Hachette (p. 25-27).


V

Je résolus donc de suivre la route de la Seille, et après avoir pris congé du vieux professeur, je me mis en marche.

Je n’étais pas sans inquiétude, car il était déjà tard et plusieurs personnes m’avaient assuré que je trouverais difficilement à manger et à me loger, parce que l’armée prussienne avait stationné dans presque tous les villages de la vallée. Des réquisitions nombreuses se faisaient aussi chez les habitants.

C’est pourquoi les paysans, par crainte et par défiance, cachaient ce qui pouvait leur rester. Ils n’avaient d’ailleurs que le maigre nécessaire et beaucoup en manquaient absolument, comme j’ai pu m’en convaincre moi-même.

Plusieurs fois je suis arrivé à l’improviste dans une auberge d’un des villages parcourus le plus souvent par les rôdeurs prussiens.

À ma vue, chacun se taisait, les mains semblaient rentrer dans les poches, une trappe se refermait bien vite : la défiance était sur tous les visages et à peine me saluait-on.

« Puis-je avoir quelque chose à manger ? demandais-je poliment.

— Vous vous trompez, ce n’est pas ici une auberge, me répondait-on d’une voix sauvage.

— Cependant j’ai vu une enseigne.

— Oui… mais… qui êtes-vous ?

— Je suis Français, vous le voyez bien.

— Ah ! C’est différent. Avez-vous des papiers. »

Je montrais ma carte d’étudiant, une feuille des contributions, et la glace était rompue. Je devenais un frère, les mains se rapprochaient, le cercle se formait autour de moi. On trouvait bien un morceau de pain et quelquefois un verre de vin.

Après avoir laissé Pont-à-Mousson bien loin derrière moi et gravi les collines qui bordent la Moselle, je vis se dérouler au loin devant mes yeux, le blanc cordon d’une rivière, qui serpentait à travers de vertes prairies et de nombreux villages.

C’était la Seille.

À droite et à gauche, à perte de vue, de sombres forêts étendaient leur masse profonde dans les brouillards gris. Mais ce que je considérais surtout d’un œil consterné, c’est ma route, qui, aux rayons du soleil couchant se montrait longue et blanche, dans la plaine silencieuse.

Je passai devant quelques soldats prussiens, qui étaient assis sur le côté du chemin.

Ils paraissaient tristes et fatigués. L’un d’eux était blessé à la jambe gauche. Ils me demandèrent la distance qui les séparait de Pont-à-Mousson.

« Vous allez sans doute au pays, me dit l’un d’eux, revoir la famille ?

— Oui, répondis-je.

— Ah ! que vous êtes heureux ! Moi, je ne reverrai plus la mienne.

— Où allez-vous ?

— À Paris !

— Vous n’y êtes pas encore ! »

Et je partis, rêvant à cette réponse faite si naïvement. À Paris !… Ah ! je ne croyais guère alors qu’il pourrait se faire un jour, que ces Prussiens auraient dit vrai ! À Paris !… Ces mots m’irritaient : je ne pouvais comprendre l’orgueil de ces Allemands et je voyais toute la France soulevée pour les arrêter.

Je ne savais rien de ce qui s’était passé près de Metz et je pensais qu’ils avaient peut-être déjà été vaincus et repoussés.

Avide de nouvelles, avide surtout de me battre, je reprenais ma course, comme si je n’avais pas marché depuis six heures du matin et fait déjà plus de 30 kilomètres, par une chaleur tropicale, le ventre garni d’un léger morceau de pain.

Aussi je songeais à chercher un gîte et je me représentais les délices d’un lit, sinon doux comme mon bon petit lit de Nancy, du moins propre et confortable.

Telles étaient les réflexions que je faisais en trottinant sur la route.