Librarie Hachette (p. 68-71).

XIII

Le lendemain, en allant à l’ouvrage de grand matin, je vis l’auberge des Trois-Pigeons déjà pleine de monde ; il en arrivait tout le long de la route, les uns en charrette, les autres à pied.

Le bruit se répandait que le cahier de nos plaintes et doléances tirait à sa fin, et qu’on allait le porter à Metz, pour être fondu avec ceux des autres bailliages.

Depuis le jour des élections, un grand nombre de députés au bailliage avaient fait venir leur femme et leurs enfants à Lixheim ; ces gens s’en retournaient chez eux, bien contents de rentrer dans leurs nids.

Ils criaient en passant :

« C’est fini. Ce soir les autres arrivent… Tout est arrangé. »

Valentin et moi, nous nous réjouissions aussi de revoir bientôt maître Jean à la forge. Quand on travaille depuis dix ans ensemble, c’est un grand ennui de rester seul trois semaines, et de ne plus voir une bonne grosse figure pareille, qui vous crie de temps en temps :

« Allons, garçons, en avant ! »

Ou bien :

« Halte ! Respirons une minute. »

Oui, quelque chose vous manque ; on est tout déroute.

Nous accrochions donc nos vestes, en causant de la bonne nouvelle, et regardant cette foule qui s’arrêtait à l’auberge : Nicole et la mère Catherine, qui sortaient avec des chaises, pour aider les femmes à descendre de leurs charrettes ; et puis les compliments, les salutations, car toutes ces femmes étaient d’anciennes connaissances ; et depuis que les maris avaient été nommés députés, on se saluait bien plus, on faisait des cérémonies, on s’appelait : Madame !

Valentin en riait de bon cœur.

« Tiens, Michel, disait-il, voici la comtesse Gros-Jacques… ou la baronne Jarnique… Regarde… C’est maintenant que nous pouvons apprendre les belles manières ! »

Il ne manquait pas de malice pour se moquer de ceux qui n’étaient pas nobles ; au contraire, en les voyant se faire des révérences, il en avait les larmes aux yeux, et finissait toujours par dire :

« Ça leur va comme des dentelles à Finaude, la bourrique du père Bénédic !… Ah ! les gueux !… Et penser que cette race ose se révolter contre Sa Majesté le roi, contre la reine et les autorités d’en haut !… Penser qu’ils réclament des droits !… Ah ! je vous en donnerais, des droits, je vous en donnerais !… Je vous enverrais paître ; et, si vous n’étiez pas contents, je doublerais mes Suisses et ma maréchaussée. »

Il raisonnait ainsi tout bas, en tirant le soufflet et tenant le fer au feu dans ses pinces. Je connaissais toutes ses pensées, car il avait besoin de parler pour se comprendre lui-même ; cela me faisait du bon sang.

Enfin, nous avions repris notre ouvrage ; l’enclume sonnait depuis trois heures, les étincelles partaient, et nous ne songions plus qu’à notre travail, quand tout à coup une ombre s’avance sur la petite porte ; je me retourne : c’était Marguerite ! Elle avait quelque chose dans son tablier, et nous dit :

« Je vous apporte de l’ouvrage… Ma bêche, qui s’est cassée. Est-ce que vous ne pourriez pas m’arranger ça pour ce soir ou demain matin ? »

Valentin prend la bêche tout ébréchée et le col déchaussé. Moi, j’étais dans la joie ; Marguerite me regardait, et je lui souriais comme pour dire :

« Sois tranquille… je vais t’arranger ça joliment… Tu verras mon travail. »

Elle finit par me sourire, voyant que j’étais heureux de lui rendre un petit service.

« Pour ce soir ou demain matin, ce n’est pas possible, dit Valentin ; mais si tu revenais demain soir…

— Bah ! bah ! m’écriai-je, ce n’est pas une affaire ! Nous avons beaucoup d’ouvrage, C’est vrai, mais la bêche de Marguerite doit passer avant tout. Laissez-moi ça, Valentin ; je m’en charge.

— Hé ! je ne demande pas mieux, dit-il ; seulement il te faudra plus de temps que tu ne penses, et nous sommes pressés. »

Marguerite riait.

« Allons, dit-elle, je puis compter dessus, Michel ?

— Oui, oui, Marguerite, tu l’auras ce soir. »

Elle repartit ; et tout de suite je posai la petite enclume sur son billot ; je remis le vieux fer au feu, et j’empoignai le bâton du soufflet. Valentin me regardait comme surpris ; mon empressement l’étonnait ; il ne disait rien, mais je sentais que mes oreilles devenaient rouges, et que cela gagnait les joues. Alors, je me mis à chanter l’air des forgerons :

« Bon forgeron, ton feu s’allume. »

Et lui, selon son habitude, me suivit en grossissant sa voix, ronflant du nez et traînant chaque mot, à la manière plaintive des anciens compagnons. Nos marteaux allaient en cadence ; et en songeant que je travaillais pour Marguerite, mon cœur débordait de contentement. Je ne crois pas avoir jamais mieux travaillé de ma vie ; mon marteau remontait plus vite qu’il ne tombait sur l’enclume, le fer s’allongeait comme de la pâte.

Je forgeai ma bêche d’abord à chaud, et puis à froid ; je lui donnai une jolie forme carrée, un peu longue, légère, la ligne bien au milieu, le tranchant en queue d’aronde, le col tellement arrondi et bien soudé, que Valentin s’arrêtait de temps en temps pour admirer mon travail, et je l’entendais murmurer en lui-même :

« À chacun sa partie : maître Jean n’a pas son pareil pour le fer à cheval ; moi, j’ai l’œil pour les jantes et les moyeux. Oui, c’est un don du ciel, personne ne dira le contraire. Lui sera pour les bêches, pour les pelles, pour les pioches, les socs de charrue ; c’est son affaire, son présent du Seigneur. »

Il allait, venait, se retournait et me demandait quelquefois :

« Veux-tu que je t’aide ?

— Non, non ! » m’écriais-je, tout fier et tout joyeux de voir mon ouvrage avancer si bien.

Et je recommençais à chanter :

« Bon forgeron… »

Chacun allait son train.

Finalement, vers cinq heures, ma bêche était finie. Elle reluisait comme un plat d’argent et sonnait comme une cloche. Valentin la prit ; il la pesa longtemps, et puis, me regardant, il dit :

« Le vieux Rebstock, de Ribeaupierre, qui vend des faux, des bêches et des socs de charrue jusqu’au fond de la Suisse, le vieux Rebstock lui-même mettrait son gros R sur cette bêche et dirait : « C’est moi qui l’ai faite ! » Oui, Michel, les Chauvel pourront se vanter d’avoir une belle et bonne bêche, qui durera peut-être plus longtemps qu’eux. Tiens, voilà ton premier chef-d’œuvre. »

On pense si j’étais content, car Valentin s’y connaissait ; mais la gloire de ses éloges n’était rien auprès du plaisir que j’allais avoir de porter la bêche à Marguerite. Seulement, il y fallait encore un manche, et j’en voulais un de frêne, tout neuf. C’est pourquoi, sans attendre, je courus chez notre voisin, le vieux tourneur Rigaud, qui se mit à l’ouvrage, ses grosses besicles sur le nez, et me fit un manche tel que je le souhaitais : bien rond, la pomme en haut pas trop grosse, et solidement emmanché, enfin quelque chose de léger et de fort. Je le payai tout de suite, et je rentrai poser la bêche derrière notre porte, en attendant la fin de la journée.

Sur les sept heures, en me lavant les mains la figure et le cou devant la forge, à la pompe, regardant par hasard dans la rue, je vis Marguerite assise sur le petit banc de leur maison, en train de peler des pommes de terre. Aussitôt je lui montrai la bêche de loin, et j’arrivai tout content près d’elle, en lui criant :

« La voilà !… Que penses-tu de ça, Marguerite ? »

« Ah ! dit-elle en me regardant, c’est Valentin qui l’a faite. »

Et je lui répondis, tout rouge :

« Tu crois donc que je ne sais rien faire ?

— Oh ! non… mais c’est si beau !… Sais-tu, Michel, que tu fais un bon ouvrier ? »

Elle me souriait ; et je redevenais tout joyeux, quand elle me dit :

« Mais ça va me coûter gros… je te dois ? »

En entendant cela, je tombai des nues lui répondis presque en colère :

« Tu veux donc me chagriner, Marguerite ? Comment je travaille pour toi… Je t’apporte une bêche en cadeau… Je suis content de te faire un plaisir, et tu me demandes ce que ça coûte ? »

« Mais tu n’es pas raisonnable, Michel, toute peine mérite son salaire ; et-puis, le charbon de maître Jean a son prix, et tu lui dois aussi ta Journée. »

Elle avait raison, et je le voyais ; mais cela ne m’empêchait pas de lui répondre : « Non… non… Ce n’est pas cela ! » et de me fâcher même, quand tout à coup le père Chauvel, en petit sarrau gris et le bâton à la main, me prit par le bras, en disant :

« Eh bien… eh bien ! Qu’est-ce que c’est donc, Michel ? Vous êtes donc à vous disputer aussi, vous autres ? »

Il revenait de Lixheim, et me regardait tout joyeux ; moi, j’avais perdu la voix, j’étais dans un trouble extraordinaire.

« Hé ! dit Marguerite, il a rechaussé ma bêche, et maintenant il ne veut pas recevoir d’argent.

— Ah ! bah ! dit Chauvel, et pourquoi ? »

Heureusement une bonne idée me passa par la tête, et je m’écriai :

« Non ! vous ne me ferez pas recevoir un denier, monsieur Chauvel. Est-ce que vous ne m’avez pas prêté des livres cent fois ? Est-ce que vous n’avez pas placé ma sœur Lisbeth à Vasselonne ? Et maintenant encore, est-ce que vous n’aidez pas tout le pays à ravoir ses droits ? Quand je travaille pour vous, c’est par amitié, par reconnaissance ; je me regarderais comme un gueux de vous dire : « Ça coûte tant. » C’est contre ma nature. »

Il m’observait avec ses petits yeux vifs, et répondit :

« C’est bien… c’est bien !… Mais je n’ai pas fait tout cela non plus, moi, pour ne plus payer les gens. Si je l’avais fait dans des idées pareilles, je me regarderais aussi comme un gueux… Tu comprends, Michel ? »

Alors, ne sachant plus que répondre, j’avais presque envie de pleurer, et je dis :

« Ah ! monsieur Chauvel, vous me faites de la peine. »

Et lui, touché sans doute, me répondit :

« Non, Michel, non, ce n’est pas dans mes intentions, car je te regarde comme un brave, un honnête garçon ; et, pour te le montrer, j’accepte ton cadeau. N’est-ce pas, Marguerite, nous acceptons tous les deux ?

— Oh ! oui, dit-elle, puisque ça lui fait tant de plaisir, nous ne pouvons pas refuser. »

Chauvel regarda ensuite la bêche, et loua mon ouvrage, disant que j’étais un bon ouvrier, et que plus tard il espérait me voir maître et bien dans mes affaires. J’étais redevenu content, et quand il entra dans la maison, en me serrant la main, et que Marguerite me cria : « Bonsoir Michel, et merci ! » tout était oublié. Je me réjouissais d’avoir si bien répondu, car le coup d’œil de Chauvel, lorsque je parlais, m’avait mis dans un grand trouble, et si mes raisons n’avaient pas été si bonnes, il aurait bien pu se figurer autre chose. Et même je considérais cela comme un avertissement d’être prudent et de bien cacher mes idées sur Marguerite, avant le jour où je pourrais la demander en mariage.

Je faisais ces réflexions en retournant à l’auberge. Comme j’entrais dans la grande salle maître Jean venait d’arriver ; il pendait sa grosse capote dans l’armoire et criait :

« Nicole… Nicole… qu’on m’apporte le tricot et mon bonnet de coton. Ah ! la bonne chose d’être dans sa vieille veste et ses sabots. — Hé ! c’est toi, Michel ! Nous voilà tous revenus… Les marteaux vont rouler… Vous devez être en retard ?

— Pas trop, maître Jean, nous avons fait l’ouvrage courant. Les coins qui venaient du Dagsberg ont tous été dépêchés hier soir.

— Allons, tant mieux ! tant mieux ! »

La mère Catherine arrivait aussi toute réjouie, et demandait :

« C’est donc fini, Jean ? C’est tout à fait fini… Tu n’iras plus là-bas ?

— Non, Catherine, grâce à Dieu ! J’en avais assez, à la fin, de tous ces honneurs. Maintenant, notre affaire est dans le sac ; le cahier part après-demain. Mais ça n’a pas été sans peine ; et si nous n’avions pas eu Chauvel, Dieu sait où nous en serions encore. Quel homme ! il sait tout, il parle sur tout ; c’est l’honneur des Baraques d’avoir envoyé cet homme. Tous ceux des autres bailliages l’ont choisi dans les premiers pour aller porter nos plaintes et doléances à Metz et pour les soutenir contre ceux qui voudraient les attaquer. Jamais, tant que les Baraques dureront, elles ne se feront un aussi grand honneur. Maintenant Chauvel est connu partout, et l’on sait aussi que nous l’avons envoyé, qu’il demeurait au Bois-de-Chênes, et que les gens de ce pays-là ont eu assez de bon sens pour reconnaître son esprit, malgré sa religion. »

Maître Jean disait ces choses en mettant ses sabots et sa vieille casaque.

« Oui, criait-il en soufflant, sur des centaines de députés au bailliage, le tiers en a choisi quinze pour porter le cahier, et Chauvel est le quatrième ! Aussi, maintenant il faut une fête, vous m’entendez : un gala pour les amis des Baraques, en l’honneur de notre député Chauvel. Tout est arrangé, Létumier et Cochart sont déjà prévenus : je les ai rencontrés à la Pomme-d’Or, en ville, et je les ai d’abord invités, en les chargeant d’inviter les autres. Il faut que les vieilles bouteilles de dessous les fagots sortent cette fois ; il faut que la cuisine soit en feu. Nicole par ira ce soir chercher six livres de bon bœuf, trois livres de côtelettes, deux beaux gigots, chez Kountz sous la Halle ; elle dira que c’est pour maître Jean Leroux, des Trois-Pigeons. Et les gigots seront à l’ail. Il nous faudra des saucisses aux choux, et l’on décrochera le plus gros jambon, avec une bonne salade, du fromage des noix. Tout le monde sera content. Je veux que tout le pays sache que les Baraques ont eu cette gloire d’envoyer le quatrième député du bailliage à Metz ; un homme que les autres ne connaissaient pas et que nous avons connu, que nous avons choisi, et qui seul a fait plus pour soutenir les droits du peuple que cinquante autres. Mais nous recauserons de tout cela. Chauvel a fermé le bec des plus vieux procureurs, des plus fins avocats et des plus huppés richards de la province ! »

Maître Jean avait sans doute bu quelques bons coups en route ; il parlait tout seul, en étendant ses grosses mains et gonflant ses joues rouges, comme il faisait toujours à la fin d’un bon dîner. Nous l’écoutions dans l’étonnement et l’admiration.

Nicole mettait la nappe pour souper ; cela rétablit le silence ; chacun réfléchissait à ce qu’il venait d’entendre.

Au moment où j’allais partir, maître Jean me dit :

Tu préviendras aussi ton père qu’il est invité par son vieux camarade Jean Leroux, car nous sommes de vieux camarades : nous avons tiré à la milice ensemble en cinquante-sept ! Tu lui diras ça. Pour demain, à midi juste, tu entends, Michel ? »

Il me tenait la main, et je lui répondis :

« Oui, maître Jean ; c’est un grand honneur que vous nous faites.

— Quand on invite d’aussi braves gens que vous, dit-il, on se fait de l’honneur et du plaisir à soi-même. Et maintenant, bon soir ! »

Alors je sortis. Jamais maître Jean, mon parrain, ne m’avait dit d’aussi bonnes choses sur mon père, et je l’en aimais encore plus qu’avant, si c’était possible.