Histoire d’une demoiselle de modes
La Revue de Paris2 (p. 247-304).
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HISTOIRE
d’une
DEMOISELLE DE MODES


I


Un vent frais soufflait. Le ciel était triste et de lourds nuages pesaient sur la rivière. À l’ouest, une bande orange gardait encore l’éclat du soleil disparu, le grand poudroiement d’or qu’il avait soulevé.

La rivière passait lente et grise entre les roseaux. Et, venue de loin, elle paraissait comme appesantie par la longueur de la route et par tout ce qu’elle avait reflété de rives et de villes, de villages, de clochers, de chaumières et de châteaux, de joies et de deuils, depuis que jour et nuit elle voyageait.

Traversant ce pays de Gascogne, elle coulait maintenant parmi des prés, coupés de plantations d’osiers. Au loin et de tous côtés, la vigne envahissante couvrait la plaine et les coteaux de ses rangs serrés.

Avant d’arriver à Port-Saint-Pierre, la rivière formait un coude, s’en venait d’une grande courbe parmi les hautes herbes et les saules qu’elle baignait. — Et, continuant sa route vers le nord-ouest, elle s’attardait, se jouait en méandres par les campagnes, arrosait de riches bourgades, traversait Bordeaux aux quais magnifiques, puis, suivant les rives basses du Médoc, traînait dans les vases jusqu’au bec d’Ambez où, lourde, immense, accrue de la Dordogne, elle allait devenir la Gironde…

À Port-Saint-Pierre, au bord de l’eau, une petite fille était arrêtée, coiffée d’un béret blanc d’où coulait une longue natte blonde, son petit cabas au bras, toute claire dans le grand paysage sombre. Et, le regard au loin vers les lueurs du soleil couché, immobile et perdue dans son rêve, elle semblait chercher où pouvait bien mener ce chemin, ce beau chemin d’or entr’ouvert parmi les nuages. Le jour mourait lentement ; quelques feux, comme des lumières tombées d’en haut, erraient maintenant à la surface des flots. Un homme de haute taille vint à passer. Il dit :

— C’est toi, Louison ? Il faut rentrer.

L’enfant suivit. Quelques pas, et ils s’arrêtèrent devant une maisonnette. Posée le long du chemin de halage, toute petite, elle ressemblait à un jouet fané. Elle était rose clair avec des volets gris et un balcon qui n’avait plus de couleur d’aucune sorte. Trois marches usées, posées de côté, menaient à la porte d’entrée ; sur le rebord de pierre qui courait le long de l’étroite terrasse étaient rangés des pots de terre. Flétrie et pauvrette, la demeure modeste se parait de l’éclat riant des fleurs. Des géraniums flamboyaient, des citronniers nains portaient leurs fruits lourds, des œillets à la chair précieuse, aux nuances rares, se dressaient sur leurs longues tiges. Et, le soir, la brise jetait aux passants de la route des parfums de vanille et d’orange que coupait l’odeur fine et aiguë de la feuille de verveine.

L’homme et l’enfant entrèrent dans la petite maison fleurie. Et ce fut le long de l’escalier un bruit de petits pas et de petites voix. Sur la table rustique était préparé le repas du soir, et, sous la lampe allumée, près du feu de cuisine qui flambait, entre sa femme et ses trois filles, Louise, Élise et Marie, Jean Kérouall, charpentier, mangea la soupe en famille.

II


Jean Kérouall avait débarqué un jour sur le quai de Bordeaux, venant d’Audierne à bord du caboteur Sainte-Anne-d’Auray, qui transportait de Bretagne en Gironde des sardines conservées dans leurs petites boîtes de fer-blanc. Libéré du service maritime, il s’était engagé chez le patron Lerouzic à raison de soixante-dix francs par mois, plus une part sur la marchandise. Après une rude traversée, il gardait en marchant le balancement de la mer et la griserie du vent et de l’eau salée. Grand et beau, il avait un air de force et d’innocence, des cheveux pâles et des yeux clairs, yeux de marin, lointains, perdus, qui semblaient guetter dans les brumes de l’horizon les formes naissantes et mystérieuses de pays inconnus.

Dans ce temps-là, vers 1866, Bordeaux était encore une ville quasiment maritime ; son port, aujourd’hui morne, abandonné et comme enlisé, s’emplissait de beaux navires venus de toutes parts.

La Norvège envoyait, pour en faire des mâts, les troncs de ses sapins géants ; les bois d’indigo du Bengale apportaient ce bleu vif que l’on ne savait pas encore fabriquer au moyen de l’aniline, et les épices du Sénégal mêlaient leurs senteurs acres à l’odeur du goudron. Le quai était plein de monde et de bruit. À partir du cours Napoléon et de la grande porte des Salinières, les maisons s’ennoblissaient, s’alignaient dans ce bel ordre qui fait de l’ancienne capitale de la Guyenne la plus distinguée des villes de France. Sous les balcons en fer forgé, les clefs de voûte, mascarons grimaçants, têtes de dieux et de nymphes, gardaient la symétrie dans leur fantaisie et leur variété. Puis le quai passait devant cette place de la Bourse, chef-d’œuvre de Gabriel formé par les deux hôtels en pendant de la Bourse et de la Douane, opposant leurs frontons décorés des attributs du commerce et de la navigation, — œuvre dernière de l’ancien régime : Bordeaux en conserve la belle tenue et l’élégance hautaine.

Jean Kérouall, venu de pays saumâtres aux villes grises et sans joie, jouissait de ce tumulte, de ces figures riantes, de ces cris qui remplissaient l’air de leurs appels bruyants, comme ceux qui sortiraient d’un immense bosquet au printemps. Il s’amusait de cette vie largement répandue, mouvante, accueillante, et de l’air de fête de cette cité, vraie porte du Midi, offrant au long de ses étalages les fruits abondants de ses riches campagnes.

En flânant à travers les rues, Jean rencontra son camarade Pierre Leghoët, de Quimper. Pierre connaissait Bordeaux : il en voulut faire les honneurs.

On fréquenta quelques cabarets, on acheta du tabac et on alla fumer « sur Tourny », parmi les beaux cafés, où le haut commerce tient ses assises. Dans le jardin public, on s’étonna de la grandeur des magnolias, aux feuilles vernissées, aux fleurs de porcelaine. Enfin l’on parcourut, effarés et silencieux, les salles du musée sonores et vides.

À la tombée du jour, Jean, resté seul, passa devant une église au porche richement sculpté. Il y entra. L’ombre emplissait déjà la nef, où flottait l’odeur de l’encens et le murmure des prières.

À l’entrée, une vieille vendait des cierges qu’elle allumait ensuite et posait sur un candélabre de fer armé de pointes. Et ces petites flammes vacillantes et brûlant l’une contre l’autre étaient, dans l’obscur vaisseau, le foyer lumineux et ardent d’où montaient les vœux et les vains désirs des hommes.

Comme il allait traverser l’église, brusquement, contre un pilier, il heurta une femme qui venait en sens opposé. Il entendit un léger cri, hâta le pas, et, ayant franchi le porche, sous le demi-jour encore épars et à la lueur des premiers quinquets, elle lui apparut petite, toute jeune et charmante. Son trouble s’en accrut : il était avec les femmes, dont il n’avait jamais fréquenté que les plus infimes, d’une timidité extrême. Il marcha d’abord un peu en arrière d’elle, puis, forçant son courage, il s’excusa très humblement.

La jeune fille était de bonne tenue, et savait qu’il ne convient pas de se laisser aborder par des hommes dans la rue. Mais celui-ci était si poli ! Et puis il portait un jersey et un béret de marin, et elle connaissait bien les marins, qui souvent venaient voir les constructions au chantier où était employé son père. Elle répondit :

— Ce n’est rien, monsieur, ne vous mettez pas en peine.

Elle avait ce parler de Gascogne, qui sembla à Jean musical et délicieux.

Tous deux maintenant suivaient le quai Sainte-Croix.

À l’angle d’une ruelle obscure, une enfant présenta des fleurs dans un panier. Le marin prit deux roses, qu’il offrit. Elle les accepta, disant :

— Je vous remercie, monsieur, vous êtes bien honnête.

L’audace de Jean s’arrêta là. Il crut devoir disparaître ; mais, de loin, et sans qu’on le pût voir, il continua à suivre. La jeune fille fit quelques pas encore, puis, traversant, s’arrêta devant un chantier fermé de planches. À la vitre d’une maisonnette prise dans la clôture, elle donna deux coups légers. Un vieil homme se montra, et ensemble ils s’éloignèrent en longeant le quai.

Le lendemain matin, Jean alla rôder autour du chantier. Il apprit que c’était là un des ateliers des « Chantiers de l’Océan », qu’on y construisait des navires de guerre et aussi des bâtiments de commerce. Sur un écriteau apposé à la porte il lut : « On demande des ouvriers charpentiers. » Soudain il se mit à réfléchir. — D’ordinaire, il ne réfléchissait guère, il rêvait, et ses rêves avaient les formes indécises des nuages qu’emporte le vent. Cette fois, une idée précise, dominante, lui venait. On cherchait des ouvriers charpentiers ; mais lui, Jean Kérouall, il était charpentier ! Tout jeune, il avait manié la scie et la varlope chez le père Guilleric, près de Quimper. Alors !…

À voyager toujours sur ce caboteur, quel sort l’attendait ? Un maigre salaire, et sa pauvre part toujours contestée par un capitaine avide, brutal et sournois. De famille, de foyer, il ne lui en restait quasi plus. Son père, ses deux frères, péris dans la pêche d’Islande ; la cabane vendue, la mère fuyant cet océan dévoreur qui lui avait pris tous ses hommes, réfugiée dans les terres, auprès de sa fille, mariée à un cultivateur. Rien là-bas ne l’attachait plus. Jean, le cœur battant, frappa à la porte du chantier. Qu’une petite fille invisible et toute-puissante eût mené jusque-là le rude Breton, il n’en savait rien, et n’y pensait pas. Certes il revoyait sans cesse une forme légère et rapide glissant dans l’ombre devant lui. Mais quant à rapprocher les deux choses, à les déduire l’une de l’autre, l’idée ne lui en était même pas venue.

Un enfant ouvrit. Son béret à la main, très poli, Jean demanda le contremaitre.

— Monsieur Coste ! — dit l’enfant.

Et il montra sous le hangar un gros homme qui donnait des ordres.

Jean le reconnut et perdit contenance. Mais « le père Coste », comme on l’appelait familièrement, affectueusement aussi, était bon enfant. On s’expliqua : on pourrait s’entendre ; seulement, il fallait se mettre d’accord avec le patron, ne pas se faire des ennuis avec la marine.

Deux jours après, Jean entrait au chantier.

Quand il revit Marie Coste, elle lui parut tout autre et il s’en troubla. Pourtant sa beauté se précisait mieux encore au grand jour, gagnait en éclat ce qu’elle perdait en mystère. Elle semblait une vraie fleur de son pays : — fine, au profil net, brune et dorée comme ces Maures qui passèrent là jadis en conquérants ravisseurs. Et le mouchoir à la bordelaise, ce turban accommodé spirituellement et qu’importa peut-être jadis quelque voyageuse revenue d’Orient, la coiffait le mieux du monde.

Jean fut reçu chez les Coste. C’étaient de bonnes gens, simples et aisés. La maman Coste apportait sur la table la soupière toute fumante et accueillait d’un sourire.

La fille aînée. Félicité, ambitieuse, très adroite, hantée de rêves de fortune, était depuis deux ans à Paris, dans le commerce.

Six mois après son entrée au chantier, Jean Kérouall épousait Marie Coste. Au bout d’un an de mariage, une fille, une petite Louise, naquit. Le jeune ménage était heureux, lorsque la guerre éclata.

Vers la fin de 1870, Jean fut incorporé dans la 4e division du 21e corps d’armée, sous les ordres du capitaine de frégate Gougeard. Il prit part, dans l’armée de Chanzy, à la bataille du Mans. Quand il rentra à Bordeaux, une seconde petite fille, une Élise, était survenue. Mais la guerre avait porté un coup terrible à la construction maritime. Dans les ateliers, les travaux languissaient, diminuaient de jour en jour. Le père Coste pensait à se retirer, à vivre de son mince avoir dans quelque coin suburbain.

Ce fut vers ce temps que, sa marraine étant morte, Marie Kérouall hérita d’une maisonnette située à Port-Saint-Pierre, sur la rivière. Le ménage résolut aussitôt de s’y installer. Jean trouverait à exercer dans le pays son métier de charpentier, et la dépense serait bien moindre que dans une grande ville. On partit. Et bientôt vint au monde la troisième et dernière petite fille, Marie.

La vie parut d’abord étroite et monotone, mais on s’y fit peu à peu. Quoique la cage ne fût pas grande pour tant d’oiselets, l’ordre et la propreté la rendaient tout de même plaisante. Jean Kérouall avait gardé son âme rêveuse de Breton, et parfois, la nuit, quand le vent courait sur la berge et agitait en passant les toiles qui séchaient le long du balcon, il croyait naviguer encore et entendre les grandes voiles secouées par la tempête.


III


Port-Saint-Pierre, qui n’était qu’un petit chef-lieu de canton, devait à sa situation riveraine une vie et une animation renouvelées sans cesse. Quatre fois par jour, les bateaux montant et descendant la Garonne déposaient sur la berge allants et venants.

Les vins blancs renommés des coteaux du Haut-Saint-Pierre attiraient aussi beaucoup de négociants et de courtiers.

Vue de la rivière, la petite bourgade se posait assez gracieusement à mi-colline. Quelques maisons et castels s’étageaient au-dessus des carrières blanches, parmi des bouquets d’arbres. Tout en haut du coteau, Château-Gorsac s’élevait, imposant et dominateur.

Mais, pour qui traversait son unique rue coupée de quelques ruelles, Port-Saint-Pierre ne faisait pas très brillante figure. Ses habitations pauvres, usées, jamais repeintes, qui d’ailleurs ne furent guère belles en venant au monde, semblaient avoir pris, en vieillissant, l’insouciance et même le cynisme de leur laideur.

Et sur les petits trottoirs encombrés d’objets de ménage, de chaises d’enfants, de sacs à fourrage, de caisses éventrées, il ne restait de place qu’à peine pour les chats et pour les poulets.

Le soir, l’aspect s’améliorait un peu. Sur la grande place, le cercle et l’Hôtel du Commerce prenaient sous l’éclairage, derrière les stores baissés, quelque chose de discret, d’intime, d’attirant. Dans la rue, les boutiques, si ternes le jour, avec leurs vitres salies de poussière et de mouches, livraient sous la lumière du gaz tout leur mystère et ressemblaient à de petites chapelles d’Orient pleines de lueurs et d’icônes et d’objets singuliers. Chez le liquoriste, les flacons remplis d’or et de pierreries en fusion jetaient mille feux, et les bocaux du pharmacien, rouges ou violets, avaient un air de dignité cardinalice ou épiscopale. Tout au bout de la rue, la forge apparaissait fantastique, prenait dans l’ombre les proportions étranges, immenses, de quelque gouffre d’enfer.

Sur la maisonnette, au bord de l’eau, les années avaient passé. Jean Kérouall, qui ne s’était jamais fait aux habitudes locales, et ne fréquentait ni le café ni le cercle, où l’on jouait au billard en se contant les nouvelles, avait acheté un petit bateau de pêche. Ce lui fut une grande joie. Il n’aimait que le ciel et l’eau, et, ses filets tendus, il se couchait au fond de sa barque et regardait courir les nuages.

Les trois fillettes avaient grandi. Louise, l’aînée, marchait sur ses dix-neuf ans. C’était une singulière petite fille. Douce et souriante, elle parlait si peu que l’on doutait parfois qu’elle fût du pays et en comprît la langue. Lorsque, devant les portes ou aux sorties d’églises, les babillages commençaient, que tous les petits gosiers lançaient à la fois leurs notes aiguës, concert strident où toutes les voix étaient fraîches, si l’on disait : « Et toi, Louise ? » elle répondait : « Moi, j’écoute… ».

Mais sa figure surprenait encore bien plus que ses façons. Quand, fine, svelte et lumineuse, Louise Kérouall traversait Port-Saint-Pierre, il semblait que le cadre ne fût pas en harmonie avec elle, qu’elle aurait dû se mouvoir parmi des choses nobles, sur des fonds d’élégance et de beauté. Et, bien à son insu, elle humiliait en passant la pauvre rue de village malpropre et mal bâtie.

La bonne madame Kérouall s’étonnait elle-même de cette fille qui lui était venue, de cette reine de l’Armorique, nimbée d’or et qui lui ressemblait si peu. Et les garçons s’effarouchaient d’elle, la trouvaient étrange, trop différente des autres, et ne lui disaient rien.

Ce fut à l’automne de 1886 que l’on se prépara chez les Kérouall à recevoir la tante Félicité. On ne s’était pas vu depuis longtemps, depuis la mort des parents Coste, mais on avait gardé des rapports affectueux, et l’on s’écrivait deux fois par an.

Félicité avait prospéré. Dans la grande maison de modes où elle était entrée, elle occupait une place prépondérante. Et l’humble maisonnée attendait avec quelque émoi l’arrivée de la belle dame de Paris.

On renonçait à la prendre à demeure, n’ayant pas pour elle de chambre convenable, mais, à deux pas, chez l’épicier, se trouvait une pièce meublée si richement, avec bandes de tapisserie brodées à la main, glaces aux cadres superbes, vases dorés, que messieurs les conseillers généraux et députés en tournée s’y logeaient, la préférant à l’Hôtel du Commerce. Il avait même été question d’y faire coucher Monseigneur quand il était venu pour la confirmation, mais le presbytère déclara qu’il s’en trouverait mortellement offensé.

Félicité occuperait donc cette belle chambre ; quant aux repas, elle les prendrait chez les Kérouall.

Elle arriva un soir de septembre. Toute la famille attendait, pour la recevoir, au ponton du bateau à vapeur. Lorsqu’elle apparut, souriante, jeune, très élégante dans sa robe bien faite, c’est à peine si sa sœur l’osa reconnaître. Elle se montrait toute chargée de sacs et de petits paniers, — des friandises sans doute, — et deux hommes de peine la suivaient, portant ses « chapelières », comme on dit là-bas. Le luxe de ce bagage causa quelque surprise. On s’embrassa : — Marie, Jean, et puis les petites, en commençant par la dernière… Mais quand elle en vint à Louise, la tante la regarda, et, de surprise, lui prit le visage entre ses deux mains pour la mieux voir.

— Et pourtant, — dit-elle, comme se parlant à elle-même, — je ne m’étonne pas facilement !

Ce fut une immense allégresse pour les petites Kérouall, après la distribution des bonbons fins et autres sucreries, de voir déballer les chapelières de tante Félicité. Que de cadeaux, que d’émerveillements ! D’abord les jolis vêtements, robes, chapeaux, et une toque pour Louise. Une toque de Paris ! Jamais on n’en avait vu, même aux dames des châteaux. Et puis les colifichets, bagues, colliers, boîtes à broder, boîtes pour fabriquer des fleurs artificielles. Il y avait de quoi se parer et s’amuser toute la vie. Enfin, un beau service à thé en doublé pour Marie et une pipe en écume, une pipe invraisemblable, une pipe d’amiral, pour Jean. Aucune des petites Kérouall ne dormit de toute la nuit.

Les vendanges se faisaient de bonne heures cette année-là. Sur les routes passaient de lourdes charrettes attelées de chevaux et de bœufs, et chargées de comportes où le raisin s’empilait, se pressait, coulait en gouttes épaisses. La nature entière s’attendrissait et l’odeur de vin fermenté, répandue partout, grisait le pays.

Cette année aussi, le comice agricole se devait réunir à Port-Saint-Pierre. Depuis plusieurs jours l’activité était grande sur la place. On y élevait un hangar où auraient lieu l’exposition et le banquet. Jean Kérouall dirigeait les travaux. Tout autour régnaient des gradins où se placeraient les produits viticoles et agricoles envoyés au concours. On y verrait des pieds de vigne entiers, et l’on pourrait apprécier l’heureux résultat de la greffe française sur racine américaine. Et les cultures diverses, les fruits, les céréales, auraient leur part d’attention, d’honneurs et de récompenses.

Festin, discours, fanfares, orphéons, de l’héroïsme, du civisme, du patriotisme, sur fond d’andrinople et de velours de coton, — le tout pour trois francs cinquante.

Mais l’attrait « distingué », et qui intéressait la jeunesse, c’était le bal qui aurait lieu le même soir, à Château-Gorsac : M. le comte de Leuze invitait le pays à venir danser chez lui.

Député de la sixième circonscription de la Gironde, âgé pour lors d’environ trente-six ans, le comte de Leuze était un joli garçon, qui avait surtout le goût des femmes. Député, il l’était, comme il était propriétaire de Château-Gorsac, par héritage et par la grâce de Dieu. C’est une grâce inexplicable, et par cela même auguste.

Le feu comte, père du comte actuel, avait été un politique par inclination, par besoin d’agitation, et aussi par le sentiment grave, ingénu et profond, qu’il devait ses talents à son pays. D’ailleurs il avait plus de zèle que de lucidité, plus de lucidité que de finesse, plus de finesse que de sagesse, mais il réussit tout de même, du moins auprès du plus grand nombre, puisqu’il garda son siège jusqu’à la fin.

En ne faisant rien, son fils réussit mieux encore. Il avait le don de plaire avec facilité. Son indolence, qui semblait conquise sur ses plaisirs, pouvait passer pour de la méditation, et quant à ses plaisirs, ils étaient une forme de son activité et permettaient d’espérer qu’elle en saurait prendre d’autres.

D’ailleurs son élégance laissait à ses opinions quelque chose d’imprécis, de flottant et de gracieux, et, comme dans ce temps-là on n’était pas divisé par les haines violentes qui ont éclaté depuis, ce « rallié » paraissait n’avoir fait qu’une avance polie, qui ne le séparait de personne et n’était que le comble des bonnes façons.

Lorsque vint le soir du bal, succédant à la journée du comice, un air de fièvre courait dans Port-Saint-Pierre. Par petits paquets, on se groupait, on prenait la route qui montait vers le Haut-Saint-Pierre, et il en venait tant, que cela ressemblait à quelque migration, au déplacement de toute une fourmilière humaine.

Chez les Kérouall, on avait beaucoup hésité sur ce qu’on ferait. Jean ne se souciait guère d’aller à la fête, Marie ne donnait pas d’avis, Louise était de celui de son père ; mais ce fut Félicité qui l’emporta et entraîna tout le monde.

Au moment où l’on partait, Louise parut, tenant à la main un chapeau de paille, œuvre innocente de quelque ouvrière locale.

— Qu’est-ce que c’est ? — dit Félicité. — Veux-tu vite cacher cela ?…

Et, saisissant un bout de mousseline, elle le noua légèrement, avec une adresse de fée, autour des cheveux blonds.

— Comme ceci, tu peux aller.

Depuis longtemps elle blâmait ces modes « à l’instar de Paris » et regrettait le coquet mouchoir.

Troublant la paix du soir, des rafales de musique vinrent au-devant d’eux dès le tournant de la route. Parmi toute cette joie, seuls restaient graves, étrangers, dédaigneux, les grands arbres sombres rangés en bordure. Mais, la grille franchie, ils étaient, eux aussi, de la fête, reliés par des guirlandes de lumière, ornés de lanternes vénitiennes. Un nuage de poussière soulevé par les danseurs flottait sur le sable et sur les gazons, et, dans les allées, des couples se promenaient, respirant un instant, avant de reprendre leurs ébats. Ils s’y livraient de tout cœur, mais leurs danses semblaient des sauts et des bonds et le rythme et la grâce en étaient absents.

Les Kérouall s’étaient placés modestement au dernier rang des curieux. Soudain, et sans l’avoir vu venir, Louise aperçut le comte de Leuze, debout à son côté, vêtu de clair, souriant, charmant.

— Mademoiselle, — dit-il, — voulez-vous m’accorder la prochaine danse ?

Le comte ouvrait d’habitude le bal avec la femme de son régisseur et s’en tenait là. Interdite, elle n’osait répondre ; Félicité, la poussant, lui dit :

— Allons, va, petite.

Comment danserait-elle ? Légère et adroite, elle s’abandonna au bras de son cavalier, qui l’enlevait, l’emportait, la faisait voler au-dessus du sol. Tout à coup, un peu à l’écart, dans un bosquet, ils s’arrêtèrent. Louise ne vit plus qu’une immense lueur qui tournait, tandis que la terre se dérobait sous elle. Le comte de Leuze la gardait dans ses bras.

— Mademoiselle, — lui dit-il, parlant bas et très vite, — ceci est un moment que je guettais depuis longtemps. Je m’intéresse beaucoup à vous. J’ai des choses à vous dire. Venez me voir demain, vers le soir. Vous entrerez par la petite porte qui est au bas du mur de clôture : vous la trouverez ouverte et je vous attendrai dans le pavillon, à gauche de l’allée.

M. le comte de Leuze avait la grande habitude des femmes, mais il ne s’était guère occupé des fillettes. S’adressant d’ordinaire à des personnes averties, il ne comprit pas que son langage mesuré et volontairement froid pouvait déconcerter une ingénue. Louise était romanesque ; la grossièreté de la jeunesse du pays la froissait, mais les paroles irréprochablement correctes du gentilhomme la laissèrent troublée et incertaine. Elle se dit qu’elle en causerait avec tante Félicité, à qui elle trouvait beaucoup d’esprit.

Le lendemain matin, la tante et la nièce allèrent porter des lettres à la poste. La saison s’avançait, les clientes rentraient. Félicité était rappelée par les affaires.

— Petite, — dit-elle tout à coup, — parle moi franchement, te plais-tu dans ce pays ?

Elle l’observait depuis son arrivée. Elle la voyait toujours douce et d’humeur égale, elle ne la croyait pas heureuse.

Occupée à son métier de couturière, Louise tout le jour cousait, assise sur le balcon. Puis, vers le soir, elle s’accoudait, et, comme du temps où elle était encore petite fille, son regard errait au loin, parmi les lueurs du soleil couchant. Et il lui semblait que dans les nuages apparaissaient des pays merveilleux, des Labradors, des Florides, des Antilles, dont les marins qui furent ses ancêtres avaient mis en elle les brillantes images. Puis le soleil s’éteignait, l’horizon devenait sombre, Port-Saint-Pierre se refermait sur elle comme une prison.

Avant de répondre à sa tante, Louise réfléchit. Elle se disait qu’en avouant son ennui elle trahirait l’affection qui l’unissait à ses parents, à ses petites sœurs, mais sa sincérité l’emporta :

— Non, ma tante, — dit-elle, — je ne m’y plais pas, mais je sais que j’ai tort et que c’est mal.

Félicité la rassura. Sa résolution fut prise : elle emmènerait Louise à Paris.

Comme elles s’en retournaient, la nièce conta à sa tante l’incident de la veille, et les propos du comte de Leuze. Alors Félicité aperçut comme en une vision la pauvre innocente livrée aux aventures rurales, et M. le comte de Leuze, qui passait pour généreux, entr’ouvrant son portefeuille armorié pour en tirer un billet de mille francs.

« Il se faisait grand temps que j’arrive ! » se dit-elle avec émoi.


IV


Ce ne fut pas sans peine que Félicité décida les Kérouall à lui confier Louise. Jean surtout tenait à sa petite Bretonne, la mêlait à ses rêves, faisait le projet de la mener en mer vers les côtes de son pays, pour lui montrer les belles grèves et ces pointes et ces rochers contre lesquels, d’une colère inlassable, les lames viennent se briser.

Mais Marie, plus pratique, représenta à Jean qu’il ne fallait pas mécontenter Félicité, si bonne pour eux et dont l’amitié pouvait être si utile à leur fille !

Ils consentirent, Louise reverrait ses parents aux vacances. Et d’ici là, si elle s’ennuyait, si l’air de la ville ne lui valait rien, il serait facile de s’en revenir.

L’heure du départ arriva. On était réuni sur la berge pour les adieux. Les petites s’attachaient à la robe de leur grande sœur, Jean restait silencieux et morne, et Marie, tout agitée, recommandait surtout à sa fille de bien faire attention à ces voitures qui écrasent tant de monde à Paris !

— Sois sans crainte, ma bonne Marie, — dit Félicité, — je te promets que cette petite ne sortira pas seule de longtemps : les fillettes, là-bas, courent bien d’autres dangers que celui d’être écrasées.

Elles s’embarquèrent, et l’on resta se guettant, se faisant des signes de la main, disputant à la distance, qui toujours croissait, des formes de plus en petites et imprécises.

Seul se dressait encore, dominant le coteau, Château-Gorsac tout blanc, flanqué de ses quatre tours aux toits d’ardoise. À ses pieds, comme une ample draperie, s’étalaient ses vignes, qui donnent un si joli vin blanc sec, « troisième » cru classé, bien connu des amateurs…

On dina à la gare en arrivant à Bordeaux, avant de prendre l’express de nuit. Puis le train partit, roula à travers des pays de gloire et de beauté sur lesquels l’ombre jetait le mystère de ses voiles bleus. Et, dans le bruit et l’appel des stations et les secousses et les arrêts, le trajet s’accomplit. Sous le matin grisâtre, faisant retentir les longs sifflets de l’approche, le train s’engagea parmi les innombrables réseaux qui, rayonnant autour de la grande ville, semblent comme le symbole de la complication de cette vie où l’on va entrer.

Le réveil des villes est sans grâce. À peine sortie de la gare, la tête cassée par le bruit des malles jetées avec fracas sur l’omnibus, Louise regarda autour d’elle. Naïvement elle crut que Paris allait lui apparaître dans sa beauté célèbre, tous ses monuments groupés en quelque vue panoramique vaste et prestigieuse. Elle vit des quais pâles, sévères, laborieux, où parmi la poussière volaient les feuilles sèches, l’horizon embrumé, sali de fumée, et, tout près, les charrettes municipales, pleines de débris, toute la voirie des heures matinales opérant ses travaux méthodiques. À ce spectacle, Louise ferma ses paupières sur ses yeux lourds de sommeil.

Mais, aux Champs-Élysées, elle se réveilla à demi, et l’avenue fuyant jusqu’à l’Arc de l’Étoile se déroula en une vision surprenante que jamais ensuite elle ne devait retrouver.

Puis l’omnibus s’engagea du côté des Ternes et s’arrêta avenue de Villiers.

Un troisième au-dessus de l’entresol, avenant et de très bon air, le salon peint en gris clair, avec fauteuils Louis XVI brodés au point représentant des bergers et des bergères, des glaces dans de vieux cadres, des groupes de biscuit, le tout d’une élégance discrète et aimable.

La matinée se passa à déballer, à ranger avec l’aide de Rosalie, la femme de chambre. Félicité avait le coup d’œil prompt et l’art du commandement. De sorte que vers midi une chambre ingénieusement combinée était prête pour Louise.

Après le déjeuner, servi dans une jolie salle à manger tendue de satin de Chine et garnie de vieilles porcelaines, Félicité se rendit au magasin, laissant sa nièce se reposer jusqu’au soir. Avant de la quitter, elle lui dit :

— Nous irons dîner chez un voisin.

Celui qu’elle désignait de façon aussi vague était M. Julien Toussard, de la maison Rogé, Toussard et Cie, l’ami de toute sa vie, qu’elle avait connu dans les années riantes et légères de ses débuts à Paris et qui, côte à côte avec elle, énergique, ambitieux, tenace, franchissant toutes les étapes, lui gardait au cours d’une fortune grandissante un attachement inébranlable. Fils d’un fabricant d’appareils de chauffage de la rue Poissonnière, Julien Toussard avait dès l’enfance crayonné des guirlandes, des colonnades de temples et des jardins sur les murs de l’étroite boutique. Mais, lorsqu’il voulut entrer à l’École des Arts Décoratifs, son père se brouilla avec lui. Pour vivre, il dut longtemps colorier des reproductions du xviiie siècle, que les marchands vendaient ensuite comme gravures anciennes. Intelligent, très laborieux, plein d’originalité, il intéressa ses professeurs, qui le recommandèrent. Un beau matin, la fortune entra dans sa mansarde, où dansait justement un rayon de soleil. La maison Perraut, Massin et Rogé lui demandait de passer à ses bureaux et d’apporter ses cartons. Peu de temps après, il était engagé comme dessinateur.

L’entrée de Julien Toussard dans cette importante maison, qui « faisait » la soierie, le velours, le satin, les gazes, les tulles, les dentelles de fantaisie et fournissait la « mode », la « haute confection » et l’ « exportation », eut des conséquences inattendues. Julien était réfléchi autant qu’audacieux : en maniant son crayon, il s’aperçut que la mode française, jadis si libre, si légère et charmante, s’était depuis un demi-siècle singulièrement embourgeoisée, affadie, perdue dans les plis lourds d’une convention médiocre. Il songea à quelque princesse que de méchants génies auraient fagotée, défigurée, cachant sous de vulgaires parures tous ses attraits et tous ses charmes, et il résolut de la délivrer, de lui rendre sa tournure gracieuse, de rattacher les guirlandes et les piquants atours qui l’ornaient jadis. Son projet prenait comme un air de chevalerie.

Le succès dépassa ce qu’on avait pu croire. Ce fut un véritable renouveau, et l’art délicat de la toilette refleurit tel qu’en ses plus beaux jours.

Julien Toussard avait connu Félicité presque dès l’époque où il entrait chez Perraut, Massin et Rogé. Un matin, on le fit appeler au « rayon de dentelles » pour s’entendre avec une employée de Rachel Block. — Cette maison commençait sa vogue et déjà lançait les modèles. Il s’agissait d’une commande pressée : un motif de style Louis XVI, pour border de longues voilettes. La personne chargée de cette commission montrait tant de goût et d’intelligence que Julien en fut frappé. Il remarqua aussi la beauté de ses yeux et un signe au coin de ses lèvres, qu’elle avait très rouges.

Son dessin terminé, Julien l’alla présenter et demanda mademoiselle Félicité. En ce matin de printemps, les rues étaient pleines de fleurs offertes en bottes ou étalées en parterres dans les voitures ambulantes, et la tiédeur de l’air emplissait les âmes de douceur.

Que se passa-t-il ? Félicité permit à Julien de l’accompagner, un jour prochain, au Salon de peinture. Ils y furent et, depuis lors, ne se quittèrent jamais plus.

La carrière de Julien Toussard fut belle et rapide : lorsque deux des associés se retirèrent, M. Rogé offrit à l’habile dessinateur d’entrer dans la maison. Une petite part d’héritage venue de son père lui permit d’y verser une commandite. Sur le balcon de la rue du Quatre-Septembre s’étala désormais, en grandes lettres d’or, la raison sociale « Rogé, Toussard et Cie ». De nombreuses médailles obtenues au cours de diverses expositions confirmèrent le succès et la renommée déjà acquises, et, à la suite de l’exposition de Vienne, Toussard recevait du ministère du Commerce la croix de la Légion d’honneur, qu’il aurait pu tenir aussi bien de celui des Beaux-Arts…

Vers sept heures et demie, Félicité et sa nièce descendirent trois étages : M. Toussard occupait l’entresol. Dès la porte de l’antichambre, qu’un jeune domestique vint ouvrir, une grande lueur les salua : on avait illuminé comme pour une fête, et cette clarté, qui troublait Louise, semblait en même temps lui faire accueil.

Julien Toussard parut. Depuis les jours où, jeune et timide, il avait déclaré sa flamme à l’aimable Félicité, plus de vingt années s’étaient écoulées. Maintenant il était chauve, avec un peu de ventre et une barbe courte et drue. Mais ses yeux brun clair, pleins de reflets joyeux, gardaient toute leur jeunesse.

Il s’avança, puis aussitôt s’arrêta, feignant l’indignation :

— Non ! — s’écria-t-il, — on prévient le monde, on ne cause pas un pareil saisissement !… Et c’est vous, madame Félicité, vous que j’appelais une dame de raison, qui montrez cette imprudence !… Mais l’avez-vous seulement regardée, votre nièce, pour l’amener dans une maison tranquille, dans un quartier paisible ? D’abord le propriétaire n’en voudra pas : il loge bourgeoisement, il n’entend pas avoir chez lui des phénomènes.

Pendant ce discours, qu’il débitait avec une gravité comique, la pauvre Louise ne savait quelle contenance prendre et se sentait prête à pleurer. La voyant si désemparée, sa tante en eut pitié :

— Allons, petite, ne te démonte pas ! Monsieur Toussard aime à plaisanter, mais, cette fois, il abuse un peu de ton innocence. Tu verras comme bientôt, toi aussi, tu te moqueras de lui… D’ailleurs, mon ami, qu’est-ce à dire ? — ajouta-t-elle,

— Louise est jolie, c’est convenu, mais vous savez bien que Paris, c’est la foire à la beauté, et, quand on ne bat pas la grosse caisse, le monde vous laisse en paix.

L’appartement de Julien Toussard tenait de la boutique, du musée et du cabinet d’amateur. Dans la vaste pièce qui servait à son travail, les livres, les documents, les gravures s’entassaient, s’échappaient des armoires trop pleines, se répandaient sur les tables et jusque sur les sièges. Autour des murs régnaient de grandes vitrines où des étoffes anciennes étaient rangées. Dans un coin, l’Orient montrait les gazes brodées d’animaux étranges que portèrent les impératrices de Byzance ; puis, c’étaient les velours et les dentelles d’or de la Renaissance, les brocatelles Louis XIV, enfin les soies, les satins, les damas, les lampas et les gourgourans du xviiie siècle, toute l’histoire de France par le tissu, depuis un lambeau de la chape de l’évêque Amelgard jusqu’à la berthe de moire antique orange venant de la dernière robe que fît Worth pour l’impératrice Eugénie.

Mais la salle à manger appelait les convives. Un lustre garni de bougies jaunes éclairait la tenture de vieux cuir fauve, décorée de motifs chinois dans le goût du Bérain. Sur la table, toute parée de fleurs disposées en guirlandes, brillait d’un doux éclat un beau service de porcelaine de Chine. On prit place, et Louise, qui s’étonnait de tout, ne disait rien, craignant de faire sourire, tandis que le regard d’admiration très amusée de Toussard ne la quittait pas et continuait à la troubler.

— Voici donc une petite demoiselle — dit-il — qui vient à Paris pour faire des chapeaux. Mais savez-vous que coiffer des Parisiennes, c’est bien plus difficile que de fabriquer des lois et même de diriger des ministères ? Il y a peut-être trois femmes qui s’en tirent, et madame ici présente est du nombre.

Félicité ne releva pas le compliment :

— Rassurez-vous, on ne demande pas aux débutantes de faire des chapeaux ! On les charge d’abord de les épousseter, de les lever le matin, de les coucher le soir : les chapeaux se reposent, la nuit, comme les personnes. D’ailleurs, Louise n’ira pas dans les ateliers ; elle sera au salon avec moi et elle apprendra en regardant.

— Mais je lui en montrerai, moi, des chapeaux ! — s’écria Toussard, — des livres entiers où sont figurés des chapeaux ! Voulez-vous le hennin d’Isabeau de Bavière, la coiffe de Marie Stuart, le chaperon de Marguerite de Valois, la fontange de la duchesse de Bourgogne, la casquette de madame Tallien ou le turban de madame de Staël, le tout visible ici dans quelques instants et pour rien ?

Louise l’écoutait avec un mélange de surprise et d’effroi, puis elle dit tristement :

— Mon Dieu, que de choses je vais avoir à apprendre, et combien je me sens ignorante et ridicule ! Chez nous on ne connaît que le mouchoir… car, pour le reste, ma tante m’a dit de ne pas appeler cela des chapeaux, mais plutôt des infamies.

Le dîner s’acheva parmi des propos divers ; puis, lorsqu’on se fut levé de table, on se rendit au boudoir.

C’était une toute petite pièce, la seule que M. Toussard avait eu le goût et le loisir d’achever. Sur les panneaux de gros de Tours qui en faisaient la tenture, des instruments de pêche et de jardinage étaient brodés ; ils venaient d’un salon de musique de la reine Marie-Antoinette. Le boudoir ne contenait que peu d’objets, mais tous rares et exquis.

— Je ne le montre pas à tout le monde, — fit Toussard ; — j’ai peur que la laideur et la bêtise ne le gâtent, rien qu’en y passant. Mais vous, — dit-il à Louise, — vous le parez, et, un jour que j’aurai le temps, je vous mettrai un bel habit de l’époque et vous m’en ferez les honneurs.

Le jeune domestique entra pour dire que le café était servi, et aussi que monsieur et madame Flandin venaient d’arriver.

Toussard alla saluer ses visiteurs. Ceux-ci étaient assis côte à côte sur le canapé, au seul endroit où les livres et les gravures avaient laissé vide un petit espace. Ils se levèrent. Flandin, dont le grand talent de dessinateur et de peintre n’intéressait encore que de rares connaisseurs, était un petit homme à l’air innocent et vif, au sourire mélancolique et fin. Il tenait à la main un chapeau pointu du genre tyrolien. Madame Flandin, copieuse et maussade, montrait un visage énormément fardé. De ce qu’elle avait été finalement épousée, elle laissait voir un immense orgueil et une violence agressive. Mais elle méprisait son mari parce qu’il était modeste et pauvre.

— Je suis tout à fait heureux de vous voir, — dit Toussard, — et de vous dire que nous avons réussi. L’État fera quelques bons achats à votre exposition… Et, comment va-t-elle, cette exposition ?

Hélas ! elle ne marchait pas fort : on venait en passant, on venait pas mal et on approuvait ; il y en avait même qui approuvaient beaucoup, mais ce n’était jamais ceux qui auraient pu acheter.

— Les capitaux sont toujours muets, — interrompit Toussard, — et généralement sourds. Ce qui est absurde, c’est que dans quelque temps tout cela se payera horriblement cher. Il y aura eu l’intermédiaire, l’heureux intermédiaire, le plus heureux des trois, et, dans ce cas, aussi le plus perspicace… Enfin, mon bon ami, soignez-vous bien, tâchez de vivre assez longtemps pour être contemporain de votre gloire.

Madame Flandin, qui n’avait pas ouvert la bouche, considérait dans une surprise indignée cette Louise dont la beauté lui paraissait vraiment déplacée.

Toussard s’en aperçut et dit très sérieusement :

— Vous avez raison de regarder mademoiselle, c’est une curiosité. Elle est engagée chez Barnum pour y représenter le type parfait de la race caucasique.

Ce propos, d’une gaieté facile, tomba dans le mépris, l’indifférence ou l’inattention. Mais Toussard n’était pas vaniteux et se donnait des divertissements pour lui seul.

Félicité se leva en disant qu’elles avaient voyagé toute la nuit et que sa nièce devait tomber de sommeil. À ce moment, Flandin tira d’un carton resté à ses pieds une aquarelle qu’il remit à Toussard :

— C’est le croquis du Pont des Arts que vous m’avez demandé l’autre jour : j’ai terminé le premier plan, j’espère que vous en serez content.

Et le pauvre grand artiste remit son feutre pointu, et s’en alla à travers la nuit avec sa femme ridicule et méchante, tandis que la petite Louise Kérouall s’endormait et rêvait qu’elle montait dans un char qui avait la forme d’un chapeau et qui l’emportait, l’emportait…


V


Un Paris matinal d’octobre, sans volupté ni flânerie, des employés, des ouvrières allant d’un pas hâtif parmi les voitures rares, le coupé du financier mené au trot rapide d’un demi-sang, et le fiacre du commis se rendant aux ordres… Et, sous le ciel gris plein de nuages légers, le vent qui soulève et entraine en rondes éperdues les feuilles tombées, mène, lui aussi, comme tant d’autres travailleurs, sa rude besogne, le balayage grandiose et municipal de cette fête qui fut l’été.

Louise et Félicité s’en allaient à pied rue de la Paix et, marchant vite, semblaient faire partie de ce Paris laborieux qui chaque matin court à sa tâche. Longeant les avenues où les arbres en bordure étendaient leurs branches dépouillées, elles avaient mis en fuite les petits oiseaux, ces pierrots parisiens, si vigilants sous la modestie de leur robe couleur de boue et couleur de feuille morte. Quelques passants, s’étaient retournés, mais Félicité, ce matin-là, avait mis tout son art à éteindre l’éclat de sa nièce. « Après, on s’y ferait, — pensait-elle, — mais il fallait sauver le premier moment. » — C’est absolument ce que conseillait, dans une crainte tout opposée, le prince de Metternich lorsqu’on amena l’archiduchesse Marie-Louise, à Napoléon. L’histoire nous apprend à quel point fut évitée l’impression fâcheuse que l’on redoutait.

Quand elles arrivèrent place de l’Opéra, la rue de la Paix apparut toute courte dans l’alignement de ses maisons de style Louis-Philippe. Au bout se dressait la colonne guerrière coulée dans le bronze des canons ennemis, mais paisible et plus semblable à quelque phare bienveillant qu’au monument célébrant des victoires sanglantes.

— C’est ici, à gauche, — dit Félicité, montrant le balcon sur lequel s’allongeaient les lettres d’or : « Rachel Block ».

— C’est ici, — répéta Louise. — Mon Dieu, si je pouvais ne pas monter !…

— Que tu es enfant ! Tu vas voir, on sera très gentil pour toi.

Elles entrèrent :

— D’ailleurs, — ajouta-t-elle, — personne ne doit être encore au magasin.

En effet, elles virent les salons presque vides, tout clairs et limpides avec leurs tentures de soie pâle et les glaces qui se renvoyaient la lumière.

Félicité passa dans l’atelier : les ouvrières y étaient déjà en nombre. Elle donna quelques ordres, s’enquit des commandes pressées, puis, appelant Louise :

— Mesdemoiselles, voici ma nièce que je vous présente.

Une cinquantaine de têtes se levèrent de dessus leur ouvrage et apparurent sous la clarté crue du jour rasant. Dans le négligé et le dépeigné de la tenue de travail, aucune n’était jolie, mais toutes paraissaient vives, intelligentes, fines, de cette finesse de Paris, qui s’aiguise chaque jour aux pierres mêmes de ses trottoirs. Une petite secousse courut dans les rangs, puis jaillit un filet aigre de murmures. Comme on redoutait Félicité, une jeune fille dit simplement :

— Nous sommes charmées, mademoiselle, de faire votre connaissance.

Mais ensuite elles s’en donnèrent :

« Vraiment, on s’en fichait un peu que sa nièce fût belle !… fallait-il pas, peut-être, l’applaudir comme un numéro de café chantant ?… »

Et Virginie, qu’on n’employait qu’à coudre des fonds de chapeaux parce qu’elle n’avait pas de soin, ajouta :

— Elle fera pas mal de lui mettre une courroie pour la tenir en laisse, et de lui faire graver son nom sur une plaque avec son adresse…, si elle venait à se perdre…, d’autant qu’elle a l’air joliment gniole !

Et Marguerite s’écria :

— Ayez pas peur, ça ne restera pas dans les modes une semaine : ça sera levé avant !

La grande Suzanne, l’artiste de l’atelier, celle qui chiffonnait un nœud comme personne, ajouta tristement :

— Bien sûr que si j’avais cette figure-là, je ne traînerais pas ici. Mais je suis laide et j’ai du talent : alors je me marierai.

Cependant les « vendeuses » arrivaient, une à une, mal éveillées encore, plus fatiguées que ne le comportait leur état, mais toutes élégantes, charmantes, mises en perfection. Et, parmi les voiles qu’elles dénouaient, dans le frisson de leurs jupes et les plis soyeux de leurs corsages, flottait un parfum discret de volupté et d’amour.

Blottie dans un coin, Louise les regardait, surprise qu’il existât des créatures de tant de grâce et de beauté, ignorant ce que le coiffeur et le tailleur avaient apporté de science à parfaire ces chefs-d’œuvre vivants, malheureuse aussi de se croire si gauche, si maladroite, si villageoise !

La toilette des salons s’achevait. Sur leurs champignons, les chapeaux, tirés des armoires étaient rangés en ordre de bataille.

— Viens, Louise, viens aider ces demoiselles ! dit Félicité.

Deux ou trois jeunes filles se tournèrent du côté de cette Louise qu’on invitait à venir aider et grognèrent :

— Ces nouvelles, ça veut tout faire et ça ne sait que gêner.

« Cette fille-là, quand l’envie lui en viendra, aidera surtout un monsieur à se ruiner ! », — pensa Laure, une « première » qui était très jolie, et connaissait la vie.

Cependant le magasin s’animait peu à peu. Quelques clientes matinales se présentaient, mais leurs chapeaux n’étaient pas prêts à essayer : on les priait de revenir. Des ouvrières passaient, allant à la « manutention » chercher des fournitures, et les vendeuses inoccupées se racontaient leurs affaires en regardant dans la rue.

Enfin, sur le coup de midi, madame Rachel Block arriva. Grande, mince, elle avait dû être très belle. Ses yeux noirs, ses cheveux blancs, qu’elle poudrait, sa mise un peu théâtrale la faisaient ressembler à quelque tragédienne du xviiie siècle, à cette Sarah Siddons, dont les maîtres de l’école anglaise ont immortalisé les traits. Juive d’origine, d’une famille d’artistes adonnés à la musique et à la peinture, elle n’avait pas débuté dans le commerce, et les personnes qui fréquentaient les spectacles vers la fin de l’Empire se rappelaient avoir admiré cette tête fine et expressive dont l’ombre des baignoires voilait mal l’éclat.

Puis, un jour, elle disparut. Après la guerre, un élégant magasin s’ouvrit sous son nom, rue de la Paix, et attira vite une brillante clientèle. On raconta qu’elle s’était mariée, que la maison, très sérieusement commanditée, était dirigée par des personnes habiles et d’un goût sûr.

Et maintenant, après vingt ans de succès avérés, Rachel Block promenait sa grâce un peu nonchalante à travers ses salons fréquentés par le plus beau monde. La connaissance du métier lui était venue avec la pratique. Elle savait d’un regard découvrir le défaut d’un chapeau, voir sur quel point il trahissait celle qu’il avait pour objet de parer et d’embellir. Et les plus grandes dames s’empressaient à solliciter son attention.

Mais ce qu’elle avait surtout acquis, c’était un admirable sens des affaires, une sûreté, une rapidité à calculer, dont s’étonnaient ses caissiers. Son bel œil velouté, dont les flammes se noyaient de langueur, courait sans défaillance le long des colonnes hérissées de chiffres des livres de comptabilité. Ses deux frères, dont l’un était peintre et l’autre premier violon à l’Opéra, lui avaient composé un entourage d’artistes, et parmi les actrices, toutes en renom, qu’elle coiffait, plusieurs la fréquentaient affectueusement.

Ce matin-là, Félicité, l’abordant, lui dit :

— Madame, permettez-moi de vous présenter ma nièce, que vous voulez bien employer chez vous. Elle a très peur, malgré tout ce que j’ai dit pour la rassurer.

Rachel Block posa sur Louise un long et caressant regard.

— Mademoiselle, vous êtes ici chez votre tante autant que chez moi.

À ce moment, un laquais en culotte de panne rouge se montra à la porte des salons. La grande-duchesse Marie Ivanowna, souffrante, dans un hôtel voisin, demandait sa vendeuse et un choix des plus nouveaux modèles,

Le moment du déjeuner était venu : on s’en allait par petites bandes, et, dans les salons vides et silencieux, les miroirs ne reflétèrent plus que des chapeaux.

Dressés sur les champignons, ils semblaient déjà des ébauches de femmes ou du moins d’âmes de femmes. Il y en avait qui exprimaient l’orgueil, presque l’insolence, d’autres se paraient d’une grâce coquette, s’enguirlandaient de fleurs ; il y en avait de pudiques sous des voiles, de provocants par le caprice et la fantaisie des garnitures, d’extravagants pour personnes tumultueuses et exotiques, de mièvres et de délicats pour dames précieuses, de raides et de secs pour les revêches, et même d’absurdes, — afin de pouvoir répondre à toutes les mentalités… Il appartenait aux vendeuses de démêler, de choisir avec discernement ce qui convenait, de découvrir, en un mot les affinités mystérieuses entre telle cliente et telle coiffure.

On revenait de déjeuner un peu moins régulièrement qu’on n’y était allé. Les flâneuses, les rêveuses et les bavardes s’attardaient. Mais vers deux heures tout le monde était à son poste, quoique l’envahissement et le tumulte n’eussent lieu qu’un peu plus tard.

Quand l’humanité, assurant ses besoins primordiaux, se fut mise en garde contre le froid et la faim, le goût de la parure est sans doute un des premiers qu’elle songea à satisfaire. Les sauvages, avant que fleurît aucune industrie, se composèrent des ornements de plumes et des colliers rustiques faits de grains d’arbustes. Depuis lors on a beaucoup compliqué pour contenter des goûts de plus en plus exigeants.

Un Anglais, philosophe et morose, rencontra, sur un bateau qui remontait le Rhin, une jolie femme à laquelle il dit :

— Mesdames, ce que vous préférez en ce monde, ce sont vos chapeaux.

Cet Anglais avait la vue courte et brouillée, comme tous les gens maussades, car ce qui rend son chapeau cher et précieux à une femme, c’est qu’elle voit en lui un moyen de s’embellir, de plaire, de conquérir, de se faire aimer.

Certes il serait fort exagéré de prétendre que la foule qui se pressait dans les magasins de Rachel Block fût tout entière préoccupée des choses de l’amour. De respectables dames y venaient avec leurs filles, parce qu’on était sûr d’être bien coiffée et à sa physionomie ; d’autres, des vaniteuses, s’y rendaient parce que cela était élégant, bien porté, et le troupeau innombrable des moutons de Panurge s’y engouffrait parce que le mouton de devant y était d’abord entré. Mais il y avait aussi des chercheuses, des curieuses, qui voulaient du rare et de l’inédit, pour tirer d’elles-mêmes un aspect nouveau, apparaître autres, inconnues et toutes neuves.

Pendant deux heures le flot, tantôt rapide, tantôt calmé, ne s’arrêta pas. Les jupes se frôlaient, les coudes se heurtaient, l’air s’emplissait de parfums. Les glaces devant lesquelles on essayait étaient prises d’assaut, — et l’on trompait les impatientes en leur disant qu’on allait être à elles.

D’ailleurs, selon la classe et l’état de la visiteuse, l’accueil différait sensiblement. Pour la grande mondaine, c’était l’empressement vif et bruyant, et l’appel jeté à la porte des ateliers :

— Tout de suite les chapeaux de madame la comtesse de X… !

La demi-mondaine était reçue de façon plus discrète, mais non moins flatteuse. On venait la saluer, on lui parlait à voix basse, en montrant un intérêt, une sympathie véritables. Mais l’enthousiasme complet et sans réserve n’éclatait qu’à l’entrée de la comédienne célèbre. Pour elle toutes accouraient, l’entourant, l’adulant, la félicitant, l’enviant, l’aimant. Il semblait qu’elle apportât avec elle tous les hommages, toutes les acclamations, l’éclat de toutes les fleurs tombées à ses pieds, et c’était avec une émotion mêlée de trouble et d’orgueil qu’on lui essayait les chapeaux destinés à sa prochaine « création ».

Le soir vint : les salons, que le gaz éclairait depuis longtemps déjà, se vidèrent peu à peu. Lasses, les vendeuses se reposaient un instant, notaient les dernières commandes, avant de se retirer.

— Eh bien, petite Louise, — dit gaiement Félicité, — ça n’a pas été trop mal pour un début. Tu ne t’es trompée que deux fois en allant à la manutention ; et encore, la seconde t’a valu un succès, puisque la dame a trouvé tes fleurs bien plus jolies que celles qu’elle demandait… Pour te récompenser, je vais te montrer la rue de la Paix.

Toutes deux descendirent. La rue était encore sillonnée de passants et de voitures. Dans la nuit, le cordon des becs de gaz s’allongeait, pareil à des colliers de lumière, et, des deux côtés du trottoir, les boutiques étincelaient. Dans les vitrines garnies de velours grenat, l’éclairage, savamment conduit, frappait les diamants, — telles les projections dardées sur les danseuses dans les ballets-pantomimes. Et, — sous ces rayons, les pierreries s’animaient, ruisselaient, lançaient des jets de feu, gerbes et étoiles qui se jouaient en fusées de toutes couleurs et semblaient le crépitement de ces pierres précieuses qui se consumaient. Le rubis brûlait d’une flamme sanglante et l’eau verte de l’émeraude était comme empoisonnée. Tout près, pour ménager un repos à l’œil, luisait la douceur charmante des perles, s’arrondissant sous la nacre délicieuse de leur peau.

Sautoirs et bracelets, triples et quadruples rangs, rangs à l’infini, d’où pendaient de lourdes poires, rangs serrés, dits à la chien, torsades, fleurs, papillons, nœuds, feuillages, toutes les fantaisies, tous les caprices s’étalaient. On voyait des diadèmes de reines et des couronnes de pairesses, et des couronnes de duchesses, faites de feuilles de fraisiers, et des plastrons de pierreries et des plaques et des agrafes de ceintures pour souverains d’Orient et pour maharajahs des Indes, et des bonnets surmontés d’aigrettes pour le shah de Perse…

Parmi ces éblouissements, Félicité montrait en passant à Louise les portes des temples célèbres de la couture, tous voisins et groupés par une sorte d’attirance qui faisait de cette rue de vingt-cinq maisons un des endroits où vient se déverser la fortune du monde. Or tiré des mines du Cap ou du Klondyke sous la sueur des noirs et des jaunes, pétroles jaillissant du sol, continents traversés, perforés, océans soumis, profondeurs creusées par des milliers de bras, épuisant des tribus entières, luttes formidable des géants de l’agio, royauté des mers, royauté des terres, royauté des fers et des aciers, royauté des porcs et des moutons, royauté des prairies et des forêts, efforts démesurés des machines à fondre, à broyer, à transporter, sources incalculables de richesses, — tout affluant, aboutissant là, venant arroser cette rue insatiable, couler en lingots, en chèques, en billets, autour de ces joyaux, de ces parures, de ces chiffons sans prix, nuages de tulle, ruches, plissés, bouillonnes, gazes lamées, merveilles impalpables, suavités, vapeurs…

— Mademoiselle, voulez-vous accepter oune zolie bague ? dit, d’un fort accent « rasta », un beau brun aux cheveux luisants arrêté derrière Louise.


VI


Louise entra dans sa vie nouvelle comme si elle n’en eût jamais connu d’autre. Tout de suite elle fut de cette ville dont l’âme légère et fine pénètre les sens, et court ainsi qu’un feu subtil à travers l’opacité des corps. Fille de marins, elle avait, si l’on peut dire, l’instinct de se laisser porter sur les flots, et elle s’abandonnait, souple et ingénieuse, à la puissance des choses. Elle fut chez elle dans le salon de la maison de modes, et aussi dans les rues élégantes qui semblaient comme la patrie naturelle de sa beauté claire et charmante. Telle une fleur plantée en un riche terrain et qui, de l’air et de l’eau qui passent, et du rayon qui luit, et du sol en qui elle plonge, fait le rose éclatant de ses pétales.

Cette silencieuse avait un don rapide d’assimilation qui surprenait. Au bout de peu de jours, elle savait rassortir, opposer, faire chanter les couleurs. Bien mieux, elle savait répondre aux clientes avec gentillesse et à-propos.

Dès le lendemain de son entrée au magasin, madame Block avait dit à Félicité :

— Elle est terriblement jolie, votre nièce, et dépasse de beaucoup l’agrément réglementaire que nous demandons à nos vendeuses. Mais tant pis, nous nous arrangerons : car elle paraît intelligente… et puis elle est votre nièce, ma bonne Félicité !

Toussard s’était pris d’amitié pour Louise ; il l’estimait, lui trouvait du goût et des curiosités. Il lui prêtait des livres, et, quand il en avait le temps, il l’emmenait dans les musées et vers ces coins pittoresques du vieux Paris qui disparaissent de jour en jour devant l’accroissement de la ville nouvelle.

Un matin, comme la jeune fille arrivait rue de la Paix, le petit chasseur qui se tenait au bas de l’escalier lui remit une lettre. Cela était expressément défendu, et l’on avait dû acheter assez cher la petite âme vénale enfermée sous la tunique à triple rang de boutons de cuivre. Louise prit la lettre par distraction et la glissa dans sa poche. Mais, tout de suite, la chose lui parut méprisable. Le soir, elle la montra à sa tante, qui haussa les épaules et lui dit de ne plus accepter de telles correspondances.

Écrite d’un style naïf et ampoulé, cette missive pouvait être également l’œuvre d’un adolescent ou d’un vieillard. L’emphase et l’emploi fleuri des mots se retrouvent aussi bien au matin qu’au soir de la vie ; l’aurore a ses roses comme le couchant. Méprisée et jetée au vent, cette lettre toutefois fut la première d’une série dont il eût été bien impossible, dans les années qui suivirent, d’évaluer le nombre. Madame de Staal de Launay a dit que les conquêtes qui intéressent le plus une femme sont la première et la dernière. À ce titre, Louise garda le souvenir de la lettre remise par le petit chasseur.

Au magasin, on l’aimait assez, malgré le renom qu’elle y avait vite acquis. Les clientes maintenant demandaient qu’on leur montrât la petite Bretonne que l’on disait si belle, et c’était à elle que l’on essayait les modèles présentés aux commissionnaires. Pourtant on ne lui en voulait pas trop, parce qu’elle ne semblait pas tirer d’orgueil des dons qu’on lui voyait, qu’elle montrait de la douceur, et de la bonne grâce à écouter les histoires des autres. De ces histoires, on lui en racontait beaucoup. Quoique la plupart de ses camarades la tinssent pour sage, aucune ne la supposait innocente, et, de fait, elle ne l’était pas : nulle fille de la campagne ne saurait le rester, et l’entière innocence est une fleur de serre, une culture de luxe qui ne supporte pas l’air libre. Louise sut bientôt la plupart des romans intimes, des aventures légères ou sérieuses dont ces demoiselles étaient les héroïnes. D’ailleurs, à toutes l’aventure paraissait sérieuse, puisqu’elle se proportionnait à leur mentalité et à leur don d’émotion.

La personne la plus en vue du magasin était cette Laure, qui, elle, ne disait rien, puisque tout le monde, le tout-Paris même, connaissait sa vie. Amie d’un fils d’agent de change, elle portait avec discrétion des bijoux dont le prix dépassait certainement ses appointements, cependant assez sérieux. Quoique son amant désirât lui voir quitter la maison de modes, elle s’y refusait, trouvant plus honorable de vivre, au moins en partie, de son travail, et se plaisant à fréquenter des dames de tous les mondes, qui toutes la traitaient avec considération. Et madame Block tenait à Laure, qui était une excellente vendeuse.

Une autre première, Irène, avait formé un attachement dans le haut commerce, mais, comme son ami était marié à une cliente du magasin, on ne parlait que très mystérieusement de cette liaison. Plusieurs s’étaient mises en ménage avec des commissionnaires, fournisseurs de la maison. D’autres songeaient au mariage, et l’une d’elles additionnait avec mélancolie les longs mois d’un service militaire qui retenait son fiancé au loin. Chacune suivait son rêve, mais, pour les romanesques et les sentimentales, rien ne valait les artistes. Ceux-là mettaient vraiment dans la vie d’une femme de l’imprévu, du charme, de la poésie. Et l’existence plus précaire et incertaine qu’offraient d’habitude les rapins à leurs compagnes pouvait sembler par cela même plus émouvante et pittoresque.

Une certaine Éliane s’était prise d’une grande amitié pour Louise et faisait d’elle sa confidente. Fille d’honnêtes commerçants de Neuilly, elle avait quitté ses parents pour suivre un peintre dont elle était éperdue. Elle montrait à Louise, dans un petit carnet qu’elle portait sur son cœur, la photographie d’un grand diable, à la tournure militaire, à la moustache en croc :

— N’est-ce pas qu’il a l’air à la fois héroïque et spirituel ?… Car il a de l’esprit comme personne, et bon avec cela !… Le malheur, c’est que toutes les femmes le poursuivent. Je suis sûre qu’il m’aime ; mais les hommes, c’est si léger et si vaniteux !

Et la petite Éliane se lamentait.

M. Émile Poncelet, qui troublait à ce point les cœurs, était en effet léger, vaniteux, et, sans l’ombre de méchanceté, doué de tout ce qu’il fallait pour causer du tourment à ses amies. Quant à sa peinture, elle était encore moins méchante que lui. Sous son pinceau naquirent successivement des moissonneuses, des pêcheuses, des faneuses, des glaneuses, qui toutes se ressemblaient entre elles, et, pour le moment, ressemblaient vaguement à Éliane. Et ces tableautins se vendaient en Amérique, à Nice et dans les villes d’eaux fréquentées. — « Ce sont les étrangers qui à présent mènent le goût », disait gravement Éliane, qui avait entendu tenir ce propos à M. Poncelet.

Un jour, Louise, arrivant au magasin un peu plus tard que de coutume, trouva toutes ces demoiselles dans un grand émoi. Lucrèce, la jolie Lucrèce, abandonnée la veille par son amant, qui se mariait, avait tenté de s’empoisonner dans la soirée. On était parvenu à la sauver en lui faisant avaler de force un litre de lait, mais elle restait si faible et si accablée qu’on gardait encore de l’inquiétude. Laure avait été la voir. Le soir, on sut que Lucrèce allait mieux et l’on échangea des pensées pleines de sagesse sur les folies où entraîne l’amour et sur l’ingratitude des hommes.

Au moment du jour de l’an, Louise reçut, avenue de Villiers, une immense corbeille de fleurs rares ornée de nœuds. Sur une carte piquée au ruban et ne portant pas de nom se lisait : « À mademoiselle Louise, un admirateur timide. » Quelques jours après, parut une nouvelle corbeille, pareillement adressée, et il en fut ainsi pendant un mois. Enfin l’on sut au magasin, par certaines indiscrétions, que l’auteur de ces galanteries luxueuses était M. Périer, le riche fabricant de fleurs et plumes, fournisseur ordinaire de la maison. Quoique marié et père de deux grandes filles, il était connu dans tout ce petit monde pour des façons où la timidité n’entrait en rien. Jadis il avait essayé déjà de conquérir Laure, mais c’était un homme pratique et qui ne s’entêtait que raisonnablement…

Cependant on touchait à la fin de l’hiver, les jours allongeaient. Maintenant Louise et sa tante prenaient l’habitude de revenir à pied chez elles. Il fallait bien, disait Félicité, dégourdir un peu les jambes de cette petite campagnarde. Mais, bientôt elle fut agacée de voir à quel point on les suivait. Et il n’y avait pas de la faute de Louise, dont la tenue était parfaite et qui presque toujours ne s’apercevait de rien. Il ne se passait plus guère de semaine où la jeune fille ne reçût une ou plusieurs lettres qui se pouvaient répartir exactement en deux catégories : d’une part, les insolents ; de l’autre, les imbéciles. C’est Toussard qui faisait le classement, — pour jouir, disait-il, de la beauté morale et intellectuelle de ses contemporains.

Et l’on proposait de tout à cette pauvre Louise : des emplois fort singuliers, fort peu avouables, des rendez-vous à tant l’heure, et des voyages en Angleterre, des attachements profonds et des rencontres sans lendemain. Certains se recommandaient de leur banquier, et il y avait aussi des vers ; — mais les vers libres gardaient une forme respectueuse, tandis que les alexandrins se piquaient de gaillardise.

Des dames écrivaient également. L’une, qui signait : « Comtesse Bertrande de Sainte-Croix », invitait « mademoiselle de Kérouall » à ses cinq à sept fréquentés par la meilleure société parisienne et cosmopolite. Une autre dame, de moins illustre naissance, offrait des toilettes et des bijoux à des prix très modiques, avec le moyen de les avoir pour moins cher encore.

On jetait le tout au feu, et, quand les papiers, réduits en petits lambeaux noircis et déchiquetés comme les ailes que Callot met à ses diablotins, s’envolaient par la cheminée :

— On dirait le courrier d’enfer qui s’en retourne d’où il est venu ! — s’écriait alors Toussard.

Mars était venu : l’agitation ne régnait pas seulement dans la mode et dans la couture ; Paris aussi apprêtait sa parure, sa magnifique et charmante parure du printemps. Sous les averses légères, les giboulées, les pluies bienfaisantes, le renouveau se préparait, et, rompant l’écorce, les bourgeons apparaissaient tout serrés et roulés en cocons.

Et tout à coup, surprenant comme un visiteur venu de nuit, il fut là, le printemps, dans sa grâce, dans sa fraîcheur, dans l’éclat presque oublié de sa jeunesse riante. Les feuilles, toutes les feuilles à la fois s’étaient ouvertes, pareilles à de petits éventails, et s’agitaient, semblant dire : « C’est la vie, nous sommes dans la vie… » Et les fleurs nouvelles s’épanouissaient, heureuses, chatoyantes, lançant le gai tumulte de leurs couleurs variées, formant les guirlandes et les trophées de cette fête dont elles étaient l’emblème.

L’air léger frémissait, chargé de parfums, et, toute nacrée par la clarté du ciel, la Seine coulait douce et luisante, coquette, onduleuse et jolie ; elle glissait sous les ponts qui rejoignaient entre elles deux rives fortunées.

Puis la fête devint plus belle encore, plus riche, plus fastueuse ; du haut en bas des marronniers, par milliers et par milliers, s’allumaient, en un incomparable décor, des candélabres roses et des candélabres blancs, et, sous l’immense coupole étincelante et d’un bleu profond, couchée, noyée de rayons, la ville s’offrait comme une amoureuse, parmi ses bouquets de feuillages et de verdure.

Maintenant les jeunes filles paraissaient, chaque jour, rue de la Paix, le corsage embaumé et fleuri, et sur leurs joues et sur leurs lèvres le printemps aussi semblait s’être posé.

Éliane disait à Louise :

— Comment faites-vous pour vivre sans amour, vous que tant de gens voudraient aimer ?

Et quand, le soir, elle voyait tout l’atelier, tous ces chiffons sans beauté s’éparpiller, courir furtives à leurs pauvres rendez-vous, il lui venait au cœur un peu de tristesse…


VII


Il faisait, ce matin-là, un joli temps tout moiré et traversé de bleu et de blanc. Louise arriva au magasin vêtue d’une robe claire, et, comme ces demoiselles, elle avait attaché un bouquet de roses à son corsage. Au moment où elle s’enfonçait sous la porte cochère, elle vit qu’un jeune homme brusquement s’arrêtait. L’espace d’une seconde, sous les rayons d’un soleil qui éblouissait, il lui apparut blond, mince, de petite taille, d’élégante allure.

Elle eut une assez vive surprise lorsque, le lendemain, l’inconnu entra dans les salons et demanda madame Félicité. Mis avec recherche, il portait à la boutonnière un magnifique œillet blanc. Il expliqua qu’une partie de sa famille habitait l’Autriche, et qu’il désirait choisir des chapeaux pour les expédier à Vienne. Comme d’habitude, on appela Louise pour lui faire essayer les modèles.

Assise devant une glace, elle sentait les regards de feu de l’étranger aller d’elle à son visage reflété, et elle en éprouvait un grand trouble. Elle chercha même un prétexte pour qu’Éliane vînt la remplacer, mais elle ne réussit pas à s’échapper.

Ce client singulier s’embrouilla d’ailleurs dans ses commandes, ne sachant plus si c’était quatre ou six chapeaux qu’il lui fallait, et finalement il donna son adresse : « Baron Epstein, rue d’Anjou, 49 bis. »

— Quel original ! — s’écrièrent ces demoiselles, — on ne sait s’il rêve ou s’il veille ; et, si ses parentes sont bien coiffées, ce sera certes par la grâce de Dieu. Seulement, il n’y a pas à dire, c’est un joli garçon.

— Avez-vous remarqué — fit Marguerite — le rubis qu’il portait au petit doigt ? Je l’échangerais bien contre ma petite bague, avec du retour s’il l’exigeait !

— Ne voyez-vous pas qu’il est venu pour Louise ? — dit Irène, — il ne la quittait pas des yeux.

— Sapristi ! — fit Marguerite, — six chapeaux à cent cinquante francs l’un dans l’autre !… Il en coûte moins cher pour voir la belle Fatma à la foire de Neuilly.

On alla déjeuner, le reste des conversations se perdit dans l’escalier…

Le baron Fernand Epstein, à propos de qui s’étaient échangées ces réflexions, était bien connu à la Bourse, dans les restaurants à la mode et les foyers des théâtres. D’origine autrichienne par son père, hongroise par sa mère, il était arrivé tout enfant à Paris, à l’époque où un krach mémorable effondrait en quelques mois la place de Vienne, ruinant la petite et la moyenne finance et forçant nombre de familles à s’expatrier. M. Epstein père, atteint lui aussi par ces désastres, vint en France avec sa famille. Il y trouva de nombreuses relations. Parmi les alliés de sa femme, brillamment apparentée à la noblesse magyare, il ne rencontra qu’un mince secours, mais lui-même tenait par des racines profondes au monde des affaires. De sang mixte, que les mariages et les conversions tendaient depuis plusieurs générations à purifier, ce fut tout de même l’antique reliquat, les gouttes persistantes du vieux sang d’Orient, incorrigiblement sémite, qui le sauvèrent.

Autour de lui, les appuis s’empressèrent, et, comme il avait gardé quelque élégance dans la détresse, son relèvement prit très vite l’éclat de la fortune. Sa maison, que ne fréquentaient d’abord que des gens de Bourse, devint agréable grâce à la baronne qui sut attirer ses compatriotes, et, parmi eux, des attachés d’ambassade, des sportsmen et des musiciens en renom.

Fernand avait grandi dans ce milieu pittoresque et vivant. De bonne heure, il laissa voir des dons variés, beaucoup de vivacité et de souplesse d’esprit, et de l’application quand il le fallait. C’était un enfant charmant, doux et impétueux et cachant sous la grâce une volonté tendue et tenace.

À vingt et un ans, il entra dans les affaires. La maison de coulisse fondée par son père était alors dans une prospérité à laquelle une récente commandite allait donner un essor nouveau. Fernand montra tout de suite des aptitudes remarquables. D’ailleurs, rien dans ce monde de la finance ne lui était étranger : de tout temps, il en avait su le jargon, qui avait comme bercé son enfance, et les « primes » et les « reports » et les « compensations » lui représentaient des choses vivantes, émouvantes même. Bien souvent, chez son père, il avait senti courir cette fièvre qui s’allumait brusque et violente parmi ces gens soucieux, et il avait deviné ces âmes qui battaient d’un autre pouls, du pouls sourd, cruel, déchirant parfois, de la spéculation.

Chez Fernand, se mêlait à l’âpre énergie d’une race opprimée l’ambitieuse ardeur d’une race conquérante, et il avait résolu de devenir un grand financier. La pensée toujours en éveil, agitée de projets, il ne jouissait que hâtivement de tout ce que lui offrait la jeunesse, et, quoique sensuel et avide de plaisirs, il n’y rencontrait guère le délassement ni l’oubli complet, atteint à son tour de cette fièvre redoutable qui l’emportait toujours au delà, vers le lendemain plein de doute et d’espoir.

Et ainsi près de dix années s’étaient écoulées, et la maison Epstein, habilement dirigée, profitant d’un très heureux courant d’affaires, était dans les plus considérées de la place. Quoique son ambition veillât toujours, Fernand connut enfin quelque sérénité.

Mais les succès faciles de sa vie galante ne l’amusaient plus qu’en passant. Romanesque, et trempé à son insu de sentimentalité germanique, il jugeait les Parisiennes légères, blagueuses, sans poésie, et il n’en avait sérieusement aimé aucune.

Or, en ce matin de mai qui avait fait apparaître Louise à ses yeux, il se trouvait précisément libre de cœur et l’esprit assez dégagé de soucis. L’image de la jeune fille vint donc se couler en une âme presque limpide et elle s’y glissa d’une telle force qu’il n’eut plus d’autre pensée que de cette blonde d’aspect modeste et de surprenante beauté.

Comme les amoureux véritables, il fut maladroit. Sa visite au magasin ne l’avait conduit à rien ; il n’osait écrire ou envoyer des fleurs, ayant su que ces avances seraient mal prises. Du moins la verrait-il, chaque jour, un instant, le matin et le soir, à l’entrée et à la sortie du magasin.

Mais il s’aperçut vite que ce jeu ne pourrait durer sans ridicule, et ainsi advint-il qu’à cause d’une petite demoiselle de modes le baron Fernand Epstein, homme riche, coté, élégant, devenait très malheureux.

Par-dessus les livres de compte et les bordereaux, l’image de Louise se posait sans cesse, toute rose elle-même de se sentir tant regardée.

Il se mit alors à la suivre de loin, se montrant tout à coup à l’angle d’une rue, l’œil avide et fiévreux, de sorte que la jeune fille croyait le voir partout et se demandait, inquiète, si les voies publiques n’étaient pas machinées. Bientôt il lui sembla que la silhouette de Fernand se détachait seule parmi toutes les autres, et un tressaillement la prenait quand elle l’apercevait.

Et Félicité, qui le voyait aussi, mais moins souvent parce qu’elle avait la vue basse, n’en disait rien pour ne pas donner d’importance à la chose et pour que sa nièce ne se montât pas la tête.

Plus amoureux chaque jour, Epstein songea bien à utiliser une dame, qu’il savait habile, et qui se ferait une joie de le servir, mais il y renonça, ne voulant pas mêler une personne de ce genre à une aventure qui lui tenait si profondément au cœur.

Enfin, comme il ne pensait plus à autre chose, une idée lui vint. Ayant vu Louise sortir, un soir, du magasin avec Éliane, il se dit qu’il s’adresserait à Éliane.

Deux jours plus tard, Louise, en arrivant le matin, aperçut son amie, qui lui fit signe de la rejoindre dans un coin encore libre.

— Figurez-vous — lui dit-elle — qu’il y a quelqu’un qui est en train de mourir de chagrin à cause de vous.

— Vraiment ! — fit Louise.

— Oh ! ne faites pas l’étonnée, vous savez très bien de qui je veux parler. Il vous suit partout, il en a perdu l’âme et les sens : jamais je n’ai vu un jeune homme aussi malheureux et aussi épris.

Dans son zèle, elle faisait bon marché même de l’amour de Poncelet pour elle.

— Louise, — continua-t-elle, — si vous avez un peu de cœur, vous consentirez à l’écouter, ne fût-ce qu’un instant. Il m’a fait tant de peine que je n’ai pas hésité à me charger de vous parler.

À ce moment, les deux amies se virent interrompues par madame Block, qui demanda à Louise de venir essayer les nouveaux modèles. Dans la journée, elles ne purent se rejoindre que furtivement.

— Que dois-je dire ? — murmura Éliane.

— Je ne sais, — répondit Louise.

Un grand trouble maintenant la tenait, ne la quittait plus, et elle croyait sentir tout autour d’elle les flammes d’un buisson ardent qui se rapprochaient, l’effleuraient, et bientôt la consumeraient tout à fait.

Le surlendemain, Éliane aborda Louise très gravement :

— Écoutez, j’ai de l’amitié pour vous, je serais désolée qu’il vous arrive un grand chagrin. Je l’ai revu : il est à moitié fou, il parle de se tuer. Je lui ai promis de vous emmener jusqu’aux Tuileries. Il nous y attend. Nous ne serons que quelques instants. Venez vite.

Louise, sans mot dire, mit son chapeau et suivit.

La terrasse des Feuillants était presque déserte à cette heure matinale. Des oiseaux s’y ébattaient, cherchant du bec les miettes de pain offertes la veille par des enfants ou de vieux messieurs sensibles et désœuvrés. À côté de l’escalier, près des bronzes où Cain a représenté des bêtes féroces, Fernand Epstein se tenait, fiévreux, mordant le sable de son talon et de sa canne. Tendu, irrité, rongeant son frein, il révélait quelque chose de cette primitive violence dont le grand animalier montrait tout à côté d’expressives images. Mal habitué à patienter et à souffrir, depuis près d’un mois qu’il languissait, son amour impuissant devenait sombre, presque sauvage. Il ne sourit pas en voyant venir à lui les deux jolies filles, il salua seulement et dit d’un ton qui marquait bien plus d’irritation que de joie :

— Enfin !

Et, comme Louise et Éliane allaient descendre les marches qui conduisaient au jardin, il se plaça devant elles et, saisissant Louise par le bras, dit brusquement  :

— Venez avec moi : ma voiture attend à deux pas, cet endroit est insupportable.

Éliane s’écria que c’était impossible, qu’elles étaient parties sans prévenir et que cela ferait au magasin un beau scandale.

— Songez donc — ajouta-t-elle — à ce que penserait la tante de Louise !… Expliquez-vous en deux mots, vous saurez bien ensuite vous retrouver.

— Puisque mademoiselle ne m’accorde que deux mots, — reprit Fernand d’une voix où sifflait quelque rage, — je ne dirai que l’essentiel. Sachez que les choses ne peuvent durer ainsi plus longtemps. Si vous refusez de m’entendre (et il regarda Louise), vous serez seule cause de ce qui arrivera.

Louise, blême, tremblante, restait sans parole.

On avait descendu l’escalier, et maintenant Fernand marchait à grands pas entre les caisses d’orangers alignées et jetait à travers les parfums légers et tendres ses paroles de colère.

— Je veux vous voir, vous ne pouvez pas me refuser de vous voir et de vous parler. Mais je veux que ce soit ailleurs que dans un lieu public, où déjà on nous observe.

À droite, sous les arbres, ils entrèrent dans le grand cercle magique, tracé à la craie, d’une partie de billes. Des enfants poussèrent des cris tumultueux ; les billes roulaient, heurtaient leurs pieds : ils s’échappèrent, allèrent jusqu’à un groupe de chaises. La violence de Fernand était tombée tout à coup : il s’assit, très las et défait, et les rayons de soleil qui filtraient éclairèrent sa détresse et sa fatigue.

— Vous ne savez pas, — dit-il, — vous ne pouvez pas savoir à quel point je suis malheureux.

Des larmes paraissaient dans ses yeux clairs, et le noble jardin de Le Nôtre, de si belle et si grande tenue, aujourd’hui profané, livré comme un carrefour aux passants hâtifs, couvrit de ses ombrages appauvris une douleur sincère.

Se rapprochant de Louise, Fernand ajouta :

— Sans doute, il vous est difficile de vous échapper ; mais je serai, le soir, tous les soirs, en face de chez vous en voiture : vous viendrez quand vous pourrez. Je vous assure que vous n’avez rien à craindre : je suis auprès de vous tremblant comme un enfant ; mais promettez, dites que vous viendrez.

— Je tâcherai, — répondit Louise,

Elle lui abandonna sa main, qu’il baisa longuement. Les deux jeunes filles s’enfuirent, se glissèrent dans le fiacre qui les avait attendues à l’angle de la rue de Castiglione : elles n’avaient pas un instant à perdre.

Lorsqu’elles ouvrirent la porte du magasin, en face d’elles, à côté de la caisse, elles aperçurent Félicité.

— D’où venez-vous mesdemoiselles ? dit-elle, vivement.

On s’était concerté : Éliane expliqua que Louise l’avait accompagnée pour la conseiller dans le choix d’une chemisette.

— Ah ! c’est Louise maintenant qui donne des conseils ! — fit ironiquement Félicité. — Je croyais, Éliane, que vous n’aviez besoin de l’avis de personne…

Le soir, comme elles rentraient toutes deux :

— Écoule, ma petite, — dit la tante à sa nièce, — je me suis chargée de toi parce que je t’ai crue sage et raisonnable : ne me force pas à le regretter. Songe que la vie, la vie tout entière d’une pauvre fille, est à la merci d’un instant de folie et d’égarement. Sois prudente, je t’en supplie. Dis-toi aussi que les hommes se conduisent presque toujours avec les femmes comme des brigands. Ils ont tout juste les scrupules des détrousseurs de grands chemins… Quand il sera revenu, tu pourras en causer avec monsieur Toussard : il t’édifiera.

En effet, Toussard était parti pour Lyon depuis quelques jours…

Dès le soir même, le coupé du baron Epstein vint se poster dans l’avenue. C’était une voiture de la Compagnie, brillante, toute neuve, et ses deux lanternes dardaient leurs yeux ronds dans les allées solitaires. La soirée était chaude, les fenêtres ouvertes, et Louise, venue sur le balcon, sentait son cœur battre follement. Au-dessous d’elle, les branches des arbres se rejoignaient, formaient deux voûtes sombres qui s’en allaient au loin, à l’inconnu, au mystère. Et il lui semblait que c’était sa propre destinée qui glissait et fuyait par ces longs couloirs d’ombre.

Vers onze heures, le coupé s’éloigna, mais Louise roula longtemps sur l’oreiller sa tête brûlante, se disant : « Comment faire ? comment le rejoindre et l’empêcher de se désespérer ?… »

Le lendemain, au magasin, Éliane lui dit :

— Il y a une chose qu’il m’a demandé de ne pas vous répéter, mais que je vous répète tout de même : il est très riche et assurera le sort de toute votre vie… Je sais bien que cela ne vous décidera pas, mais vous verrez du moins à quel point il tient à vous.

Et, tout le jour, Louise songeait : « Comment faire ? comment le rejoindre ? » C’était une pensée aiguë qui la traversait, telle une petite lame froide et cuisante.

Il restait bien la chance que Félicité irait, le soir, chez une amie, mais cette chance était petite et ces sorties assez rares. Si encore M. Toussard eût été à Paris, il aurait peut-être proposé quelque partie de théâtre, quelque promenade, et elle pouvait prétexter une migraine pour rester. Mais il n’y était pas…

Une seconde soirée se passa. Il semblait maintenant à Louise que les feux des lanternes s’allumaient de colère, allaient embraser les allées paisibles. Sa détresse grandissait d’instant en instant. Félicité remarquait son agitation et lui en demandait la cause.

— Je crois — ajoutait-elle — que ton amie Éliane te monte la tête. C’est une bonne fille, mais elle n’a ni sens ni raison. Je t’en ai prévenue, quand j’ai vu que tu te liais avec elle…

Le lendemain, au matin, Louise pensa :

— Il faut, d’ici à ce soir, trouver un moyen.

Ce qu’elle imagina ne fut ni bien habile ni bien ingénieux. Elle feindrait un grand malaise, se coucherait au lieu de dîner, et aurait l’air de s’endormir. Puis elle sortirait de sa chambre, le plus doucement possible, et gagnerait la porte.

Félicité s’émut des plaintes de sa nièce, dit qu’en effet depuis plusieurs jours elle lui voyait un air de fatigue et la força, quand elle fut couchée, de boire une tisane calmante.

Un silence profond régnait dans l’avenue, où les deux lanternes jetaient leur appel coutumier, lorsque Félicité, qui dans sa chambre écrivait à Toussard, entendit le bruit très net de la porte de l’antichambre que l’on ouvrait avec précaution. Elle s’élança, trouvant le battant poussé, mais point refermé, et, s’avançant sur le palier, aperçut Louise qui descendait l’escalier. Elle eut le temps de saisir le chapeau d’une bonne accroché là par hasard, et suivit sa nièce, en ayant soin d’étouffer ses pas. Elle arriva sous la voûte : le coupé se montra et elle comprit tout.

Déjà Louise traversait l’avenue : Félicité obliqua à droite, puis d’un bond fut auprès de la voiture, au moment où la jeune fille allait s’y glisser. Elle l’écarta d’un geste presque brutal :

— Rentre à l’instant ! — dit-elle d’une voix basse et indignée.

Elle-même ne bougea pas. Par l’autre portière, Fernand Epstein était descendu. Il congédia son cocher.

— Madame, — dit-il, en saluant, — je sens tout ce que vous êtes en droit de penser de moi, et sous quel jour odieux je dois vous apparaître. Et devant votre colère si légitime je reste désolé et accablé de confusion. Mais du moins sachez que, malgré tout, je n’ai pas cessé, je ne cesserai jamais d’être un honnête homme.

— Cependant — interrompit Félicité, — vous m’avouerez que, dans le cas présent, vous n’en tenez pas précisément la conduite. Nous serons, sans doute, d’accord là-dessus, monsieur le baron.

Pendant ce dialogue, ils allaient le long de l’avenue, et l’habitude du monde et des convenances était à des titres différents si forte chez ces deux personnes qu’ils avaient repris un ton qui, pour des passants, semblait celui d’une conversation.

— Madame, je ne veux pas me défendre, — continua Fernand, — mais je vous demanderai pourtant de me juger. J’ai conçu pour votre nièce une passion qui me fait perdre le repos et la santé. Je ne songeais pas à l’enlever comme vous l’avez cru peut-être ; je voulais seulement lui parler, tâcher de l’émouvoir, lui inspirer quelque pitié. Je sais, madame, à quels devoirs s’engage celui qui, ayant fait un pareil rêve, le poursuit avec une ardeur désespérée. Croyez que ces devoirs, je les revendique tous, et que je mettrai aux pieds de Louise Kérouall ma vie, ma fortune, tout le dévouement, tout l’amour dont je suis capable.

— Monsieur, — reprit Félicité, — cette enfant m’a été confiée par son père et sa mère, qui sont des gens très honnêtes, très pauvres, et qui ne savent rien de la vie. En me chargeant d’elle, j’ai assumé une responsabilité, à laquelle je serais inconsolable de manquer. J’ignore quelle sera le sort de la pauvre Louise, car l’avenir d’une jeune fille, c’est un saut dans l’inconnu. Mon devoir est simple, et je m’efforcerai de le remplir. Je dois la protéger, la mettre en garde contre les dangers qui l’environnent. Et vous, monsieur, qui êtes arrivé, je le vois, hélas ! à la troubler profondément, je vous supplie de ne pas chercher à l’entraîner, par des protestations et par l’étalage de sentiments moins sérieux, sans doute, que vous ne le croyez vous-même. Ce ne serait de votre part ni généreux ni honorable.

— Madame, — dit Fernand, — je vous jure que ma vie est attachée au bonheur que je poursuis. Je vous jure aussi de ne plus rien tenter à votre insu, et je vous remercie du plus profond du cœur d’avoir mis quelque indulgence à m’écouter.

Et il s’en alla dans la nuit, du pas léger et ferme de la jeunesse et de l’espoir…

Le lendemain matin, Rosalie annonça qu’on demandait à voir madame, de la part du baron Epstein. Puis un jeune homme parut, et tendit une lettre à laquelle monsieur le baron serait heureux d’avoir une réponse.

Ayant rompu le cachet armorié, Félicité lut ces mots tracés d’une écriture rapide :

Je me permets, madame, de venir dès ce matin prendre de vos nouvelles. Je me sens encore bien coupable envers vous, et je serais heureux de savoir que les ennuis causés par moi n’ont pas eu de suite. M’accorderez-vous la permission de venir m’en informer moi-même et aurez-vous la bonté de m’en fixer le moment ?

Croyez-moi

à vous très respectueusement,

fernand epstein

P.-S. — Vous trouverez ci-inclus un chiffon de papier : je vous supplie de l’accepter pour mademoiselle Louise, comme un premier témoignage de profonde amitié et de culte fervent.

L’enveloppe contenait un chèque de cent mille francs.

— Veuillez dire à monsieur le baron qu’il aura une réponse avant midi.

Depuis la veille, depuis le drame de l’avenue. Félicité n’avait pas revu sa nièce. Celle-ci, d’ordinaire, paraissait vers neuf heures, et l’on prenait ensemble le petit déjeuner. Mais, ce jour-là, elle ne s’était pas montrée. Un peu inquiète, Félicité entra chez la jeune fille et, à travers l’ombre qui emplissait encore la chambre, elle l’aperçut, à moitié vêtue, assise, accablée et défaite, avec ses longs cheveux répandus, qui faisaient d’elle l’image du repentir d’une faute non commise encore.

— Eh bien, ma pauvre enfant, — dit-elle, — tu allais donc te conduire comme une folle !

— Ma tante, — fit Louise, d’une voix brisée et qui s’entendait à peine, — j’ai réfléchi toute la nuit : il vaut mieux que je m’en retourne là-bas, chez nous.

— Écoute, ma petite fille, je ne te ferai pas de reproches, mais je te demande de m’expliquer à quoi tu pensais en t’engageant si aveuglément dans une pareille aventure.

— Je pensais seulement — fit Louise — calmer un peu ce jeune homme, l’empêcher de se désespérer tout à fait. Il m’inspirait beaucoup d’inquiétude et d’intérêt. Alors, je suis allée à lui, étant sûre qu’il ne manquerait pas à ce qu’il devait.

— Mais enfin, — reprit Félicité, avec quelque impatience, — on ne se compromet pas à ce point uniquement par pitié ! Je te supplie d’être franche : l’aimes-tu ?

Il y eut un long silence. Puis, comme dans un murmure, Louise dit :

— Je crois… je crois que je l’aime.

Ce fut tout. Des pleurs noyèrent l’aveu de cet amour, pleurs d’aurore ingénus et frais comme la rosée, mais pleins déjà de l’amertume et du sel dont la vie est trempée.

Devant ce qui lui semblait désormais inévitable, Félicité, qui était sage, n’en demanda pas plus long. Elle engagea sa nièce à se reposer, prit un fiacre et se fit conduire au Crédit Lyonnais. Elle y trouva une personne qui s’occupait habituellement de ses affaires et de ses placements. Il lui fallait, avant une heure, des renseignements très sûrs et confidentiels sur la maison Epstein. Ils furent tels qu’à midi Fernand était avisé qu’il pourrait se présenter, le lendemain soir, avenue de Villiers.

Ce lendemain, qui était un jeudi, la journée fut très chaude ; vers le soir, une buée, comme une haleine ardente, montait de la ville, et l’on voyait dans les avenues les petits fiacres s’en aller du trot menu de leurs bêtes fatiguées, au-devant d’une brise, d’une bouffée d’air.

Dès le matin, Félicité avait prévenu Louise de la visite qu’elle recevrait, et la jeune fille en éprouvait un trouble si grand que tout autre sentiment disparaissait maintenant dans une confusion sans bornes.

Quand Fernand arriva, on était tellement las et énervé que, pour fuir les sujets sérieux, on se hâta d’en choisir tout de suite de très insignifiants. On alla sur le balcon, et l’on parla du temps. On dit qu’à Paris on ne respirait plus, que les soirées n’apportaient pas un souffle, et que les étoiles avaient l’air de petits brasiers qui renvoyaient de nouveaux feux. Fernand raconta que sa famille était installée sur les hauteurs de la Celle-Saint-Cloud, et que, du moins, la nuit, on y jouissait d’une fraîcheur délicieuse.

Et, comme Félicité était rentrée au salon pour préparer des boissons glacées :

— Si vous vouliez, — dit-il à Louise, — je vous emmènerais à la campagne, un de ces soirs… Dites que vous voulez bien.

Sa voix se faisait douce, insinuante, et, lui prenant la main, il semblait l’attirer à lui de toute la force de son désir.

Elle, comme vaincue, ne disait rien.

Puis, brusquement, il la quitta, et, s’approchant de Félicité :

— Nous venons de faire un projet, mademoiselle Louise et moi, — dit-il, du ton le plus naturel. — Je viendrai la prendre après-demain, pour aller dîner à Versailles. Quelques heures passées là-bas, sous les arbres, lui feront grand bien.

Félicité tendit au baron un verre d’orangeade, et l’on se mit à boire par petites gorgées, sans plus rien se dire. Enfin, pour rompre le silence, Félicité parla de la campagne, du repos qu’on y goûtait. Il est vrai qu’elle-même n’en avait guère joui, consacrant presque toujours ses vacances à quelque voyage.

Lorsque Fernand se retira, il resta entendu que, le samedi, à cinq heures et demie, il viendrait chercher Louise.

Et ce fut entre eux trois un accord tacite pour ne pas effleurer, pour laisser sous ses voiles, si légers pourtant et si palpitants, la chose délicate qui les avait réunis ce soir-là.


VIII


Quand, le samedi, elles revinrent ensemble du magasin, Félicité dit à Louise :

— Le temps est superbe. Mets ta robe blanche et ton chapeau rose : on est très élégant au restaurant de l’Abreuvoir.

Ce qu’il entrait de symbolique dans cette parure, ce par quoi elle évoquait les victimes antiques, pâles théories de vierges vêtues de blanc, couronnées de roses, pour se rendre au sacrifice, certes Félicité ne s’en doutait guère. Elle voulait que sa nièce fût jolie, et que sa toilette toute fraîche servît encore à rehausser sa beauté.

Félicité avait beaucoup de sens et de clarté dans l’esprit, elle ne le chargeait pas de vains scrupules. Elle était d’une race pratique, peu nourrie d’idéal, et ne croyait pas mal faire en envoyant sa nièce à Versailles, avec un joli garçon, riche et follement épris. Elle pensait que c’était une façon de débuter dans la vie qui en valait bien une autre, et que peut-être Louise ne retirerait de cette aventure que des choses excellentes. Enfant du peuple, vivant sur les confins du monde, dont, en femme avisée, elle savait tous les dessous, Félicité se disait que la régularité de la vie, si propice aux classes bourgeoises, est souvent bien lourde aux filles pauvres, et qu’en somme on fait comme on peut pour se tirer d’affaire.

Lorsque Fernand sonna à la porte, Louise était prête. Sa tante lui tendit son petit sac et lui caressa affectueusement la joue en disant :

— À demain…

Dans le coupé qui les conduisit à la gare, un peu de gêne fut entre eux, mais en wagon on se mit à causer du dîner qu’on allait faire, des plats que l’on préférait, puis on se raconta quelques histoires domestiques.

Là-bas, en Gironde, disait Louise, dans la maisonnette, au bord de l’eau, tout était cuit à la graisse et à l’ail et le pays entier sentait l’ail ; les baisers que les garçons donnaient aux filles en étaient tout embaumés.

La famille Epstein avait gardé le goût de la cuisine viennoise. On y servait la volaille à la compote, et les poissons accommodés aux raisins de Corinthe. Et l’on s’attendrissait devant des monceaux de pâtisserie.

Versailles. Ils se rendirent tout de suite au restaurant. Des salons clairs, d’une grande distinction, quelque chose de « louis-quatorzien » qui intimidait un peu ; mais les maîtres d’hôtel souriants, leurs menus à la main, rassurèrent vite. On dîna gaiement, lentement, on but un peu de champagne. Après le dîner, Louise s’attarda dans le petit salon, à regarder des vues au fond d’un stéréoscope. Il y en avait tant que cela n’en finissait pas. Fernand s’exaspérait, mais n’osait rien dire.

Les salons étaient maintenant presque vides, les garçons erraient, désœuvrés, maussades.

— Mignonne, je crois que l’on n’attend plus que notre départ pour éteindre : voulez-vous que nous montions ?

Louise se leva, automatique, et suivit.

Depuis quelque temps, il semblait que sa vie se déroulât sans que sa volonté y fût pour rien. Au haut de l’escalier, Fernand ouvrit une porte :

— Voici votre chambre, — dit-il en se retirant.

Cretonne rose et bambou, la chambre était avenante et banale comme la dame caissière elle-même. Mais, par la fenêtre, on voyait monter les grands arbres, et sous la lune, dans son plein, luisaient les marbres augustes, contemporains de Louis XIV. Louise ôtant son chapeau, se vit dans la glace, pâle et toute drôle. Elle s’assit sur un petit fauteuil au coin de la cheminée. Elle ne pensait plus à rien : la chose qu’elle prévoyait lui était apparue de tant de façons, si diverses, si variées et même si extravagantes, qu’elle avait usé toute idée et ne sentait plus qu’un grand émoi, qui la tenait toute glacée, et faisait battre son cœur jusque dans sa gorge…

La lune jetait maintenant au travers de la chambre une grande flèche d’argent. Louise ferma les yeux et la lueur blanche l’enveloppa, la vêtant de rayons comme une princesse de féerie. Alors, peu à peu, doucement, sa pensée s’éteignit, sa tête se renversa, elle s’en alla à l’oubli, au sommeil. Dans l’abandon d’elle-même, les bras entr’ouverts, elle était touchante comme une petite fille égarée au fond d’un bois.

Un coup léger, frappé à la porte, la fit tressaillir, se dresser. Elle ne répondit pas, la voix morte ; elle ouvrit. Une chaude étreinte la saisit, l’enlaça, tandis qu’une brûlure lui fermait les lèvres. Elle ne bougeait pas.

— Louise, ma petite Louise ! — dit Fernand.

Puis, s’étant détaché d’elle, il la regarda :

— Vous êtes jolie ! ce que vous êtes jolie !

Et ces mots, qu’il répétait comme un refrain et comme une litanie, s’adoucissaient en murmure, et devenaient le souffle d’une plume dont il l’aurait éventée.

Il ajouta :

— Et vous êtes sensationnelle… Avez-vous vu l’émoi que vous jetiez tout à l’heure dans le restaurant ? Tous, hommes et femmes, les yeux arrêtés sur vous, ils en oubliaient de manger. Jusqu’aux garçons qui restaient figés, leurs plats à la main. Vrai, c’était comique. Une autre fois, je vous cacherai.

Ce projet n’était pas sincère : en réalité, il avait joui comme un enfant d’un succès dont il prenait sa part.

Il se remit à lui caresser les cheveux et la nuque et, doucement, il tâcha de défaire les agrafes du corsage ; mais il tremblait et ne pouvait pas. Enfin il se leva, étendit les bras d’un grand geste de désir :

— Viens ! — dit-il.

Alors, sous les yeux de l’immuable nature, tous deux formèrent à nouveau ce groupe du ravisseur et de la jeune femme, sujet dont les sculpteurs du xviie siècle exécutèrent pour ces mêmes jardins de Versailles tant de variantes d’une si noble élégance, mais dont les longs âges d’inconscience perdus dans l’insondable passé avaient eu la vision première bien avant même que les cavernes lui prêtassent leur mystère, ou que les légendes antiques eussent divinisé la beauté farouche de ces accouplements.

Et, sous la nuit complice et sournoise, le drame éternel, monotone et cruel s’accomplit.

Vers deux heures du matin, Fernand alluma une cigarette. Il prenait plaisir à mêler une habitude familière à une aventure aussi rare et délicieuse, et il lui semblait que les spirales de fumée, qui se déroulaient en légers rubans bleus, montaient dans l’intimité de la petite chambre comme des nuages d’encens, pour célébrer ses amours. Il en reçut une impression presque solennelle, dont il s’attendrit. Louise, à ses côtés, dormait maintenant d’un sommeil paisible : il ne la troubla pas.

Et la nuit s’écoula…

Une fine lueur rose traîna sur la cime des arbres, puis le jour naquit et tous les buissons lancèrent à la fois leurs clameurs et leurs appels. Le jour entra, vif, impérieux, dissipant l’ombre d’un coup de son pied léger, jetant à travers les lames des persiennes de grandes raies de lumière qui se mirent à danser sur le parquet.

Louise se réveilla. Quelques secondes, elle fut dans l’oubli de tout. Puis, brusquement, impitoyablement, la mémoire lui revint. De tous les coins, comme un troupeau qui se presse à l’appel, ses souvenirs accoururent. Elle reconnut la chambre et, de se voir seule, se sentit un peu soulagée.

Une grande tristesse morne pesa sur elle. Alors, c’était donc ainsi, la fin de l’illusion ; toutes les visions dont elle s’enchantait, quand le soir la brise légère passait dans ses cheveux, glissait en frôlements d’ailes le long de sa chair, tout menait à cela inévitablement ! Et tous les beaux romans qu’elle avait imaginés, pleins de cavaliers charmants, rêveurs, mélancoliques, voilà de quelle façon ils s’achevaient !

Pauvre Louise ! elle était moins meurtrie dans son corps douloureux que dans son âme effarée, par la révélation de ce mystère brutal et absurde qu’est l’amour.

Et toutes ces petites filles de là-bas qui l’avaient trompée, quand elle les voyait, le soir, s’échapper en liesse, pour se hâter vers ces plaisirs, ces caresses !… Qu’y découvraient-elles donc et comment se pouvaient-elles tant réjouir de cette chose ?…

Louise referma les yeux, pour dormir, pour mourir. Mais la lumière continuait à danser dans la chambre et lutinait la jolie fille. D’impatience, elle se leva, se plongea le visage dans l’eau froide, puis laissa les gouttelettes s’écouler le long de ses doigts et sur sa poitrine.

Cette fraîcheur lui fit du bien, lui rendit le sentiment de sa force, de sa jeunesse, de sa beauté, mit entre elle et le clair matin qui commençait une telle harmonie, si profonde et si aimable, qu’il lui sembla que le jour lui-même se penchait vers elle et la saluait. Et le goût de la vie lui revint.

Elle s’habilla, et quand, vêtue de blanc, elle s’aperçut dans le miroir, éclatante et suave, elle vit bien que rien n’était changé, qu’elle était toujours la petite Louise Kérouall, la plus jolie fille de la rue de la Paix.

Un coup frappé à la porte, et Fernand entra :

— Comment ! déjà prête !

Il paraissait un peu déçu. Puis, devant le fauteuil où elle était assise, il s’agenouilla, et, l’attirant, lui donna de petits baisers mêlés de mots tendres.

— Et toi, — dit-il, — m’aimes-tu un peu ?

Louise sourit, ne répondit pas. Sa beauté lui donnait, comme aux déesses, le droit de garder le silence et de contenter tout de même ses adorateurs. Se laisser aimer était déjà une grâce suffisante.

On convint d’aller se promener. On ne visiterait pas le château, ce jour-là : il faisait trop beau, et puis il ne fallait pas se fatiguer. On verrait les jardins, ensuite les grandes eaux, et l’on s’en irait aux Trianons dans l’après-midi.

Louise ne connaissait pas Versailles. Tous les dimanches, avec Félicité, elle se rendait au Bois, et très souvent aux courses. Longchamp et Auteuil étaient pour la grande ouvrière en chapeaux des terrains précieux d’observation et d’étude : elle y retrouvait les clientes, jugeait comment se comportaient au grand jour les créations de la maison, et surtout suivait, surveillait les maisons rivales.

Louise et Fernand montèrent l’allée des Marmousets, et atteignirent ces parterres à la française où les fleurs de la saison s’alignaient en cordons réguliers et éclatants. Puis, parvenus à la terrasse, ils virent le château se déployer dans la majesté charmante et harmonieuse de ses proportions parfaites. Il semblait tout clair et aérien sous la lumière limpide du ciel. Louise s’en émerveilla. Cette petite fille, qui si longtemps n’avait regardé que des peupliers et des saules se refléter dans la rivière, avait pris très vite la notion des choses d’art. Au magasin, on vivait parmi les vieilles gravures, on cherchait à reconstituer des modes anciennes, et les salons, du goût le plus sûr et le plus délicat, étaient décorés de frises et de panneaux d’après Delafosse et Salambier. À leurs pieds maintenant se succédaient, par étages, les massifs, les bassins de marbre et de bronze, luisant au soleil, et les ifs sombres rangés le long du peuple blanc des statues. Tout apparut en une perspective surprenante, vrai décor de faste et de gloire fuyant jusqu’au déroulement du Tapis Vert, que bornait au fond le Grand Canal.

Ils descendirent, entrèrent dans les bosquets. Ils n’en savaient pas bien les noms, et les admiraient confusément. Mais la beauté, la fraîcheur et la solitude de ces grandes futaies, à cette heure encore matinale, ravissaient les deux promeneurs.

Aux rencontres des routes, se découvrait quelque déesse de plomb, couronnée d’algues ou de fleurs, chef-d’œuvre des Keller, perdue dans les roseaux au milieu d’une vasque, ou quelque ingénieux château d’eau s’élevant parmi le feuillage. Tout à coup un temple ravissant, imprévu, se dressa devant eux. Il était de marbre rose et gris, circulaire et composé de fines colonnettes accouplées, que reliaient entre elles des arcades. Sous chaque arcade était posée une fontaine en forme de coupe ; un groupe occupait le milieu. Louise et Fernand voulurent s’arrêter, s’assirent sur un banc de pierre. Un enchantement coulait en eux, les isolant, les enfermant dans cet endroit de rêve. La lumière jetait des taches d’or sur le sable ; des oiseaux, au milieu du grand silence, sautillaient dans l’herbe. Fernand glissa son bras autour de Louise. Elle sourit, s’émerveillant de la douceur des choses. Une langueur, un calme délicieux venaient à Fernand lui-même, apaisant sa fièvre et cette inquiétude qui toujours l’emportait au delà du présent.

— Tu n’es pas fatiguée, ma chérie ? — dit-il.

— Oh ! non, pas du tout… Au magasin il faut être sur ses jambes toute la journée, guetter les clientes à l’entrée, les escorter, leur essayer vingt chapeaux. Et puis, quand on croit en avoir fini, tout recommence à la porte, avec les recommandations, les hésitations. Laure disait l’autre jour : « Je parie qu’elles font moins de manières pour choisir leurs amants… »

Fernand offrit son bras et Louise s’y appuya légèrement. Ils rentrèrent pour déjeuner.

Vers deux heures, sous la poussée de la foule, ils s’en allèrent au bassin de Neptune : les grandes eaux éclataient.

Ce furent d’immenses jets, des gerbes irisées, qui s’entrecroisèrent, des panaches laissant retomber leur écume en longues chevelures blanches, puis s’éparpillant en poudre, en gouttes de cristal, le tout rythmé, mesuré, réglé comme par un professeur de danse.

Puis ce ne fut plus rien, et, de sa courte durée, ce spectacle prenait quelque chose de mesquin. L’effort combiné de la ville de Versailles et de la Compagnie de l’Ouest ne pouvait davantage, et sans doute fallait-il pour suffire à ces jeux magnifiques et fastueux l’oppression et la misère de tout un peuple.

La visite aux Trianons se fit un peu vite, à travers quelques bousculades. On parcourut rapidement et sans guère s’arrêter les appartements de la reine Marie-Antoinette. Dans la glace d’un petit salon, Louise s’aperçut tout à coup ; elle recula comme devant une vision : sur le miroir éteint, encadré de fleurs de bronze délicatement ciselées, elle apparaissait ainsi qu’une figure du temps passé, irréelle, lointaine, surnaturelle.

Ensuite ils se promenèrent sous les grands ombrages, s’émurent à propos devant ces décors d’opéra-comique : la maison de la reine, la laiterie, le corps de garde et la tour de Marlborough, vieux jouets que la suite a rendus tragiques.

Le soir, ils décidèrent d’aller dîner à Saint-Cloud, au restaurant de la Porte-Verte. Tout en terrasse avec ses petites tables alignées, éclairées de grosses lanternes de couleur, il ressemblait à quelque enluminure japonaise. Louise s’amusa du bruit, de l’impatience de tous ces dîneurs mal servis et se dépensant en vaines paroles et en colères impuissantes.

Ils rentrèrent : la nuit s’était parée de ses voiles les plus rares, avait mis toutes ses escarboucles ; à leur côté, la Seine traînait sur ses flots le filet d’argent de quelque pêche enchantée.

Ils allaient bientôt se quitter ; Fernand serrait Louise contre lui, disant :

— Ma chérie, je voudrais un mot que je pourrais emporter comme un souvenir de toi et qui me rassure. Tu es trop belle : j’ai peur.

— Vous avez été très bon pour moi, — répondit Louise, — et vous pouvez avoir confiance, je vous le promets.

Ils arrivaient. Devant la porte, une dernière fois, lèvres contre lèvres, il la tint dans ses bras. Puis il dit :

— Je ne te verrai pas demain : c’est jour de liquidation. Mais après-demain je viendrai et nous causerons.

Félicité ouvrit la porte elle-même. Elles s’embrassèrent.

— Comment vas-tu, petite ?

Mais tout de suite elle comprit qu’elle ne saurait rien : Louise avait son front obstiné de Bretonne, et la tête baissée, elle dit :

— Je suis heureuse d’avoir vu Versailles ; comme c’est beau !


IX


Fernand Epstein occupait, rue d’Anjou, un entresol qu’il avait meublé avec plus de soin et de recherche qu’il n’en prêtait d’ordinaire aux détails matériels. Cet homme d’affaires était un grand idéaliste. Plus que les poètes, il vivait dans le rêve et la fièvre : car, tandis que ceux-là donnent à leurs songes une forme et une substance, lui, au contraire, peuplait la réalité de ses visions.

Un célèbre artiste anglais, fabricant de papiers peints, connu aussi pour ses beaux vers et ses opinions socialistes, avait garni et décoré l’appartement du baron. Dans ce temps-là, le style anglais, dénommé depuis « art nouveau », ne se trouvait pas encore à bon compte dans toutes les boutiques. Singulier et rare, il alliait à la perfection du travail des bois la fantaisie chimérique des étoffes, d’un goût si vieux qu’il paraissait venir du fond des légendes et des contes de fées. Et les grandes fleurs mystérieuses mettaient quelques frissons parmi ces meubles d’une élégance un peu sèche, d’un fini et d’une commodité qui se prêtaient à toutes les exigences de la vie moderne. Souvent, aux heures de lassitude, Fernand se plaisait à suivre le long des murs les branches qui montaient autour de lui en haies enchantées.

Dans le cabinet de toilette, le tapissier avait hasardé un peu d’Orient. Des rideaux de soie rose flottaient devant de fins moucharabys, et des cuivres délicatement ciselés garnissaient la toilette, sous forme de vasques, de cuvettes et d’amphores.

Ce fut très peu de jours après le voyage à Versailles que Louise vint pour la première fois au logis de Fernand Epstein.

Dans la salle à manger, où il la reçut d’abord, des fleurs en gerbes emplissaient des vases de faïence, — fusées d’iris et de glaïeuls s’élançant parmi les roseaux et les feuillages.

Des velours sombres drapaient les fenêtres et les portes, et sur la table s’étalait un grand massif de roses. Il y en avait de pâles et d’ardentes, de vives et de mourantes, de diaphanes, de sombres, de presque tragiques, France, Niel, Gloire de Dijon, Malmaison et les dernières venues, les Caroline Tousté, les Capitaine Christic, presque toutes étaient là.

— Le jour où tu m’es apparue, ma chérie, — dit Fernand, — tu portais des roses à ton corsage : c’est pourquoi j’en ai mis pour t’accueillir, je les ai toutes invitées.

Des fruits, des pâtisseries, quelques vins doux étaient cachés parmi les fleurs. On goûta.

Maintenant Louise n’avait plus son angoisse du premier jour : elle savait. Même elle éprouvait quelque douceur à se voir tant aimée. Mais elle sentait bien qu’une chose lui restait déconcertante, et elle en demeurait troublée.

Dans la chambre à coucher où des rideaux aux légères arabesques d’or tamisaient la lumière, devant le lit béant sous l’amas des coussins de dentelle et de soie, il lui semblait qu’elle allait prendre part à quelque rite étrange dont le sens lui échappait encore.

Au moment où elle posait la tête sur l’oreiller, Fernand lui attacha au cou un joli rang de perles :

— Ce n’est rien encore, — fit-il, — mais un jour je veux que tu aies les plus beaux, les plus rares bijoux.

— Mon ami, — reprit Louise, — ne dites pas de folies : je suis une pauvre petite fille, que vous avez déjà bien trop comblée.

— Ma bien-aimée, tu m’as apporté une telle joie que je voudrais mettre à tes pieds tous les trésors du monde. Comme une fée, tu es entrée dans ma vie, et les ombres ont fui devant toi… Car je crois aux fées, moi. Quand j’étais enfant, ma mère me racontait beaucoup de légendes, des Märchen, comme disent les Allemands, et j’y voyais passer des fées, de belles dames en robes d’or, avec de longs cheveux d’or répandus sur leurs épaules. Quand je t’ai vue, je t’ai reconnue, mais aucune n’était aussi belle que toi.

Il la prit dans ses bras, et ils s’aimèrent sous l’ombre dorée, parmi l’odeur des roses…

Et ce fut une suite de jours d’amour, dans le silence de la ville désertée, au milieu des roses exhalant leurs parfums comme des cassolettes.

En cette glorieuse saison d’été, dite morte-saison dans les maisons de modes et les ateliers de couture, Louise quittait le magasin plus tôt et venait rue d’Anjou. Puis Fernand la reconduisait chez elle, discrètement et sans se montrer.

Cependant M. Toussard avait prolongé son absence. À Lyon, il s’était attardé à relever au Musée des tissus ces beaux motifs Louis XV où les fleurs sont traitées avec un réalisme et un souci de la nature que les Orientaux seuls avaient atteint jusque-là. Puis il était allé voir à Turin, à Milan, à Gênes, des correspondants et des clients, et dans cette dernière ville il s’était arrêté à copier sur les portraits de Van Dyck les motifs des velours et des brocards dont s’habillaient les dames de ce temps-là. Mais maintenant il allait rentrer. Félicité, toujours prudente, s’inquiétait de la façon dont elle lui ferait connaître l’aventure de Louise, car elle avait évité de lui en parler dans ses lettres. Quoiqu’il vécût avec elle-même dans des liens qui, pour des raisons tout à son honneur, à elle, restaient jusqu’ici irréguliers, quoiqu’il fût d’esprit frondeur et d’âme libre, Toussard gardait beaucoup des préjugés de la petite bourgeoisie dont il était issu : Félicité voyait à l’avance le soubresaut dont il accueillerait les aveux qu’elle croyait devoir lui faire.

Elle alla donc l’attendre à la gare de Lyon, afin d’avoir le temps de lui parler. Toussard s’était pris pour Louise d’une amitié véritable, et, quoiqu’il n’eût guère formé à son sujet des rêves d’avenir précis, cependant en pensée il ne la mêlait jamais qu’à des visions de bonheur paisible et honnête. Aussi lorsque, les premières paroles de bienvenue échangées, et tous deux installés dans la voiture qui les emportait, Félicité lui dit avec mille précautions ce qu’il en était, il frappa du pied avec d’une telle violence que le cocher se retourna.

— J’aurais dû m’en douter ! — s’écriait Toussard furieux ; — voilà comment se conduisent les femmes livrées à elles-mêmes !… D’ailleurs, jamais vous ne me ferez croire que vous ne pouviez rien empêcher. Quand cette petite est arrivée de chez elle, il n’y a pas dix mois, à peine osait-elle parler ou lever les yeux, et maintenant on m’annonce que mademoiselle s’est mise avec un financier et que c’est la chose la plus simple et la plus naturelle du monde… Et d’abord, qu’est-ce que ce monsieur ? Vous en êtes-vous informée, seulement ?

Félicité jugea sage de ne pas interrompre Toussard et de laisser sa colère s’user contre l’irréparable. Enfin, le voyant un peu calmé, elle reprit :

— Il est vrai que Louise est douce et craintive, mais elle est insaisissable, tenace et secrète, et j’ai senti, à n’en pouvoir douter, qu’elle m’échappait entièrement. J’avais, il est vrai, la ressource de la renvoyer à ses parents, mais c’était la livrer à d’autres, à de pires aventures. Alors, mon ami, accablez-moi, si vous voulez, j’ai fait la part du feu. Elle est grande, je vous l’accorde, mais du moins Louise est heureuse, elle est adorée par un homme intelligent et de cœur, et son sort est assuré. Cela vous indigne, mais enfin que rêviez-vous pour elle ?

— D’abord, — reprit Toussard, — elle pouvait se tenir tranquille : elle n’a pas vingt ans. Eh ! bon Dieu, mes deux nièces, qui sont plus âgées qu’elle, vivent parfaitement contentes auprès de leur mère. Elles se marieront, un jour ou l’autre ; en attendant, elles font de la broderie et peignent des abat-jour.

— Tout cela est fort bien, mon cher ami, — dit Félicité. — Mais ma pauvre Louise, où vouliez-vous qu’elle trouve à se marier convenablement ? Ses parents sont des ouvriers, ses sœurs seront sans doute des paysannes ; elle n’avait pas un sou. Sa beauté, qui a séduit un homme riche, est plutôt pour épouvanter des gens modestes : dans son village, aucun garçon ne l’abordait. Elle est intelligente, mais elle n’a ni l’activité ni le courage qui m’ont permis de lutter dans la vie ; jamais elle n’aurait su, dans un humble ménage, au milieu des misères quotidiennes, se tirer d’affaire joyeusement, comme le font tant de petites filles du peuple. Cette Louise, voyez-vous, mon ami, est un objet rare et d’exception : on ne peut la juger d’après les règles communes. C’est une rêveuse et une charmeuse, et, quoiqu’on en ait, sa grâce et sa gentillesse sont irrésistibles.

Félicité vit bien que Toussard se laissait toucher par ce portrait, d’ailleurs fidèle, de la jeune fille, mais son retour était tout à fait gâté et il ne cachait pas la tristesse qu’il en éprouvait. En montant l’escalier, il dit :

— Je vous attends à dîner tout à l’heure, mais venez seule : j’aime mieux ne pas la voir en ce moment.

Louise s’affligea beaucoup quand elle sut la colère de son bon ami Toussard, et elle ne songea plus qu’à tâcher de se faire pardonner. Affectueuse et reconnaissante, elle goûtait même sa franchise un peu rude qui parfois piquait comme un air salin. Elle le trouvait pittoresque, imprévu, amusant à l’égal de ces vieilles rues et de ces boutiques où il l’emmenait souvent, où ne régnait pas la correction froide des beaux quartiers et où l’on découvrait des choses inattendues et que personne n’avait su voir. Et puis, ayant l’instinct de son charme et de sa puissance, elle devait forcément être tentée de s’en servir, et ne pouvait se résigner à déplaire. En la comparant à ses deux nièces, il méconnaissait qu’autour d’une fille comme Louise flottaient mille tentations qui n’assaillaient pas les demoiselles Toussard…

Ce fut le lendemain matin qu’elle sonna d’un petit coup timide chez M. Toussard. Elle avait très peur et il lui semblait que c’était le battement de son propre cœur qui retentissait dans l’appel du timbre. Même elle n’avait rien dit à Félicité pour ne pas user à l’avance son courage.

Le domestique la laissa entrer sans l’annoncer, de sorte qu’elle frappa — combien craintivement encore ! — à la porte du cabinet :

— Entrez ! — fit Toussard, sans méfiance.

Quand il vit Louise, il eut le sentiment qu’elle était devenue tout à coup très lointaine, et comme étrangère, et il ne lui parla pas. Puis, l’ayant considérée quelques instants, il dit :

— Je vous regarde, et je cherche à raccorder ce que je pensais de vous et ce que j’en sais maintenant.

Devant cet accueil glacial, Louise perdit toute contenance et se mit à sangloter dans son petit mouchoir. Des frissons secouaient sa nuque et soulevaient son joli buste sous son clair corsage d’été.

Alors Toussard ajouta :

— Pourquoi vous désolez-vous ? Vous avez fait ce qui vous convenait et je ne pense pas que mon blâme puisse vous importer beaucoup.

À ces mots, Louise découvrit son visage tout inondé de larmes et s’écria :

— Ah ! monsieur Toussard, que vous êtes injuste et cruel pour moi ! Je ne me consolerai jamais si vous ne me pardonnez pas.

— Mais, petite malheureuse, — reprit Toussard d’une voix plus douce, — si je vous en veux, c’est que, vous ayant porté beaucoup d’intérêt, je m’afflige de la conduite que vous avez tenue, et que j’étais si loin d’attendre de vous ! Quand je suis parti, il y a six semaines, il n’était pas question de ce jeune homme. Qu’a-t-il donc fait pour vous séduire si vite et si complètement ?

Louise avait repris un peu de calme.

— Je vais vous le dire franchement, monsieur Toussard. J’ai vu qu’il tenait tant à moi qu’il ferait quelque folie si je le repoussais. Alors…

— Ah ! petite bête, petite bête ! on vous a chanté cet air-là ? Mais, ma pauvre enfant, cette rengaine est aussi vieille que le monde : les perroquets du Paradis terrestre devaient la débiter déjà aux perruches leurs compagnes… Et, depuis qu’il a réussi, il ne déchante pas, le beau monsieur ?

— Non, monsieur Toussard, il est toujours le même.

— Tant mieux ! — fit ironiquement Toussard ; — mais arrangez-vous pour que je ne le voie pas, pour que je ne le voie jamais…

Le lendemain, Toussard disait à Félicité :

— Vous savez, j’ai causé avec Louise ; je l’ai trouvée très calme, au fond. À vous entendre, ma bonne amie, elle était éperdue, affolée comme une héroïne de roman, et même de roman-feuilleton. Cette petite a pu être flattée, attendrie même ; mais, s’il croit avoir inspiré une grande passion, il se trompe, le financier…

Au magasin, c’était maintenant le calme complet : les clientes parties pour la mer ou la Suisse, quelques étrangères de passage venaient seules troubler la somnolence où ces demoiselles restaient plongées, dans le demi-jour des stores baissés, sous les chemisettes légères et qui semblaient fastidieuses encore par ces journées accablantes. D’ailleurs elles étaient maintenant clairsemées, prenant leurs vacances à tour de rôle. Éliane s’était rendue à Barbizon avec Poncelet, et lui posait des bûcheronnes et des bouquetières. Elle invitait avec beaucoup d’insistance son amie à venir la voir, mais cela n’avait pu s’arranger encore.

Louise devait avoir son congé au mois d’août. Depuis longtemps il était convenu qu’elle consacrerait ce temps à sa famille. Or, à ce sujet. Félicité lui donna une très bonne idée :

— À Port-Saint-Pierre, — lui dit-elle, — tu te trouveras dépaysée et malheureuse, et la curiosité des voisins te paraîtra insupportable. Nous allons réunir quelques sous, et on louera une gentille maisonnette à Arcachon. Tu t’y installeras avec tous les Kérouall. Tes petites sœurs en auront une joie folle, et ton père sera si près de la mer qu’il pourra presque l’entendre gronder.

Un vieil ami de la famille, qui habitait Bordeaux, fut chargé de cette affaire.

Cependant l’idée d’être séparé de Louise désolait Fernand. Quoiqu’il l’aimât avec la fougue et l’ardeur qu’il mettait aux choses qui le touchaient, il disait au contraire qu’elle lui donnait une paix, une sérénité délicieuses.

Deux fois oriental de race, par son père et par sa mère, il adorait l’éclat, et cette fille d’une beauté si rare était pour lui un sujet d’orgueil et de joie profonde. Il aurait voulu la parer ainsi qu’une idole, et, comme il avait le goût des pierreries, il lui donnait des bagues si riches qu’elles n’osait les porter.

Elle restait simple malgré tout. Elle n’avait rien changé à ses allures, ni à ses toilettes de petite demoiselle de modes, évitant tout ce qui était voyant et frappait les regards, qu’elle n’attirait déjà que trop : ses succès continuaient. Les élèves de rhétorique du lycée Condorcet, qui la rencontraient presque chaque matin au croisement de la rue du Havre et du boulevard Haussmann, lui envoyèrent un magnifique bouquet, qu’on reçut par tolérance et qui portait cette inscription :

« À mademoiselle Louise, la gloire de la rue de la Paix, ces fleurs de Rhétorique (division C). »

Toutefois l’étrange correspondance dont elle avait été accablée s’était singulièrement ralentie, donnant à penser que le monde interlope de la galanterie possédait une police très sûrement renseignée.

Louise partit à la fin de juillet, en même temps que Félicité et Toussard, qui s’en allaient en Belgique et en Hollande. Elle se sépara très affectueusement de sa tante, cordialement de Toussard, qui avait fini par ne plus croire à une chose dont on ne lui avait jamais reparlé.

Et, en disant adieu à Fernand, sur le quai de la gare, elle lui promit de lui écrire tous les jours.


philippe lautrey
(À suivre.)