiselle Louise Kérouall… Comment allez-vous depuis l’été dernier ?

Elle eut de cette scène une vision si nette et si mélancolique que les larmes lui vinrent aux yeux. Elle se dit : « Il faut m’en aller, m’en aller tout de suite. En restant, j’aurais l’air d’une pauvresse honteuse qui guette à l’écart qu’on lui marque un peu de pitié… » Sa cure était presque achevée, elle irait chez son docteur allemand et prendrait congé de lui.

Comme elle sortait, sur le palier elle se trouva en face de Jacques Lenoël.

— Louise, — dit-il brusquement, — ma cire est arrivée, je viens vous chercher pour que vous posiez.

Sans un mot, elle le suivit.

Il était logé dans une grande pièce d’angle, éclairée par quatre fenêtres ; le jour et l’air l’emplissaient, et les papillons venus des jardins voisins y entraient comme chez eux.

Sur les tables s’étalaient des livres, des brochures, des revues. Ça et là fleurissaient des bouquets, dans leurs collerettes de papier découpé, hommages naïfs d’admiration au célèbre professeur. Une table, plus élevée que les autres, portait le bloc de cire, une armature de fil de fer et des ébauchoirs.

— Je vous ferai « petite nature », — dit-il, — car la cire me fait défaut, aussi bien que le temps… Ce qui me fait défaut plus encore, c’est le talent. En sculpture, j’espère qu’il me sera beaucoup pardonné.

Elle s’était assise, et lui, debout, la regardait, l’étudiait avec une attention profonde.

— Vous êtes déroutante, — dit-il, — et la perfection de vos traits irrite comme un défi. On croit monter le long d’un roc poli, sans un accident où se prendre et s’accrocher. Il faudrait Praxitèle ou Scopas pour s’en tirer. Ceux-là avaient une force juvénile, une candeur qui triomphait de tout. Nous autres, nous sommes des dégénérés, des tourmentés, nous nous inquiétons du caractère, du pathétique, nous avons divinisé la souffrance, et les irrégularités d’un visage souvent nous viennent en aide… Avec vous, j’ai peur de faire froid, sec et poncif, d’attenter à l’immortelle beauté et de manquer à Vénus aussi bien qu’à vous-même… Peut-être, si j’étais peintre, la couleur me prêterait-elle plus de ressources. A-t-on déjà fait votre portrait ?

Elle répondit que non, oubliant, reniant, supprimant la petite miniature encadrée de diamants, que la baronne Epstein lui avait renvoyée peu de jours après le malheur.

Il s’était assis. Maintenant il maniait, pétrissait la cire. Il continua :

— Il existe en « petite nature » un délicieux chef-d’œuvre de la Renaissance : la tête de cire du musée de Lille. C’est fait avec rien, une fillette à la mine chétive. Mais la suavité fleurit sur ses lèvres, et ses yeux mi-clos s’entr’ouvrent sur le monde comme un matin de printemps… Il s’agit bien de tout cela ici ! Il faut modeler serré, s’appliquer comme un écolier qui copierait d’après la bosse.

D’une main agile, il construisait rapidement. Déjà apparaissait une maquette simple et sans détails. À côté, le modèle semblait à jamais intraduisible dans sa netteté délicate et son exquise pureté. Puis Lenoël se mit à chercher des contours, forma, arrondit les joues, fit saillir le menton. Et, pour indiquer la naissance du cou, il pria Louise de faire glisser son corsage. Elle en dégrafa le haut et la petite colonne d’ivoire jaillit de l’étoffe.

Elle posait, immobile, déférente, et, dans le grand silence et le recueillement, seuls deux papillons blancs, d’un vol léger, incessant, se poursuivaient sans s’atteindre.

Au milieu de ce salon d’hôtel cossu, avec ses épais rideaux de velours grenat, sous la lumière qui la baignait, elle rayonnait de l’éclat de ses cheveux, de la nacre rose et blanche de sa chair, et l’on eût dit que tout, autour d’elle, souffles et soupirs et brises de l’air, vint flotter en désirs et en caresses.

D’une ardeur continue, le professeur Lenoël travaillait. Maintenant il dégageait la nuque, la rattachait aux épaules par cette ligne longue et flexible qui prêtait à la tête son port noble et charmant.

L’œuvre naissait, élégante déjà, et d’allure fière. La cire obéissante se façonnait, se soumettait au jeu de la pensée, devenait expressive sous l’effort fiévreux et sûr des doigts.

Près de deux heures s’étaient écoulées sans lasser son zèle, lorsque brusquement Lenoël lâcha l’ébauchoir et, regardant Louise comme pour lire au fond d’elle :

— Depuis le malheur, il n’y a rien eu dans votre vie ?

Surprise, elle fit signe que non.

Il se remit à l’œuvre, mais il avait perdu sa fougue et sa joie. Il allait, venait, mécontent et incertain. Enfin il dit :

— Je vois ce que c’est, la coiffure me gène. Votre chignon est placé trop bas, et vos cheveux sont trop serrés et manquent de jeu. Je les voudrais montant d’un seul flot, qui vous fît la nuque libre, comme celle de la Psyché de Naples, à laquelle vous ressemblez. Vous pourriez les ramener sur le devant et les disposer en coques. Passez dans ma chambre, à côté : vous trouverez une glace plus commode que celles de ce salon.

Au bout de quelque temps, comme elle ne revenait pas, il l’appela.

— Docteur, — répondit-elle, — je suis très maladroite ; je ne réussis pas à faire ce que vous me demandez.

Il entra. Les bras levés au-dessus de la tête, elle s’efforçait à tordre ses cheveux, qui ruisselaient en ondes dorées sur ses épaules. Il essaya de saisir, de réunir les mèches flottantes, d’en former une gerbe, mais toujours elles s’échappaient, lui glissaient des doigts, se répandaient.

Alors, comme hors de lui, il la prit toute… Au-dessus d’eux les papillons blancs se poursuivaient toujours…

Les heures s’écoulèrent, le jour baissait, ne jetait plus que quelques pâles lueurs parmi l’ombre qui lentement gagnait la chambre. Jacques Lenoël, dans un grand fauteuil, tenait Louise sur ses genoux. Déjà elle était prête à partir, mais il la gardait encore, la caressait doucement, comme il aurait fait d’une enfant.

— Je ne voulais pas que ce fût, — dit-il, — et je comptais sur ma sagesse pour me défendre. Ah ! vaine et fastueuse sagesse ! elle m’apparaît maintenant comme une dame de confiance, une teneuse de livres assise devant ses registres, et que tout à coup l’on bâillonnerait pour mettre tout à sac. Quand l’instinct se montre, avec sa face sauvage, il a tôt fait de réduire à néant cette dame majestueuse et désarmée. Non, Louise, je ne voulais pas que ce fût, et pendant deux jours je me suis donné à moi-même la comédie que je vous fuyais. Mais ce n’était qu’une misérable comédie, et le goût que j’avais de vous coulait en moi, et me brûlait comme mon propre sang. En tâchant si vainement de me défendre contre moi-même, c’est vous, ma pauvre enfant, que je défendais : me jugeant, je ne me trouvais plus digne de votre radieuse jeunesse. Mais, puisque vous ne m’avez pas repoussé, je suis à vous tant que vous voudrez de moi.

Tous deux s’étaient levés, et Louise, posant ses deux mains sur les épaules de son ami, lui dit gravement :

— Alors… ce sera toujours.

Puis elle s’en alla, avec la surprise extasiée d’une de ces mortelles vers qui jadis quelque dieu s’était abaissé. Palpitante encore, et troublée dans tout son être, elle sut qu’elle venait de connaître l’amour, et la volupté et la plénitude qui sont en lui. Autrefois elle avait été aimée à travers l’ardeur d’un désir toujours inquiet, haletant, fiévreux. Et maintenant on la promenait doucement parmi des joies fleuries comme des rives heureuses, profondes et lentes comme une eau dormante, et elle avait glissé dans les abîmes infinis où l’on croit mourir.

Quand la nuit qui vint clore ce jour mémorable fut remplie d’étoiles, elle les regarda, se disant qu’elle voudrait courir à travers les routes de l’air, pour confier au ciel entier son secret merveilleux…

Le lendemain, Lenoël lui dit :

— Il vaut mieux nous en aller. Ici trop de gens nous observeraient… Nous passerons quelques jours dans le Taunus, et nous nous en reviendrons par le Rhin : c’est un beau voyage.

Louise alors écrivit à sa tante pour tout lui raconter. Et, songeant à son ami Toussard, elle se rappela qu’elle lui avait causé jadis une grande colère et elle pensa qu’il avait eu raison de la blâmer… Mais, cette fois, elle était sûre qu’il ne se fâcherait pas, qu’il la comprendrait. En quittant Selisbad, Lenoël envoya à la comtesse de Schœnfels une gerbe de roses et de lauriers avec ce mot sur sa carte : « Tous deux sont pour vous couronner. » Elle lui répondit : « Merci de vos fleurs, mais, la plus belle, vous l’avez emportée avec vous… » Louise et Lenoël ne partirent pas ensemble ; ils se retrouvèrent à Wiesbaden, tandis que Rosalie rentrait à Paris directement.

Et le voyage enchanté commença. Ils traversèrent les forêts et les villages, les bois de pins et de hêtres, et, dans les ruisseaux, ils virent sauter pieds nus des enfants aux cheveux couleur de chanvre. Au long des routes, ils passèrent devant des scieries où de grands troncs d’arbres fendus gisaient à terre et devant des moulins dont les roues saisissaient l’eau et la laissaient retomber en cascades écumantes. Ils s’arrêtèrent dans un coin du Taunus et y connurent des jours si limpides et clairs qu’ils ne semblaient plus être liés aux autres jours de la vie. Parfois Louise de son pied frappait le sol pour être assurée qu’elle le foulait encore.

Ils couraient le pays, heureux, insoucieux, oublieux de tout. Et Jacques Lenoël disait :

— Il me semble que nous n’avons plus de nom ni d’histoire : nous sommes le bonheur.

Quand venait la nuit, ils s’accoudaient au balcon de leur chambre et respiraient l’odeur du jasmin éparse dans l’air. Un soir, comme la lune la faisait toute pâle et surnaturelle, il dit à Louise :

— Ce qui me ravit, c’est qu’à tout instant, et sans que tu t’en doutes, tu deviens allégorique. Ce matin, avec une brassée de fleurs dans les bras, tu étais Flore ou les Grâces voluptueuses et candides, et maintenant, sous ces rayons argentés, tu es Diane elle-même, la déesse chaste et lointaine… C’est parce qu’avant de se réaliser en toi, ta beauté hantait l’imagination des artistes, s’ébauchait dans leurs œuvres…

Et, l’attirant à lui doucement, impérieusement, il referma la fenêtre…

Le temps coula : pour remonter le Rhin, les deux voyageurs s’embarquèrent à Eltville, à l’endroit où, formant un coude, il s’élance d’un flot rapide entre les rochers resserrés.

Assis à l’avant du pont, ils côtoyèrent les rives, où, parmi la verdure et les vignes étagées, s’élèvent, démantelés, déchus, mais orgueilleux et menaçants encore, les châteaux, vrais nids d’oiseaux de proie, qui longtemps firent régner la terreur dans la vallée rhénane. À mesure qu’apparaissaient et se dressaient les hautes tours crénelées et les murs d’enceinte, le cortège pâle et fantastique des légendes semblait surgir aussi et luire, du fond du passé.

Lenoël savait toutes ces histoires, naïves et un peu farouches, fleurs sauvages écloses à l’ombre de ces donjons. Lorsqu’ils furent devant la Lorelei, massif grandiose et taillé à pic, il raconta qu’une tradition populaire avait inspiré à Henri Heine sa ballade mélancolique. Sur un haut rocher qu’embrase le soleil couchant, la Lorelei chante en peignant ses cheveux d’or : le pêcheur, dans son frêle canot, est pris d’un furieux désir, il ne voit pas les récifs, il lève les yeux vers elle ; et les vagues engloutissent la barque et le pêcheur…

— Ces rives sont belles, — dit Louise, — mais elles fuient comme fuient les instants qui me restent à vous garder auprès de moi. Demain nous nous quitterons.

— Ce n’est pas en se quittant — répondit Lenoël — que l’on se sépare le plus. Demain, après nous êtes dit adieu, nous serons encore tout près l’un de l’autre. Tu es entrée dans ma vie je ne sais comment, alors que je me croyais garanti contre tous les assauts. Tu y es entrée si furtivement que, sans méfiance, je ne me suis pas défendu, et maintenant je crois bien que tu la remplis toute. Le plus triste et le plus certain, c’est que je suis bien vieux auprès de ta triomphante jeunesse. Le professeur Stern, de Würzbourg, qui se trouvait là-bas, m’a dit : « C’est sans doute mademoiselle votre fille, cette ravissante personne avec laquelle je vous rencontre souvent. »

Louise l’enveloppa d’un regard plein d’extase, le trouvant plus beau et plus charmant que tous les autres, avec sa noble et fière allure, et ce visage que le temps n’avait touché que pour l’affiner encore. Et elle le lui dit.

— Et puis, ma pauvre enfant, — reprit-il, — tu ne peux deviner quel ami tu t’es donné, ni quelle vie affolante je mène ; sous quels soucis, quelles charges, je me débats. Enfin je te ferai ta place : la première. Mais quelquefois je te demanderai de l’indulgence, même de la pitié… Ah ! non, ce n’était pas ce que je rêvais pour toi, lorsque dans nos premières rencontres je m’attendrissais sur ta beauté, sur ta grâce et sur ton avenir incertain. Et si j’ai commis une faute, je jure bien qu’elle ne fut pas préméditée… Ce qui est sûr, Louise, c’est que je t’aime de tout mon cœur…

Et les châteaux, aux sommets des collines, se succédaient toujours. Quelques-uns, réparés avec un zèle trop visible, logeaient derrière leurs hautaines façades des brasseries et des auberges.

À l’arrière du bateau, une bande d’étudiants et d’étudiantes chantaient le Rhin, de Becker. Leurs voix, justes et sonores, s’élevaient sur les flots avec l’éclat du cuivre. Les femmes étaient laides, et sordidement vêtues. Ribaudes de la moderne et guerrière Allemagne, elles avaient, au milieu des clameurs et des chants de victoire, un air abject et misérable.

Le soir venait : sur la moire bleue du fleuve qu’ondulait la brise, le soleil couchant jetait ses paillettes, et à gauche, sous le ciel rose, s’étendait Cologne, tout armée et hérissée de tours et de clochers, ville romaine et longtemps païenne à qui la tradition impute le massacre de sainte Ursule et de ses onze mille vierges. Quand ils eurent débarqué, Louise et Jacques allèrent, sous le jour déclinant, voir la cathédrale, ce monstre de pierre, ciselé, fouillé, avec un goût compliqué et minutieux, vrai travail des siècles, édifié lentement comme un corail.

Leur dernière nuit fut douce, tendre et mélancolique. Avec sa force d’âme et sa mâle bonté, il rassurait, consolait la petite fille blottie contre lui.

Au jour, la ville se montra tout envahie de troupes, retentissante de fanfares et de clairons. Sous la lumière matinale étincelaient les cuirassiers blancs avec leurs casques de légionnaires, ornés d’une aigle aux ailes éployées, et les hussards bleu de ciel.

Parmi cet appareil guerrier, leurs adieux prenaient quelque chose de cruel et d’héroïque. Elle revenait en France pour rejoindre sa famille en Gironde ; lui se rendait en Hollande, à un congrès. Ils se retrouveraient dans quelques semaines.

En la conduisant à la gare, Jacques serrait Louise contre lui gravement, précieusement.

— N’en doute pas, — dit-il, — je suis ton ami, à jamais.

Ensuite, penchée à la portière, elle le suivit des yeux jusqu’à ce que la foule se fût refermée sur lui.

Alors elle sentit pourtant qu’elle n’était plus seule, qu’une image remplissait sa vie.