Librarie Hachette (p. 77-82).

XV

Après le départ de Chauvel, il ne fut plus question, durant quelques jours, que des affaires du grand bailliage, et principalement de la réunion des trois ordres en un seul, aux états généraux. C’est encore une des plus grandes disputes que j’aie vues de ma vie.

Comme l’ordonnance du roi avait déclaré que le tiers état serait doublé, c’est-à-dire que nous aurions autant de députés que les deux autres ordres réunis, nous voulions voter par tête, pour abolir les priviléges malgré tout ce que les nobles et les évêques pourraient dire, mais eux, qui tenaient à conserver leurs anciens droits, voulaient voter par ordres, parce qu’ils étaient sûrs d’être toujours ensemble contre nous, et d’avoir toujours deux voix contre une.

C’est alors qu’il aurait fallu voir l’indignation de maître Jean, de Létumier, de Cochart, et de tous les notables réunis le soir dans la cour des Trois-Pigeons, sous le grand chêne, car depuis quelques jours on transportait les bancs et les tables dehors, à la nuit, pour respirer le grand air. Autant nous devions avoir de vent et de pluie en mai 1789, autant les chaleurs d’avril étaient grandes ; tout fleurissait et verdissait, les oiseaux étaient déjà nichés vers le 15 ; et je me souviens que nous travaillions à la forge, Valentin et moi, en simple blouse, la culotte serrée sur les hanches et les chemises pendues derrière la porte. — Maître Jean, tout rouge et luisant de bonne santé, m’appelait à chaque instant dehors, criant :

« Michel ! hé ! Michel, arrive !… »

Et je devais lui pomper trois ou quatre bons coups sur sa tête chauve et ses épaules. C’était sa manière de se rafraîchir. Madeleine Rigaud, la femme du tourneur en face, riait de bon cœur.

Enfin, c’est pour vous dire qu’il faisait très-chaud, et qu’après huit heures, quand la lune montait, on était content d’être à la fraîcheur, en vidant sa bouteille ou son pot de cidre dans la cour, derrière le treillis.

Tout le long de la rue, les femmes et les jeunes filles filaient devant leurs portes et se donnaient du bon temps. On entendait causer et rire de près et de loin, les chiens aboyer, etc., et les voisins pouvaient aussi nous entendre disputer, mais cela nous était bien égal, on commençait à prendre confiance.

Marguerite venait quelquefois ; nous causions contre la charmille, riant entre nous, pendant que le grand Létumier tapait des deux poings sur la table en criant :

« C’est fini !… ça ne peut pas durer… Il faut déclarer que nous sommes tout ! »

Et que la mère Catherine disait :

« Au nom du ciel, maître Létumier, ne cassez pas notre table, elle ne veut pas voter par ordres ! »

Les choses allaient donc ainsi leur train, et je ne me rappelle pas avoir été plus heureux que dans ce temps où je causais avec Marguerite, sans oser même lui dire que je l’aimais ; non, jamais je n’ai eu de plus grand bonheur.

Enfin, ce soir-là, vers huit heures, nous étions dans la cour, les uns penchés derrière les autres, et la lune au-dessus de l’arbre. Le grand Létumier criait ; Cochart, son nez crochu dans sa barbe rousse, son bout de pipe entre les dents et les yeux arrondis comme un hibou, fumait, le coude allongé sur la table. On ne se méfiait de rien, et Cochart, pas plus que les autres, quoiqu’il eût fait un grand coup en ce jour. Le métier de bûcheron ne lui rapportait pas grand’chose, comme on pense ; mais il passait de temps en temps la ligne des barrières, et cherchait au Graufthal un bon sac de tabac, qui se vendait très-bien dans les environs : le rouge fin à quatre sous la livre, au lieu de vingt, et le noir fin à trois sous, au lieu de quinze.

Les disputes sur la politique avaient l’air de devoir continuer ainsi jusqu’à dix heures, comme à l’ordinaire, quand le treillis de la rue s’ouvrit, et qu’un homme en bourgeois et deux sergents de la maréchaussée s’avancèrent lentement dans la cour, en nous inspectant. C’était le gros Mathurin Poulet, le cellerier de la porte d’Allemagne, avec son petit tricorne renversé sur la nuque, sa tignasse jaune tordue en boudin au dessous, son gros nez rouge en l’air, ses yeux de bœuf reluisant à la lune, le double menton dans son jabot, et sa panse sur les cuisses ; enfin un mangeur terrible ! Il lui fallait six cervelas, découpés dans un grand saladier de haricots verts à l’huile, une petite miche de trois livres et deux pots de bière pour son déjeuner ; et pour son dîner autant, avec quelques bonnes tranches de jambon ou de gigot en plus, et deux fromages blancs à la ciboulette. Qu’on se figure, d’après cela, si les bénéfices d’un cellerier lui suffisaient pour vivre ! Aussi, Poulet ne connaissait ni père, pl mère, ni frère, ni sœur, ni cousins, ni cousines, quand il s’agissait de remplir le saladier. Il aurait dénoncé le bon Dieu, pour avoir la prime ; et, malgré son air bête, il était fin comme un renard, pour dénicher les fraudeurs et poursuivre les contrebandiers. Il y rêvait nuit et jour, et vivait de ses dénonciations, comme les autres de leur travail. Voilà ce que c’est d’avoir un ventre pareil à nourrir ; le cœur vous descend en quelque sorte dans l’estomac, et l’on ne pense plus qu’à boire et à manger.

Les deux sergents le suivaient, habillés comme tous les sergents visiteurs, de l’habit blanc à revers jaunes, qui les faisait appeler « bandes de lard, » le chapeau en travers des épaules, et le sabre battant leurs gros mollets. C’étaient des hommes de six pieds, mais tous les deux fortement gravés de petite vérole. Avant la Révolution, presque tout le monde était marqué ; les belles filles risquaient toujours de perdre leur beauté, et les beaux hommes aussi ; les borgnes et les aveugles ne manquaient pas, à cause de cette terrible maladie ; et Dieu sait pourtant ce qu’il a fallu de peines pour faire accepter la vaccine, peut-être encore plus que pour les pommes de terre. Le peuple commence toujours par repousser ce qui lui fait du bien… Quel malheur !

Ces gens arrivaient donc, et le gros Poulet, à quatre pas de la table, voyant Cochart, dit d’un air de satisfaction :

« Le voilà ! nous le tenons !… »

Ce fut une indignation générale dans la cour, car depuis longtemps Cochart portait à Poulet du tabac pour rien. Mais Poulet ne s’inquiétait pas de si peu de chose, et dit aux sergents :

« Empoignez-le ! C’est lui ! »

Les deux autres empoignèrent Cochart, qui se mit à crier, en laissant tomber sa pipe :

« Qu’est-ce que vous me voulez ? Qu’est-ce que j’ai fait ? »

Les étincelles volaient sous nos pieds ; on se regardait l’un l’autre dans l’épouvante ; et Poulet lui répondit en riant :

« Nous venons pour les deux sacs de contrebande que tu as apportés hier du Graufthal ; tu sais, les deux sacs de tabac qui sont à droite en entrant dans ton grenier, derrière la cheminée, sous les bardeaux ? »

On comprit alors que le pauvre Cochart avait été dénoncé par quelque voisin envieux, et chacun frémit : c’était un cas de galères !

On n’osait pas bouger, car de résister au fisc en ce temps, c’était encore plus terrible qu’aujourd’hui, non-seulement on vous prenait terres, argent, maison, mais s’il manquait des rameurs quelque part, du côté de Marseille ou de Dunkerque, on vous envoyait là-bas, et personne n’entendait plus parler de vous. C’était arrivé plusieurs fois dans la montagne, et même aux Baraques, pour le fils de la vieille Geneviève Paquotte ; sur la dénonciation de Poulet, il avait été convaincu de faire la contrebande du sel, et depuis, les gens disaient que François était au pays où poussent le poivre et la canelle. Geneviève avait perdu tout son bien pour les frais ; elle était devenue infirme et mendiante.

Qu’on se représente maintenant l’épouvante des gens.

« Allons, criait Poulet, en route ! »

Et Cochart, se cramponnant à la table, répondait en soufflant :

« Je n’irai pas ! »

Le grand Létumier n’avait plus envie de crier ; il se taisait comme une carpe au fond de son baquet. Tous ces grands braillards, lorsqu’ils voient les sergents ou les gendarmes, deviennent prudents ; et souvent ceux auxquels on pense le moins montrent un autre courage.

À force de le tirer et de lui donner des secousses, les deux sergents avaient presque fini par arracher Cochart de son banc. Poulet disait :

« Encore un petit coup !… ça marchera !… »

Quand Marguerite, assise près de moi contre le treillis, élevant la voix, dit au milieu du silence :

« Mais, monsieur Poulet, prenez garde ! vous n’avez pas le droit d’arrêter cet homme ! »

Et tous ces gens, autour de la table, sur le pas de la porte : maître Leroux, Létumier, la mère Catherine, Nicole, pâles de crainte et de pitié, se retournèrent dans l’épouvante. Ils avaient bien reconnu la voix de Marguerite, mais ils ne pouvaient croire à son courage ; ils en frémissaient. Le gros Poulet, le nez en l’air comme les autres, regardait et s’étonnait ; jamais chose pareille n’était arrivée. Il criait :

« Qui vient de parler ? Qui se permet de réclamer contre la régie ? »

Marguerite répondit tranquillement de sa place :

« C’est moi, monsieur Poulet : Marguerite Chauvel ; la fille de Chauvel, député du tiers au grand bailliage de Metz. Ce que vous faites est très-mal ; c’est grave, monsieur le cellerier, d’arrêter un homme, un notable, sans un ordre exprès de M. le prévôt. »

Et, se levant, elle s’approcha du cellerier et des deux sergents, qui se retournaient, la regardant de travers sous le bord de leurs grands chapeaux à cornes, sans lâcher Cochart.

« Vous ne connaissez donc pas l’ordonnance du roi ? leur dit-elle. Vous arrêtez les gens, pour vos affaires du fisc, après six heures du soir, quand l’ordonnance vous le défend ; et vous voulez les forcer de vous ouvrir leur porte pendant la nuit ! Songez donc que tous les malfaiteurs pourraient dire : « Nous sommes les employés du fisc, ouvrez ! » Ils pilleraient les villages à leur aise, si l’ordonnance ne défendait pas ce que vous faites, et si l’édit ne vous ordonnait pas d’être assistés de deux échevins et d’arriver en plein jour. »

Elle parlait clairement et sans gêne, comme le vieux Chauvel, et Poulet semblait confondu de voir qu’on osait lui parler en face ; l’indignation faisait trembler ses joues. Tout le monde reprenait courage. Dehors, dans la rue, s’entendait une grande rumeur pendant que Marguerite parlait, et, comme elle finissait, une voix plaintive et lamentable s’éleva, la voix de la vieille Geneviève Paquotte, criant :

« Ah ! le brigand !… ah ! le malheureux !… il arrive encore !… il lui faut les enfants et les pères de famille ! »

Cette pauvre vieille élevait sa béquille au-dessus de la haie, et ses cris partaient comme des sanglots, elle disait :

« C’est toi qui m’as pris mon garçon… mon pauvre François ?… C’est toi qui m’as mise dans la misère !… Ah le bon Dieu t’attend !… il t’attend, va !… Ce n’est pas fini… les malheureux seront là !… »

Rien que de l’entendre, on avait la chair de poule, on devenait tout pâle, et lui, Poulet, regardait, en écoutant la rumeur du côté de la rue. Les sergents aussi se tournaient.

Dans ce moment, maître Jean, se levant, dit :

« Monsieur le cellerier, écoutez cette malheureuse !… C’est pourtant terrible, cela !… personne ici ne voudrait avoir pareille chose sur la conscience, ça vous déchire le cœur. »

Geneviève Paquotte ne criait plus, mais elle sanglotait, et l’on entendait ses béquilles qui s’en allaient lentement, remontant la rue.

« Oui, dit maître Jean, c’est épouvantable ! Réfléchissez bien à ce que vous faites ; nous vivons dans un moment difficile pour tous, mais principalement pour les employés du fisc. Le vase est plein, prenez garde de le faire déborder, Voici déjà cinq fois que vous venez à la nuit close cette année, et vous avez aussi fait des visites à Lutzelbourg, l’hiver dernier, après minuit, pour trouver de la contrebande. Si les gens se lassent, s’ils finissent par vous résister, que devrons-nous faire, nous, bons bourgeois ? Est-ce que nous devrons vous prêter main-forte contre l’ordonnance du roi, que vous violez ? Est-ce que nous devrons soutenir ceux qui mettent l’édit et l’ordonnance sous leurs pieds, ou ceux qui défendent leurs droits ? Réfléchissez, au nom du ciel ! je ne vous dis que cela, monsieur Poulet ! »

Alors il se rassit. Les rumeurs de la rue augmentaient ; une quantité de gens se penchaient sur la haie pour voir et entendre. — Cochart criait :

« Je ne marcherai pas !… on me tuera plutôt !… Je suis avec l’ordonnance ! »

Poulet, voyant que les deux sergents eux-mêmes commençaient à réfléchir et regardaient autour d’eux, sans oser suivre ses ordres, se rappela tout à coup Marguerite et se retourna furieux, en lui criant :

« C’est toi qui nous vaut ça… calviniste !… Tout aurait marché comme à l’ordinaire, sans cette mauvaise race ! »

Il s’avançait tout rouge et le cou plein de sang, comme un de ces gros dindons qui courent après les enfants ! Il arrivait pour la pousser, quand il me vit derrière elle, dans l’ombre. J’étais là sans savoir comment, en bras de chemise. Je le regardais, et je riais en moi-même, pensant :

« Malheureux ! si tu la touches, je te plains !… »

Je sentais déjà son gros cou rouge entre mes deux mains, comme dans un étau. Lui vit cela, et tout à coup il devint pâle.

« Allons, dit-il, c’est bon… c’est bon… Nous reviendrons demain ! »

Les deux sergents, qui voyaient cette foule penchée sur la haie et tous ces yeux reluisant dans l’ombre, parurent bien contents de s’en aller. Ils lâchèrent Cochart, qui se redressa, le sarrau déchiré, les joues et le front couverts de sueur.

Moi, je ne bougeais pas de ma place. Marguerite, alors, se retournant, me vit. Beaucoup d’autres me regardaient aussi. J’étais pour ainsi dire fâché de voir le gros cellerier s’en aller avec les sergents ; ce soir-là, j’aurais aimé la bataille ! Que les hommes sont étonnants, et que les idées changent avec l’âge ! mais on n’a pas toujours des bras et des épaules de dix-huit ans et des mains de forgeron, et l’on ne pense plus à montrer sa force et son courage à celle que l’on aime !… Enfin ils s’en allaient. Marguerite me dit en riant :

« Ils s’en vont, Michel… »

Et je lui répondis :

« C’est la meilleure idée qui puisse leur venir. » Intérieur. Sur un banc le père Bastien est assis, la bouche ouverte et la main droite levée. Un chapeau est posé contre le pied du banc. À gauche, à côté du père Bastien, Mathusalem, cape, chapeau avec plume et grande barbe, joue de la vielle. En arrière plan sept autres personnages.
Il chanta l’air des Paysans. (Page 76.)
Mais à peine étaient-ils au dehors, que les coups de sifflets et les éclats de rire s’élevèrent d’un bout des Baraques à l’autre. Cochart, encore tout défait, vida sa cruche d’un trait, et Marguerite lui dit :

« Dépêchez-vous de porter votre contrebande au bois, dépêchez-vous ! »

Ah ! qu’elle paraissait heureuse, et ce pauvre Cochart, qu’il était content ! Je sus sûr qu’il aurait voulu la remercier, mais l’épouvante le tenait encore ; il partit en remontant la rue, sans dire bonjour ni bonsoir.

Tout le monde criait et chantait victoire dans la cour. Poulet et ses deux sergents, qui traversaient alors les champs, devaient nous entendre au loin, jusque dans la petite allée du cimetière, près de la ville ; ils devaient être bien ennuyés d’avoir manqué leur coup, les gueux !

Maître Jean fit apporter du cidre, et longtemps autour de la table on parla de ce qui venait de se passer. Chacun voulait avoir dit son mot, ceux qui n’avaient pas soufflé, comme les autres, mais tous reconnaissaient le courage et le bon sens de Marguerite.

Maître Jean disait :

« C’est l’esprit du vieux qui se trouve en elle. Il va joliment rire, en apprenant la manière dont elle a parlé devant les fiscaux, et comme elle les a forcés de relâcher Cochart ; il se fera du bon sang.

Moi, J’écoutais en silence, près de Marguerite ; j’étais le plus heureux garçon du pays ! À gauche, deux sergents tentent de faire se lever Cochart. Au centre, M. Poulet, de dos, appuyé fièrement sur une canne, au pied d’un petit escalier sur lequel se trouvent Marguerite, sur la première marche, Michel sur la seconde et trois autres personnages derrière. Marguerite regarde M. Poulet en tendant le bras vers Cochart. Au fond, dans un champ, une femme s'approche en levant une canne , bouche ouvert.
« Prenez garde, vous n’avez pas le droit d’arrêter cet homme. » (Page 78.)

Et bien plus tard, après dix heures, comme les uns et les autres partaient, et que maître Jean refermait sa porte en criant : « Bonsoir, les amis, bonsoir. Ah ! la belle journée !… » et que les gens s’en allaient par trois, par quatre, à droite et à gauche, Marguerite et moi, les derniers, nous sortîmes de la cour en repoussant le treillis, et nous remontâmes lentement la rue du village.

Nous étions tout pensifs en regardant cette belle nuit blanche, les arbres allongeant leurs ombres dans le chemin, et les étoiles innombrables au dessus. Le grand silence revenait, pas une feuille ne remuait dans l’air. Au loin, les portes et les volets se refermaient. Quelques vieilles se souhaitaient le bonsoir ; et devant la maison de Chauvel, sous la haie de leur petit verger en pente, la source, sortant de la côte par son vieux tuyau, bruissait dans la petite auge presque à ras de terre.

Je vois l’eau qui coule par-dessus l’auge ; le cresson de fontaine et les glaïeuls qui pendent autour et qui couvrent le vieux tuyau pourri ; l’ombre d’un grand pommier, au coin de la maison ; et dans l’auge, la lune qui tremble comme au fond d’un miroir. Tout se tait ! Marguerite est là qui regarde un instant et qui dit :

« Comme tout est tranquille, Michel ! »

Et puis elle se penche, sa petite main sur le tuyau, la bouche au dessous, ses beaux cheveux noirs tombant le long de ses joues et sur son joli cou brun : elle boit. Moi, je la regarde dans le ravissement. Tout à coup elle se relève et s’essuie le menton avec son tablier, en me disant :

« C’est égal, Michel, tu es tout de même plus courageux que les autres garçons du village ; je t’ai bien vu derrière moi… Tu n’avais pas une bonne figure, non ! Aussi Poulet s’est dépêché de partir, après t’avoir regardé ! »

Elle se met à rire ; et, pendant que je me réjouis de l’entendre dans cette rue tranquille, elle me demande :

« Mais, dis-donc, à quoi pensais-tu, Michel, pour avoir cette figure ?

Et je lui réponds :

« Je pensais que s’il avait le malheur de te toucher, ou seulement de te dire un mot malhonnête, c’était un homme perdu. »

Alors elle me regarde, et ses joues deviennent rouges :

« Mais tu aurais été aux galères !

— Qu’est-ce que ça m’aurait fait ? Avant, je l’aurais tué ! »

Comme tout me revient après tant d’années ! J’entends la voix de Marguerite ; chaque mot est dans mon oreille ; et ce petit murmure de la source, tout, tout revit. Oh ! l’amour, quelle bonne chose !… Marguerite avait alors seize ans, elle n’a jamais vieilli pour moi.

Nous restâmes encore là quelques instants à rêver, et puis Marguerite s’en alla du côté de leur porte. Elle ne disait plus rien. Mais comme elle venait d’ouvrir, le pied déjà dans leur allée, elle se retourna d’un coup, me tendit sa petite main de bien loin, en me disant, les yeux brillants :

« Allons ! bonne nuit, Michel, dors bien, et merci ! »

Et je sentis qu’elle me serrait la main. J’en fus grandement troublé.

Et la porte s’étant refermée, je restai deux minutes à ma place, écoutant Marguerite trotter dans leur baraque, monter l’escalier ; et puis, regardant la lampe s’allumer, à travers les fentes du volet :

« Elle se couche ! » me dis-je.

Et je partis, m’écriant dans mon âme :

« Maintenant elle sait que tu l’aimes ! »

Jamais je n’ai senti depuis de trouble et d’enthousiasme pareils.