Librarie Hachette (p. 61-68).

XII

Mais à cette heure, il faut que je vous raconte une chose qui m’attendrit toujours quand j’y pense : c’est le bonheur de toute ma vie.

Et d’abord vous saurez qu’en ce mois d’avril, ceux du pays qu’on avait nommés pour dresser le cahier de nos plaintes et doléances se réunirent au bailliage de Lixheim. Ils logeaient là-bas dans des auberges. Maître Jean et Chauvel partaient tous les lundis matin et ne rentraient que le samedi soir ; cela dura trois semaines.

On se représente aussi le mouvement de la montagne en ce temps : les cris, les disputes sur l’abolition de la taille, de la gabelle, de la milice, sur le vote par tête ou par ordre, et mille autres choses auxquelles on n’avait jamais pensé. Des Alsaciens et des Lorrains en foule remplissaient l’auberge ; ils buvaient, ils tapaient du poing sur les tables et s’emportaient comme des loups. On aurait cru qu’ils allaient s’étrangler, et pourtant ils étaient tous d’accord, comme tous les gens du peuple ; ils voulaient ce que nous voulions, sans cela quelles batailles on aurait vues !

Valentin et moi nous travaillions à la forge en face ; nous raccommodions les charrettes et nous ferrions les chevaux de tous ces passants. Quelquefois j’essayais aussi de me disputer avec Valentin, car lui croyait tout perdu, si les seigneurs et les évêques avaient le dessous ; j’aurais voulu le convaincre, mais c’était un si brave homme, que je n’osais lui faire de la peine. Sa seule consolation était de parler d’une hutte qu’il avait au bois, derrière la Roche-Plate, pour prendre des mésanges ; il avait aussi des sauterelles dans les bruyères et des collets dans les passes, avec la permission de M. l’inspecteur Claude Coudray, auquel il portait de temps en temps un chapelet de grives ou de becs-fins, en signe de reconnaissance. Voilà ce qui le touchait au milieu du grand bouleversement qu’on voyait déjà venir ; il ne songeait qu’à ses appeaux, et me disait :

« La saison des nids approche, Michel ; et après les nids viendra la pipée ; ensuite le grand passage des grives, qui descendent en Alsace quand le raisin commence à mûrir. L’année s’annonce bien ; si le beau temps continue, nous en prendrons des quantités. »

Sa longue figure s’allongeait, il souriait de sa grande bouche édentée, ses yeux devenaient ronds ; il voyait déjà les grives pendues par le cou à ses lacets ; et il arrachait du crin à la queue de tous les chevaux que nous ferrions, pour faire ses sauterelles.

Moi, je songeais aux grandes affaires du bailliage, et principalement à l’abolition de la milice, parce que je devais tirer en septembre et que cela m’intéressait encore plus que le reste.

Mais il arriva bien autre chose,

Depuis quelque temps, le soir, en rentrant dans notre baraque, je trouvais la mère Létumier et sa fille en train de filer avec ma mère, à côté de mon père, de Mathurine et du petit Étienne, qui tressaient des corbeilles. Elles étaient là comme chez eux et faisaient la veillée jusqu’à dix heures. Ces Létumier étaient des gens riches pour le temps, ils avaient bien douze jours de terre dans le finage ; et leur fille Annette, une grande blonde un peu rousse, mais blanche et fraîche, était une bonne créature. Je la voyais souvent aller et venir devant la forge, avec un petit baquet sous le bras, — soi-disant pour aller chercher de l’eau à la fontaine, — et se retourner en regardant d’un air doux. Elle était en jupe courte et corset de toile bleue à bretelles, les bras nus jusqu’aux coudes.

Je voyais cela sans y faire attention ni me douter de rien. Le soir, en la regardant filer, je lui disais quelques paroles joyeuses, des douceurs comme les garçons en disent aux filles, par honnêteté, par jeunesse ; c’est naturel, et l’on ne pense pas plus loin.

Mais voilà qu’un jour la mère me dit :

« Écoute, Michel, tu feras bien d’aller danser dimanche au Rondinet de la Cigogne, et de mettre ta veste de velours, ton gilet rouge et ton cœur d’argent. »

Cela m’étonne et je lui demande pourquoi. Elle me répond en souriant et regardant le père :

« Tu verras ! »

Le père tressait tout pensif. Il me dit :

« Les Létumier sont riches ; tu devrais bien danser avec leur fille, ce serait un bon parti. »

En entendant cela, je fus troublé. Ce n’est pas que cette fille me déplût, non ! mais jamais l’idée de me marier ne m’était encore venue. Enfin, malgré tout, par curiosité, par bêtise, et aussi parce que cela faisait plaisir au père, je réponds :

« Comme vous voudrez ! Seulement, je suis trop jeune pour me marier ; je n’ai pas encore tiré à la milice.

— Enfin, dit la mère, ça ne te coûte rien d’y aller, et ça fera plaisir à ces gens ; c’est une honnêteté, voilà tout. »

Alors je répondis :

« C’est bon ! »

Et le dimanche suivant, après vêpres, je pars ; je descends la côte, rêvant à ces choses, et comme étonné de ce que je faisais.

En ce temps, la vieille Paquotte, veuve de Dieudonné Bernel, tenait l’auberge de la Cigogne, à Lutzelbourg, un peu sur la gauche du pont de bois ; et derrière, où se trouve aujourd’hui le jardin, au pied de la côte, on dansait sous les charmilles. Il y avait beaucoup de monde, car M. Christophe n’était pas comme tant d’autres curés ; il avait l’air de ne rien voir, ni de rien entendre, pas même la clarinette de Jean Rat. On buvait du petit vin blanc d’Alsace et l’on mangeait de la friture.

Je descends donc la rue, et je monte l’escalier au fond de la cour, en regardant les filles et les garçons tourner ensemble sur la terrasse ; à peine en haut, sous la première tonnelle, la mère Létumier me crie :

« Par ici, Michel, par ici ! »

La belle Annette était là ; en me voyant, elle devint toute rouge. Je la pris au bras et je lui demandai une valse. Elle criait :

« Oh ! monsieur Michel !… Oh ! monsieur Michel !… » en levant les yeux et me suivant.

Dans tous les temps, avant comme après la Révolution, les filles ont été les mêmes ; elles avaient plus de goût pour l’un que pour l’autre.

Je dansai donc des valses avec elle, cinq, six, je ne sais plus. Et l’on riait. La mère Létumier était toute contente, Annette toute rouge, les yeux baissés. Naturellement on ne parlait pas politique ; on plaisantait, on buvait, on cassait une brestelle[1] ensemble. Voilà la vie ! — Je pensais :

« La mère sera contente ; on lui fera compliment sur son garçon. »

Mais le soir, vers six heures, j’en avais assez ; et, sans songer à autre chose, je descends dans la rue et je prends par la sapinière, pour couper au court entre les roches.

Il faisait une chaleur extraordinaire pour la saison ; tout verdissait et fleurissait : les violettes, les myrtilles et les fraisiers, tout s’étendait et couvrait le sentier de verdure. On aurait cru le mois de juin. Ces choses sont encore là comme hier, j’ai pourtant quelques années de plus, oh ! oui.

Enfin, au haut des rochers, sur le plateau, je rattrape le grand chemin, d’où l’on découvre les toits des Baraques ; et à deux ou trois cents pas devant moi, je vois, toute blanche de poussière, une petite fille, avec un grand panier carré en travers de l’épaule, les reins courbés, qui marchait… qui marchait !… Je me dis :

« C’est Marguerite !… Oui… c’est elle !… »

Et je presse le pas… je cours :

« Hé ! c’est toi, Marguerite ? »

Elle se retourne, avec sa figure brune, toute luisante de sueur, ses cheveux tombant le long de ses joues, et ses yeux vifs ; elle se retourne et se met à rire en disant :

« Hé ! Michel… ah ! la bonne rencontre ! »

Moi, je regardais la grosse bretelle qui lui entrait dans l’épaule ; j’étais tout étonné et troublé.

« Hé ! tu as l’air un peu las, fit-elle ; tu viens de loin ?

— Non… J’arrive de Lutzelbourg… de la danse.

— Ah ! bon, bon, dit-elle, en se remettant à marcher. Moi, je viens de Dabo ; j’ai couru tout le comté. J’en ai vendu, là-bas, des Tiers état !… Je suis arrivée juste au bon moment, les députés des paroisses venaient de se réunir. Et avant-hier matin, j’étais à Lixheim, en Lorraine.

— Tu es donc de fer ? lui dis-je en marchant près d’elle.

— Oh ! de fer ! pas tout à fait ; je suis un peu lasse tout de même. Mais le grand coup est porté, vois-tu ! ça marche ! »

Elle riait ; mais elle devait être bien lasse, car en approchant du petit mur qui longeait l’ancien verger de Furst, elle posa son panier au bord, et dit :

« Causons un peu, Michel, et reprenons haleine. »

Alors je lui pris son panier, et je le poussai tout à fait sur le mur en disant :

« Oui, respirons ! Ah ! Marguerite, tu fais un plus dur métier que nous autres !

— Oui, mais aussi ça marche ! dit-elle avec la même voix et le même coup d’œil que son père ; aussi nous pouvons dire que nous avons fait du chemin ! Nous avons déjà rattrapé nos anciens droits ; et maintenant nous allons en demander d’autres. Il faut que tout soit rendu, tout ! Il faut que tout soit égal… que les impôts soient les mêmes pour tous… que chacun puisse arriver par son courage et son travail. Et puis, il nous faut la liberté… Voilà ! »

Elle me regardait. J’étais dans l’admiration ; je pensais :

« Qu’est-ce que nous sommes donc, nous autres, à côté de ces gens-là ? Qu’est-ce que nous avons donc fait pour le pays ? Qu’est-ce que nous avons souffert ? »

Et, me regardant en dessous, elle dit encore :

« Oui, c’est comme cela ! Maintenant, les cahiers sont presque finis, nous allons en vendre par milliers, En attendant, moi, je cours seule. Nous n’avons que notre état pour vivre, il faut que je travaille pour deux, puisque le père aujourd’hui travaille pour tous. Je lui ai porté avant-hier douze livres, ça fera sa semaine ; j’en avais gagné quinze ! depuis, j’en ai gagné quatre, il me reste donc sept livres. J’irai le voir après-demain. Ça marchera ! Et, pendant les états généraux, nous vendrons tout ce qui se dira là-bas, au Tiers, s’entend !… Nous ne lâcherons pas… non ! Il faut que l’esprit marche… il faut qu’on sache tout… que le gens s’instruisent ! Tu comprends ?

— Oui, oui, Marguerite, lui dis-je ; tu parles comme ton père, ça me fait presque pleurer. »

Elle s’était assise sur le mur, à côté de son panier. Le soleil venait de se coucher ; le ciel, au fond, du côté de Mittelbronn, était comme de l’or avec de grandes veines rouges ; et la lune pâle et bleue, sans nuages, montait à gauche au-dessus des vieilles ruines du château de Lutzelbourg. Je regardais Marguerite, qui ne parlait plus et qui regardait aussi ces choses, les yeux en l’air, je la regardais !… Elle avait le coude sur son panier ; et, comme je ne la quittais pas des yeux, elle le vit et me dit :

« Hé ! je suis bien couverte de poussière, n’est-ce pas ? »

Je lui demandai sans répondre :

« Quel âge as-tu maintenant ?

— Au premier dimanche de Pâques, dans quinze jours, dit-elle, j’aurai seize ans. Et toi ?

— Moi, j’en ai dix-huit passés.

— Oui, tu es fort, dit-elle en sautant du mur et repassant la bretelle sur son épaule. Aide-moi… Bon, j’y suis. »

Rien que de lever le panier, je sentis qu’il était terriblement lourd, et je dis :

« Oh ! c’est trop lourd pour toi, Marguerite ; tu devrais bien me le laisser porter. »

Alors, elle, marchant le dos courbé, me regarda de côté en souriant, et dit :

« Bah ! quand on travaille pour ravoir ses droits, rien n’est trop lourd ; et nous les aurons, nous les aurons !… »

Je n’osais plus répondre… J’avais le cœur gêné… J’étais dans l’admiration de Chauvel et de sa fille ; je les élevais dans mon esprit.

Marguerite ne paraissait plus fatiguée ; elle disait de temps en temps :

« Oui, là-bas, à Lixheim, ils se sont joliment défendus, ces nobles et ces moines. Mais on leur a répondu, on leur a dit ce qu’il méritaient d’entendre. Et tout sera dans le cahier, on n’oubliera rien. Le roi saura ce qu’on pense, et la nation aussi. Seulement, il faut voir les états généraux. Le père dit qu’ils seront bons ; je le crois. Nous verrons !… et nous soutiendrons nos députés ; ils pourront se reposer sur nous. »

Nous arrivions alors aux Baraques. Je reconduisis Marguerite jusqu’à leur porte. Il faisait nuit. Elle sortit la grosse clef de sa poche, et me dit en entrant :

« Encore une de passée !… Allons, bonne nuit, Michel ! »

Et je lui souhaitai le bonsoir.

En arrivant chez nous, le père et la mère étaient là qui m’attendaient ; il me regardèrent :

« Eh bien ? me dit la mère.

— Eh bien ! nous avons dansé.

— Et après ?

— Après, je suis revenu.

— Seul ?

— Oui.

— Tu ne les as pas attendues ? En arrière-plan un pont, derrière lequel une ville . Sur le pont une statue de dos. En avant plan une troupe à cheval sur la rive progresse vers le pont. Derrière la troupe des corps au sol.
Le 27 août 1788. — Lettre de Nicolas. (Page 49.)

— Non.

— Et tu n’as rien dit ?

— Qu’est-ce que vous vouliez que je dise ? »

Alors elle se fâcha, et se mit à crier.

« Tiens, tu n’es qu’une bête ; et cette fille est encore plus bête que toi, de te vouloir. Qu’est-ce que nous sommes donc auprès d’eux ? »

Elle était toute verte de colère. Moi, je la regardais tranquillement sans répondre. Le père dit :

« Laisse Michel tranquille ; ne crie pas si fort. »

Mais elle n’écoutait plus rien, et continua :

« A-t-on jamais vu un imbécile pareil ? Moi qui depuis six mois attire cette grande bique de Létumier chez nous, pour faire avoir du bien au garçon ; une vieille avare, qui ne parle que de ses champs, de sa chénevière, de leurs vaches !… Je supporte tout… je patiente… Et puis quand c’est fini, quand il va tout agrafer, ce gueux-là refuse ! Il se croit peut-être un seigneur ; il croit qu’on va courir après lui. Ah ! mon Dieu, peut-on avoir des êtres aussi bêtes dans sa famille ; ça fait frémir !… »

Je voulus répondre, mais elle me dit :

« Tais-toi ! Tu finiras sur un fumier, et nous avec. »

Et comme je me taisais, elle recommença :

« Oui, monsieur refuse !… Passez donc votre vie à nourrir des Nicolas, des Michel, des vauriens qui se font racoler ; car bien sûr que celui-ci s’est aussi fait racoler quelque part… Les gueuses ne manquent pas dans le pays !… Assis sur un banc, le lieutenant en uniforme. Il appuie son coude sur une malle ouverte, également posée sur le banc, à gauche. À droite une quinzaine de livres ouverts posés également. Le lieutenant a un livre ouvert en main. Chauvel est derrière, penché vers le lieutenant, également un livre ouvert à la main. Les deux hommes se regardent.
« Sais-tu bien que ça mène à la potence. » (Page 51.)
Puisqu’il refuse, c’est qu’il en aime une autre !… »

Elle tournait avec son balai, en me regardant par-dessus l’épaule. Je n’en pouvais pas entendre plus, et je montai l’échelle, tout pâle. Depuis le départ de Claude, Étienne et moi nous couchions en haut sous le chaume. J’étais dans la désolation. La mère en bas me criait :

« Ah ! tu te sauves… Je vois clair, n’est-ce pas, mauvais gueux ? Tu n’oses pas rester ! »

La honte m’étouffait. Je me jetai dans la grande caisse, les deux bras sur la figure, en pensant :

« Oh ! mon Dieu, est-ce possible ! »

Et j’entendais la mère crier de plus en plus fort :

« Oh ! l’imbécile !… Oh ! le gueux !… »

Le père essayait de l’apaiser. Cela dura longtemps. Les larmes me couvraient la figure. Vers une heure seulement, tout se tut dans la baraque, mais je ne dormais pas, j’étais trop misérable ; je pensais :

« Voilà !… depuis dix ans tu travailles… Les autres partent… toi, tu restes ; tu payes les dettes de la maison ; tu donnes jusqu’au dernier liard pour soutenir les vieux ; et parce que tu ne veux pas le marier avec cette fille, pour attraper son bien, parce que tu ne veux pas épouser la chénevière, tu n’es plus bon à rien ; tu n’es plus qu’un Nicolas, une bête, un gueux ! »

L’indignation me gagnait. Le petit Étienne dormait doucement près de moi. Je ne pouvais pas fermer l’œil. À force de tourner et de retourner ces choses dans ma tête, la sueur me couvrait le corps ; j’étouffais dans ce grenier, j’avais besoin d’air.

Finalement, sur les quatre-heures, je me lève et je descends. Le père ne dormait pas ; il me demanda :

« C’est toi, Michel ? Tu sors ?

— Oui, mon père, je sors. »

J’aurais bien voulu lui parler ; c’était le meilleur, le plus brave homme du monde, mais quoi lui dire ? La mère ne dormait pas non plus ; ses yeux brillaient dans l’ombre ; elle ne disait rien, et je sortis.

Dehors, le brouillard montait de la vallée. Je pris le sentier des troupeaux, sous les roches. Le brouillard perçait mon sarrau, cela me rafraîchissait le sang. J’allais devant moi. Ce que je pensais, Dieu le sait aujourd’hui ! Je voulais quitter les Baraques, aller à Saverne, aux Quatre-Vents ; un compagnon forgeron ne manque jamais d’ouvrage. L’idée d’abandonner le père, Mathurine et le petit Étienne me crevait le cœur ; mais je savais que la mère n’oublierait jamais les beaux champs des Létumier, qu’elle me les jetterait à la tête jusqu’à la fin des siècles. Tant d’idées vous traversent l’esprit, dans des moments pareils ! On n’y pense plus, on ne veut plus y penser, on les oublie.

Tout ce qui me revient, c’est que vers cinq heures, après la rosée, un beau soleil se leva : le soleil du printemps. La fraîcheur m’avait fait du bien ; je m’écriais en moi-même :

« Michel, tu resteras… tu supporteras tout ! Tu ne peux pas abandonner le père, non ! ni ton frère Étienne, ni ta petite sœur. C’est ton devoir de les soutenir. Que la mère crie… tu resteras ! »

Et dans ces pensées, je remontais au village, à travers les petits vergers et les jardins qui bordent la côte. Je m’affermissais en moi-même. Le soleil devenait toujours plus chaud ; les oiseaux chantaient, tout était rouge, la rosée tremblotait au bout des feuilles. Je voyais aussi la fumée blanche de notre forge monter lentement dans le ciel. Valentin était levé.

Je pressais le pas. Et comme j’arrivais près du village, tout à coup, de l’autre côté de la haie qui bordait le sentier, j’entendis piocher. Je regarde : Marguerite était là, derrière leur maison, qui piochait un coin de leur petit verger, pour y planter des pommes de terre. En me rappelant qu’elle était revenue la veille au soir, si fatiguée, je fus bien étonné ; je m’arrêtai contre la haie à la regarder longtemps ; et plus je la regardais, plus j’avais d’admiration pour elle.

Elle était là, tout affairée et courageuse, en petite jupe et gros sabots, ne songeant à rien qu’à son ouvrage. Et je vis, pour la première fois, qu’elle avait les joues brunes et rondes, le front petit, avec de beaux cheveux bruns plantés près des sourcils, et d’autres comme fin duvet autour des tempes, où s’arrêtait la sueur. Elle ressemblait à son père ; ses jambes et ses bras étaient secs, ses petits reins solides ; elle serrait les lèvres, et son sabot poussait la bêche en faisant craquer les racines. Le soleil qui perçait les grands pommiers en fleurs, s’étendait sur elle, avec l’ombre agitée des feuilles. La terre fumait, tout brillait ; on sentait d’avance qu’il allait faire très-chaud.

Après avoir longtemps regardé Marguerite, les paroles de la mère me revinrent : « Il en aime une autre. » Et je me dis : « C’est vrai, j’en aime une autre !… Celle-ci n’a pas de champs, pas de prés, pas de vaches ; mais elle a du courage, elle sera ma femme ! Nous aurons tout le reste. Mais d’abord, je veux la gagner, et je la gagnerai par mon travail ! »

Et depuis ce moment, jamais mon idée n’a changé ; je respectais Marguerite encore plus qu’avant ; l’idée ne m’est pas venue une seule fois qu’elle pouvait être la femme d’un autre.

Ayant donc pris en moi-même cette résolution, comme des gens descendaient le sentier pour aller travailler aux champs, je partis de là tout à fait décidé, plein de courage et même de contentement. J’entrai dans la rue. Valentin, les manches de chemise retroussées sur ses longs bras maigres, la poitrine et le cou nus, m’attendait depuis un instant devant la forge.

« Quel beau temps ! Michel, se mit-il à crier en me voyant-venir, quel beau temps ! Ah ! si c’était dimanche, nous ferions un bon tour au bois.

— Oui, lui répondis-je en riant et défaisant mon sarrau ; mais c’est lundi, papa La Ramée. Qu’est-ce que nous allons faire ce matin ?

— Le vieux Rantzau est venu nous apporter hier soir deux douzaines de haches à rechausser pour le Harberg ; et puis la charrette de Christophe Besme a besoin d’un moyeu.

— Bon, bon, lui dis-je, nous pouvons commencer. »

Jamais je ne m’étais senti plus de cœur au travail. Le fer était au feu. Valentin prit les pinces et le petit marteau ; moi, le merlin, et nous voilà partis.

Toutes les fois que dans ma vie j’ai vu clairement ce que je voulais, et qu’au lieu de rêvasser et de suivre ma routine au jour le jour, j’ai décidé quelque chose de difficile, qui demandait de l’attention et du courage, la bonne humeur m’est revenue, j’ai chanté, j’ai sifflé, j’ai fait rouler mon marteau comme un ancien. Le plus grand ennui, c’est de n’avoir aucune idée ; mais j’en avais alors une qui me plaisait extraordinairement.

Il ne faut pourtant pas croire que c’était facile de venir à bout de mon idée en 89, non ! Et ce matin même, vers sept heures, au moment où Marguerite passait devant la forge avec son grand panier, pour aller vendre ses brochures, Valentin me rappela lui-même que ce n’était pas une petite affaire. Il ne se doutait de rien, et voilà pourquoi chacune de ses paroles valait son pesant d’or.

« Regarde, Michel, me dit-il, en montrant la petite, qui gagnait déjà le haut des Baraques, n’est-ce pas terrible de voir une enfant de seize ans avec des charges pareilles sur le dos ? Ça va par la pluie, la neige, le soleil ; c’est brave jusqu’au bout des ongles, ça ne recule jamais devant la peine ; si ce n’étaient pas des hérétiques, ce seraient des martyrs. Mais le diable les pousse à vendre leurs mauvais petits livres, pour détruire notre sainte religion et l’ordre établi par le Seigneur en ce monde. Au lieu de mériter des récompenses, ça mérite la corde.

— Oh ! Valentin, la corde ! lui dis-je.

— Oui, la corde ! fit-il en allongeant le nez et serrant les lèvres, et même le bûcher, si l’on voulait être juste. Est-ce à nous de les défendre, quand leur bon sens, leur honnêteté, leur courage tournent contre nous ? C’est comme les loups et les renards, plus ils montrent de finesse, plus on doit se dépêcher de les détruire ; s’ils étaient bêtes comme des moutons, ils ne seraient pas si dangereux ; au contraire, on pourrait les tondre et même les conserver honnêtement à l’étable. Mais ces calvinistes n’écoutent rien, c’est une véritable peste.

— Ce sont pourtant des créatures du Seigneur comme nous, Valentin !

— Des créatures du Seigneur, s’écria-t-il en levant ses grands bras. Si c’étaient des créatures du Seigneur, les curés refuseraient-ils d’inscrire leurs actes de naissance, de mariage et de décès ? Est-ce qu’on les enterrerait dans les champs, loin de la terre sainte, comme des animaux ? Est-ce qu’on les empêcherait de remplir une place, comme le dit Chauvel lui-même ? Est-ce que tout le monde crierait contre eux ? Non, Michel ! Ça me fait de la peine, car, en-dehors de leur commerce, on ne peut rien leur reprocher ; mais maître Jean a tort de laisser entrer ces gens-là chez lui. Ce Chauvel finira mal ; il en fait trop ! Nos Baraquins sont des ânes de l’avoir nommé ; une fois l’ordre rétabli, je t’en préviens les premiers qu’on empoignera, c’est Chauvel et sa fille, et peut-être aussi maître Jean et nous tous, pour nous purifier quelques années dans les prisons. Moi, je ne l’aurai pas mérité, mais je reconnaîtrai tout de même la justice du roi. La justice est la justice… Nous l’aurons mérité… C’est triste !… Mais la justice avant tout. »

Il courbait son grand dos, en joignant les mains d’un air de résignation, et puis il fermait les yeux tout pensif ; et moi je pensais :

« Peut-on être aussi borné ? Ce qu’il dit est contraire au bon sens. »

Malgré cela, je voyais bien que tout le monde serait contre moi si je demandais Marguerite en mariage, et que les Baraquins seraient capables de vouloir me lapider. Mais tout m’était égal, et je m’étonnais moi-même de mon courage.

Le soir de ce jour, au moment de retourner dans notre baraque, je partis sans crainte, et résolu à tout entendre de la mère, sans répondre un mot. Comme j’approchais de la maison, le père, tout pâle et craintif, vint à ma rencontre, en me faisant signe d’entrer dans une ruelle profonde, entre les vergers, pour ne pas être vus. Je le suivis, et le pauvre homme me dit en tremblant :

« Ta mère à bien crié hier, mon enfant… Ah ! c’est terrible !… Maintenant, qu’est-ce que tu vas faire ? Tu vas partir, n’est-ce pas ?… »

Il me regardait, tout pâle ; je voyais qu’il était dans la plus grande inquiétude, et je lui répondis :

« Non, mon père, non ! Comment pourrais-je vous abandonner, vous, le petit Étienne et Mathurine !… Ça n’est pas possible ! »

Sa figure prit un air de bonheur ; on aurait dit qu’il revivait.

« Ah ! c’est bon, fit-il. Je savais bien que tu resterais, Michel… Oui, je suis bien content de t’avoir parlé ! Elle n’a pas de raison… elle s’emporte trop. Ah ! j’ai bien souffert aussi dans ma vie… Mais c’est bien, tu restes… c’est bien… »

« Oui, lui dis-je, je resterai, mon père ; et si la mère crie… c’est ma mère, je l’écouterai sans répondre. »

Alors il fut rassuré.

« C’est bien, dit-il. Seulement, écoute, tu vas attendre ici quelques instants, je remonterai seul, car si ta mère nous voyait ensemble, elle me ferait la vie dure ; tu comprends ?

— Oui, mon père, allez. »

Aussitôt il sortit de la ruelle ; et quelques minutes après, je le suivis tranquillement et j’entrai chez nous. La mère, au fond, près de l’âtre, filait, les dents serrées. Elle pensait, Sans doute, que j’allais lui dire quelque chose… annoncer mon départ ! Elle me suivait de ses yeux brillants et s’apprêtait à me maudire. La petite Mathurine et Étienne, à ses pieds, tressaient une corbeille, sans oser lever les yeux ; le père cassait du petit bois, en m’observant de côté ; mais je n’eus l’air de rien ; je dis simplement :

« Bonsoir, mon père ; bonsoir, ma mère ; je suis las aujourd’hui, nous avons beaucoup travaillé à la forge. »

Et je montai l’échelle. Personne ne m’avait répondu. Je me couchai content de ce que j’avais fait, et cette nuit-là je dormis bien.

  1. Gâteau allemand.