Librarie Hachette (p. 71-77).

XIV

En rentrant chez nous, je dis aux parents que le père et moi nous étions invités à dîner de lendemain chez maître Jean, avec les notables des Baraques. Ils comprirent quel honneur on nous faisait, et le père en fut tout attendri. Longtemps il parla de son tirage à la milice, en l’an cinquante-sept, lorsque Jean Leroux et lui s’en allaient bras dessus, bras dessous par la ville, des rubans à leurs tricornes ; et puis de mon baptème, où son vieux camarade avait accepté d’être parrain. Il rappelait ces souvenirs dans les moindres détails, et s’écriait :

« Ah ! le bon temps ! Ah ! le bon temps !… »

La mère aussi était contente ; mais comme elle n’en voulait, au lieu de montrer sa joie, elle continuait de filer sans rien dire. Malgré cela, le lendemain les chemises blanches et les habits de fêtes étaient prêts sur la table ; elle avait tout lavé, tout séché, tout mis en ordre de bonne heure. Et quand, vers midi, le père et moi nous descendîmes la grand’rue en nous tenant par le bras, elle nous regardait de la porte et criait aux voisins :

« Ils vont au grand dîner des notables, chez maître Jean Leroux ! »

Le pauvre vieux père, appuyé sur mon bras, me disait en souriant :

« Nous sommes aussi beaux que le jour des élections. Depuis, il ne nous est pas arrivé de mal ; pourvu que cela continue, Michel. Surveillons bien notre langue, on parle toujours trop dans un grand dîner. Prenons garde à nous ; tu m’entends ?

— Oui, mon père, soyez tranquille, je ne dirai rien. »

Il tremblait toujours comme un pauvre lièvre poursuivi depuis des années de bruyère en bruyère ; et combien d’autres lui ressemblaient alors ! presque tous les vieux paysans élevés sous les seigneurs et les couvents, et sachant trop bien que pour eux il n’y avait pas de justice.

Pour entreprendre quelque chose, il faut que la jeunesse commence, avec de vieux entêtés comme Chauvel, qui ne changent et ne reculent jamais. Si les paysans avaient dû faire la Révolution de 89 tout seuls, et si les bourgeois n’avaient pas commencé, nous serions encore en 88 ! Que voulez-vous ? À force de souffrir, on perd courage ; la confiance vient du bonheur, et puis l’instruction manquait.

Mais on devait voir en ce jour ce que fait le bon vin. Nous étions encore à cent pas de l’auberge, que nous entendions déjà les éclats de rire et les joyeux propos des notables arrivés avant nous. Le grand Létumier, Cochart, Claude Huré, le charron, Gauthier Courtois, l’ancien canonnier, et maître Jean causaient debout, au coin de la grande table couverte de sa nappe blanche ; et quand nous entrîmes, nous fûmes en quelque sorte éblouis par les carafes, les bouteilles, les assiettes de vieille faïence peinte, les fourchettes et les cuillères fraîchement étamées, qui reluisaient d’un bout à l’autre de la salle.

« Hé ! voici mon vieux camarade Jean-Pierre ! » s’écria maître Jean, en venant à notre rencontre.

Il avait sa veste de forgeron à boutons de hussard, la perruque tortillée et liée par un gros flot sur la nuque, la chemise ouverte, le ventre bien arrondi dans sa large culotte, les bas de laine et les souliers à boucles d’argent. Ses grosses joues rouges tremblotaient de conAu premier plan Marguerite en train de bêcher. Juste derrière elle un arbre et, plus loin, une maison. Caché derrière un bosquet à côté de l’arbre, Michel observe Marguerite.
Et son sabot poussait la bêche, en faisant craquer les racines. (Page 66.)
tentement, et, posant ses deux mains sur les épaules du père :

« Ah ! mon pauvre Jean-Pierre, que je suis content de te voir ! s’écria-t-il. Comme tout me revient quand je te regarde !

— Oui, faisait mon père, les larmes aux yeux, le bon temps de la milice, n’est-ce pas, Jean ? J’y pense aussi quelquefois, il ne reviendra plus. »

Mais Létumier, son tricorne sur l’oreille et son grand habit couleur canelle pendant sur ses cuisses maigres, avec son gilet rouge à boutons d’acier, qui sonnaient comme des cymbales, se mit à crier :

« Il est déjà revenu, Jean-Pierre ; nous avons tous gagné à la milice avant-hier, le pays a gagné ! vive la joie ! »

Il levait son tricorne jusqu’au plafond ; et les autres riaient de voir les bouteilles rangées à la file, leur cœur en sautait de joie ; chacun dans le cercle se retournait de temps en temps comme pour se moucher, et comptait les bouteilles du coin de l’œil.

Au fond de la salle, la porte de la cuisine était ouverte ; on voyait le feu rouge monter sur l’âtre, les deux gigots tourner lentement à la broche, la graisse tomber en sifflant dans la lèchefrite ; la mère Catherine en grand bonnet blanc, les manches de chemise retroussées, aller et venir, un plat ou bien une tarte sur son tablier ; et Nicole, avec sa grande fourchette de fer, retourner les viandes dans les marmites, ou secouer dans un coin le panier à salade. — La bonne odeur entrait partout ; Marguerite est assise sur un banc cotre le mur de sa maison, sa bêche posée sur les genoux. À ses pieds un panier. De l’autre côté du muret, Michel a le coude posé sur le muret et regarde vers l’extérieur de l’image. Marguerite regarde Michel et a la main posée sur son coude.
« Mais tu n’es pas raisonnable, Michel toute peine mérite salaire. » (Page 69.)
jamais on n’aurait cru que maître Jean traiterait aussi bien de simples notables ; mais cet homme économe et laborieux, dans les grandes occasions ne regardait pas à la dépense ; et quelle plus grande occasion pouvait-il avoir de s’attirer l’estime du pays, que de bien traiter ceux qui l’avaient fait nommer au bailliage avec son ami Chauvel. Tous les bons bourgeois de mon temps ont fait de même ; c’était le meilleur moyen de conserver l’ordre. Ils avaient le bon sens de se mettre à la tête du peuple ; et quand leurs fils, par orgueil, par avarice et par bêtise, ont voulu s’en séparer, pour devenir des espèces de faux nobles, ils ont travaillé pour d’autres plus malins qu’eux. C’est notre histoire en quatre mots !

Cependant les vieux, réunis près de la fenêtre, s’étaient remis à causer des affaires du bailliage, et chaque fois qu’un notable entrait, on recommençait à crier :

« Hé ! Pletche !… hé ! Rigaud !… par ici ! Comment ça va-t-il ? »

Valentin, derrière, riait en me regardant. Mais son enthousiasme pour le roi, la reine et les autorités d’en haut ne l’empêchait pas d’aimer le bon vin, les saucisses et le jambon. L’idée d’une fête pareille lui paraissait tout de même agréable, et son long nez se tournait avec complaisance du côté de la cuisine.

Finalement, sur le coup de midi, Nicole vint me dire d’appeler Chauvel, et je sortais, lorsqu’il arriva tranquillement avec Marguerite. Tous les autres criaient :

« Le voilà !… le voilà ! »

Lui, dans sa carmagnole et sa culotte de grisette, riait en allant leur serrer la main. Ce n’était pourtant plus le même homme ; M. le lieutenant du prévôt ne serait plus venu le prendre au collet ; il était choisi parmi les quinze de Metz, et cela se voyait bien à sa mine ; ses petits yeux noirs brillaient encore plus qu’avant, et le col de sa chemise, bien blanc, se dressait contre ses oreilles.

Comme le grand Létumier, qui aimait les cérémonies, voulait lui faire une espèce de discours, il dit en riant :

« Maître Létumier, voici la soupe qui vient, elle sent bien bon ! »

Et c’était vrai, dame Catherine arrivait avec la grande soupière, qu’elle posa majestueusement sur la table.

Maître Jean s’écria :

« Asseyons-nous, mes amis, asseyons-nous. Létumier, vous ferez votre discours au dessert… Ventre affamé n’a pas d’oreilles. Ici, Cochart ; Chauvel, là-bas, au haut de la table ; Valentin ! Huré !… Jean-Pierre ! »

Enfin il nous montrait à chacun notre place, et l’on ne pensait plus qu’à se réjouir. Mon père, Valentin et moi, nous étions en face de maître Jean, qui servait : il découvrit la grande soupière ; la bonne odeur d’une croûte au pot, à la moelle, s’éleva jusqu’au plafond, en forme de nuage, et l’on se mit à se passer les assiettes.

« Chacun a sa bouteille près de lui, dit maître Jean ; qu’on se verse. »

Et, naturellement, après cette bonne soupe, on tira les bouchons et on emplit les verres. Quelques-uns voulaient déjà boire à la santé des députés du bailliage, mais c’était du petit vin d’Alsace, et maître Jean s’écria :

« Attendez ! Il faut boire à nos santés avec du bon vin, et non pas avec de l’ordinaire. »

On trouva qu’il avait raison. Et le bouilli garni de persil étant arrivé, chacun en mangea sa bonne tranche.

Létumier disait que tout homme qui travaille aux champs ou de son métier devrait avoir une demi-livre de bœuf pareil, avec son setier de vin à chaque repas ; le bûcheron Cochart l’approuvait ; et l’on commençait à parler de politique, quand la choucroute aux petites saucisse grillées arriva ; cela changea les idées d’un grand nombre.

Marguerite et Nicole couraient autour de la table remplacer les bouteilles vides, dame Catherine apportait des plats ; et vers une heure, quand arrivèrent les gigots et qu’on apporta du vieux vin de Ribeaupierre, la joie venait et grandissait. On se regardait l’un l’autre d’un air de contentement. Cochart disait :

« Nous sommes des hommes ?… Nous avons nos droits d’hommes… Celui qui voudrait me soutenir le contraire au bois, je lui répondrais. »

Et l’ancien canonnier Gauthier Courtois criait :

« Si nous ne sommes pas des hommes, c’est que les autres ont toujours eu pour eux le bon vin et la bonne nourriture. Avant de livrer bataille, ils étaient pourtant contents de nous flatter et de nous promettre tout ce que nous voulions. Mais après, on ne parlait plus que de discipline, et les coups de plat de sabre pleuvaient. Je dis que c’est une honte de battre les soldats, et d’empêcher ceux qui montrent du courage de devenir officiers, parce qu’ils ne sont pas nobles. »

Létumier voyait tout en beau :

« La misère est passée, s’écriait-il ; nos cahiers sont en ordre ; on verra ce que nous voulons, et le bon roi sera bien forcé de dire : « Ces gens ont raison, mille fois raison, ils veulent l’égalité des impôts, et égalité devant la loi, c’est juste ! » Est-ce que nous ne sommes pas tous Français ? Est-ce que nous ne devons pas tous avoir les mêmes droits et supporter les mêmes impôts ? Ça tombe sous le bon sens, que diable ! »

Il parlait très-bien, ouvrant sa grande bouche jusqu’aux oreilles, fermant les yeux à demi d’un air malin, la tête un peu en arrière, et levant ses grands bras comme ceux qui parlent d’abondance. Tout le monde écoutait ; et le père lui-même, avec deux ou trois signes de tête, murmurait : « Il parle bien… C’est juste ! Mais ne disons rien, Michel, c’est trop dangereux. »

Il regardait à chaque instant du côté de la porte, comme si les sergents de la maréchaussée avaient dû venir.

Maître Jean alors, ayant rempli les verres de vieux vin, s’écria :

« Mes amis, à la santé de Chauvel, celui qui nous a le mieux soutenus au bailliage ; qu’il vive longtemps pour défendre les droits du tiers, et qu’il parle toujours aussi bien qu’il a parlé ; c’est ce que je souhaite ! À sa santé ! »

Et tout le monde se penchant autour de la table, on se mit à trinquer comme des bienheureux. On riait, et chacun répétait :

« À la santé des députés du bailliage : maître Jean et Chauvel ! »

Les vitres de la grande salle en frissonnaient. Dans la rue, les gens s’arrêtaient, le nez contre les vitres, pensant :

« Ceux qui crient là-dedans se portent bien. »

Les notables s’étant rassis, on remplit encore une fois les verres, tandis que Catherine et Nicole apportaient les grandes tartes à la crême, et que Marguerite enlevait le restant des gigots, des jambons et de la salade.

Tous les yeux se tournaient du côté de Chauvel, pour voir ce qu’il allait répondre. Lui, tranquillement assis au haut de la table, le bonnet de coton au bâton de sa chaise, les joues pâles et les lèvres serrées, avait l’air de loucher, et tenait son verre tout pensif. Le vin de Ribeaupierre l’avait un peu agacé sans doute, car au lieu de répondre à la santé des autres, il dit d’une voix claire :

« Oui, le premier pas est fait ! Mais ne chantons pas encore victoire ; il nous reste beaucoup à faire avant de ravoir nos droits. L’abolition des priviléges, de la taille, des aides, de la gabelle, des péages, des corvées, c’est déjà beaucoup demander ; les autres ne lâcheront pas facilement ce qu’ils tiennent, non ! ils batailleront, ils se défendront contre la justice ; il faudra les forcer ! Ils appelleront à leur aide tous les employés, tous ceux qui vivent de leurs places et qui pensent s’anoblir. Et, mes amis, ce n’est encore là que le premier point, ce n’est encore là que la moindre des choses ; je crois que le tiers état gagnera cette première bataille ; le peuple le veut ; le peuple, qui supporte ces charges iniques, soutiendra ses députés.

— Oui, oui, jusqu’à la mort ! crièrent le grand Létumier, Cochart, Huré, maître Jean, en serrant les poings ; nous gagnerons, nous voulons gagner !… »

Chauvel ne bougeait pas, quand ils eurent fini de crier, il continua comme si personne n’avait rien dit :

« Nous pouvons l’emporter pour toutes les injustices que le peuple ressent, et qui sont trop criantes, trop claires ; mais à quoi cela nous servira-t-il, si, plus tard, les états généraux une fois dissous et les fonds de la dette votés, les nobles rétablissent leurs droits et priviléges ? Ce ne serait pas la première fois, car nous en avons eu d’autres, d’états généraux, et tout ce qu’ils avaient décidé en faveur du peuple n’existe plus depuis longtemps. Ce qu’il nous faut après l’abolition des priviléces, c’est la force d’empêcher qu’on les rétablisse. Cette force est dans le peuple, elle est dans nos armées. Il ne faut pas vouloir un jour, un mois, une année, il faut vouloir toujours, il faut empêcher que les gueux, les filous ne rétablissent lentement, tout doucement et d’une manière détournée, ce que le tiers, appuyé sur la nation, aura renversé ! Il faut que l’armée soit avec nous ; et, pour que l’armée soit avec nous, il faut que le dernier soldat, par son courage et son esprit, puisse monter de grade en grade, jusqu’à devenir maréchal et connétable, aussi bien que les nobles, m’entendez-vous ?

— À la santé de Chauvel ! » s’écria Gauthier Courtois.

Mais lui, étendant la main pour empêcher les autres de répondre, continua :

« Les soldats alors ne seront plus assez bêtes pour soutenir la noblesse contre le peuple ; ils seront et resteront avec nous ! — Et puis, écoutez bien ceci, car c’est le principal : pour que l’armée et le peuple ne puissent plus être trompés ; pour qu’on ne puisse plus les aveugler jusqu’à détruire eux-mêmes leur propre avancement et défendre ceux qui remplissent les places qu’ils devraient avoir, il faut la liberté de parler et d’écrire pour tout le monde. Si on vous fait une injustice, à qui réclamez-vous ? Au supérieur. Le supérieur vous donne toujours tort ; c’est tout simple : l’employé exécute ses ordres ! Mais si vous pouviez réclamer devant le peuple ; si le peuple nommait lui-même les supérieurs, alors on n’oserait pas vous faire d’injustice ; et même il ne pourrait pas en exister, puisque vous mettriez vos employés à la raison, en leur retirant votre voix. Mais il faut que les gens s’instruisent pour comprendre ces choses, et voilà pourquoi l’instruction paraît si dangereuse aux nobles ; voilà pourquoi dans les églises on vous prêche : « Heureux les pauvres d’esprit ! » Voilà pourquoi nous voyons tant de lois contre les livres et les gazettes ; voilà pourquoi ceux qui veulent nous éclairer sont forcés de se sauver en Suisse, en Hollande, en Angleterre. Plusieurs sont morts à la peine ! mais non, de pareils hommes ne meurent jamais ; ils sont toujours au milieu du peuple pour le soutenir ; seulement il faut les lire, il faut les comprendre. C’est à leur santé que je bois ! »

Alors Chauvel nous tendit son verre, et tous ensemble nous criâmes :

« À la santé des braves gens ! ».

Beaucoup ne savaient pas de qui Chauvel avait voulu parler, mais, c’est égal ils criaient tout de même ; et tellement qu’a la fin la mère Catherine arriva nous prévenir de ne plus tant crier, que la moitié du village était sous nos fenêtres, et que nous avions l’air de nous rebeller contre le roi.

Valentin sortit aussitôt, et mon père se mit à me regarder, comme pour savoir s’il était temps de nous sauver.

« Allons, c’est bon, Catherine, répondit maître Jean ; nous avons dit ce que nous avions à nous dire, maintenant c’est assez. »

Tout le monde se taisait. On se passait les corbeilles de noix et de pommes. Dehors, dans la rue, on entendait nasiller une vielle.

« Eh ! dit Létumier, voici Mathusalem ! »

Et maître Jean cria :

« C’est bon ! qu’on le fasse entrer… Il arrive bien !… »

Marguerite sortit aussitôt, et nous amena le vieux Mathusalem, que tout le monde connaissait au pays. Son vrai nom était Dominique Saint-Fauvert, et tous les anciens vous diront qu’on n’a jamais vu d’homme aussi vieux sur ses jambes. Il devait avoir près de cent ans. Sa figure était si jaune et si ridée, qu’on aurait dit un pain d’épice, et qu’on reconnaissait à peine la forme de son nez, de son menton et la place de ses petits yeux, couverts de gros sourcils blancs comme un caniche. Il avait un grand feutre gris, plié devant et le bord relevé tout droit en visière, avec une plume de coq. Les manches de sa souquenille et le revers de sa culotte étaient fendus et liés par des cordons tout du long, en forme de maillot, et les airs qu’il jouait devaient venir au moins du temps des Suédois ; rien que de les entendre, on avait envie de pleurer.

« Hé ! c’est vous, Mathusalem, lui cria maître Jean, avancez ! avancez !… »

Il lui tendait un grand verre de vin, que le vieux Dominique prit en saluant de trois côtés par un signe de tête. Ensuite il but tout doucement, ses petits yeux fermés. La mère Catherine, Marguerite et Nicole se tenaient derrière ; nous le regardions tout attendris.

Maître Jean, — lorsqu’il rendit le verre, — lui demanda de chanter quelque chose. Mais le vieux Mathusalem lui répondit qu’il ne chantait plus depuis des années. Et comme nous étions dans l’attendrissement, il se mit à jouer un air tellement vieux et doux, que personne ne le connaissait ; on se regardait l’un l’autre. Tout à coup, mon père dit :

« Ah ! c’est l’air des Paysans !… »

Et toute la table s’écria :

« Oui !… oui !… c’est l’air des Paysans ! Jean-Pierre, tu vas le chanter ! »

Je ne savais pas que mon père chantait bien, je ne l’avais jamais entendu. Lui disait :

« J’ai tout oublié !… Je ne sais plus le premier mot ! »

Mais, comme Chauvel l’engageait, et que maître Jean soutenait qu’on n’avait jamais entendu mieux chanter autrefois que son ami Jean-Pierre, à la fin, les joues rouges et les yeux baissés, il toussa doucement et dit :

« Puisque vous le voulez absolument… eh bien ! je vais essayer de me le rappeler. »

Et tout de suite il chanta l’air des Paysans en suivant la vielle, mais d’une voix si douce et si triste, qu’on croyait voir nos pauvres vieux, dans les anciens temps, gratter la terre en attelant leurs femmes a la charrue ; et puis les soldats pillards venir leur prendre la récolte ; et puis le feu monter sur leurs villages de paille, les moissons s’envoler en étincelles, les femmes et les filles entraînées dans les chemins détournés ; et la famine, la maladie, la grande pendaison… toutes les misères !… cela traînait, traînait, et ne finissait plus !

Moi, malgré le bon vin, au troisième couplet j’étais déjà la figure sut la table, à sangloter, pendant que Létumier, Huré, Cochart, maître Jean et deux ou trois autres chantaient le refrain, comme on chante à l’enterrement de ses père et mère.

Marguerite aussi chantait. Sa voix montait comme une plainte de femme qu’on attèle et qu’on entraîne : c’était terrible, les cheveux vous en dressaient sur la têle.

Et regardant autour de moi, je vis que nous étions tous plus pâles que des morts. Chauvel, au bout de la table, les lèvres serrés, regardait comme un loup.

Enfin, le père se tut ; la vielle grinçait encore ; Chauvel dit :

« Jean-Pierre, vous avez bien chanté !… Vous avez chanté comme un de nos anciens, parce que vous avez senti les mêmes choses ; et nos pères à nous tous, nos grands-pères, et tous ceux, hommes et femmes, dont nous descendons depuis mille ans, les ont senties ! »

Et comme on se taisait, il cria :

« Mais la vieille chanson est finie… Il faut qu’une autre commence ! »

Et d’un coup, tous ceux qui se trouvaient là, moi le premier, nous étions debout et nous criions :

« Oui, il faut qu’une autre chanson commence… nous avons trop souffert !

— C’est ce qu’on verra bientôt ! dit Chauvel. À cette heure, dame Catherine nous a prévenus de ne pas crier ; elle a raison, ici cela ne sert à rien ! »

Maître Jean alors entonna seul la chanson du forgeron, avec sa grosse voix. Valentin venait de rentrer ; nous l’accompagnions ensemble ; et cette chanson nous rendit un peu la joie ; elle était aussi triste, mais elle était forte ; le refrain disait que le forgeron forge le fer !… Cela laissait entendre bien des choses, et l’on souriait.

En ce jour, bien d’autres chansons furent chantées, et des bonnes ! Mais celle du père, je ne l’oublierai jamais, et quand j’y pense je m’écrie encore :

« Oh ! grande, oh ! sainte révolution ! Que celui des paysans de France qui serait capable de te renier apprenne la chanson de ses anciens ; et si cette chanson ne le convertit pas, que lui, ses enfants et descendants la chantent encore une fois à la glèbe. Ils la comprendront peut-être alors, et leur ingratitude aura sa récompense.

Ce jour-là, bien tard, le père et moi nous rentrâmes à la baraque. Le lendemain, 10 avril 1769, Chauvel partit pour Metz. Les états généraux n’étaient pas loin.