Hachette (p. 13-17).


III

La chaleur était de plus en plus accablante, une poussière brûlante me desséchait la gorge, et pourtant soutenu par mon enthousiasme guerrier, je marchais vite, murmurant le chant glorieux, qui avait jadis conduit nos soldats contre l’Europe coalisée.

Cela me donnait de l’espérance et me faisait trouver le chemin moins triste et plus court.

À chaque instant, passaient des trains formés de wagons prussiens, remplis de soldats. Parfois aussi ils emmenaient, en Allemagne, des prisonniers et je songeais aux grandes batailles dont le bruit vague était parvenu à Nancy… On parlait de Bazaine, de Prussiens jetés dans de profondes carrières[1].

On se disait tout bas que nous étions vainqueurs… et j’espérais !

Je voyais aussi des soldats allemands qui rétablissaient les chemins de fer, les ponts, les télégraphes, qu’on avait fait sauter à la suite de nos armées. Les pauvres employés français voyaient de loin leur place occupée. Ils avaient rempli leur devoir non sans péril, car beaucoup ont payé de leur vie le zèle avec lequel ils rétablissaient les communications coupées par les avant-gardes de l’armée prussienne.

Ils ont sauvé plusieurs convois chargés de blessés et beaucoup ont été fusillés ou emmenés en Allemagne[2].

Enfin, à force de courage, je suis à une heure de Pont-à-Mousson, dont je vois la côte surmontée de ruines féodales. Près de la route, s’élève un mur, bordé de quelques noyers et de gazon épais.

C’est mon affaire, car il est temps de prendre un peu de repos. Le soleil est au-dessus de ma tête ; mon estomac me dit qu’il est midi, mais il faut jeûner jusqu’à la ville, où j’espère trouver quelques ressources.

Je dispose donc mon sac, et je m’en sers comme d’un oreiller pour reposer ma tête. Bientôt le sommeil me saisit. Je ne sais depuis combien de temps je me livrais au repos, quand ma tête, dans un brusque mouvement, frappa un corps dur. Je me lève aussitôt et jugez de ma surprise, en voyant que mon sac a disparu : en vain je regarde à droite, à gauche, rien, mon sac avait bien changé de maître.

Sur la route, fuyait rapidement vers Nancy une de ces voitures à deux roues, couvertes d’une longue toile grise et traînée par un mulet, comme on en a vu beaucoup, à la suite de l’armée prussienne.

Poussé par je ne sais quel pressentiment, je courus après cette charrette, et je vis mon sac précieusement installé sur les genoux d’une sorcière allemande.

Sans dire un mot, je saisis prestement mon bien et laissant aller la carriole, je repris ma route. Mais j’avais compté sans trois horribles Allemands qui, sortant de la voiture, s’élancèrent à ma poursuite.

Je me retournais pour me tenir en garde.

« Mein sac, mein sac, » cria l’un.

Cette prétention par trop hardie m’irrita tellement, que je ne réfléchis pas combien une lutte contre trois brigands bien armés serait inégale pour moi.

Je me crus capable de résister à un bataillon.

« Viens le chercher, ton sac, m’écriai-je.

— Mein sac, mein sac, » répéta le bandit.

Et il voulut me l’arracher. Mais je lui appliquai un violent coup de poing dans le creux de l’estomac : il pâlit et tourna sur lui-même.

Ces gens sont lâches ! Ils crient et menacent, quand on paraît craindre, mais qu’on résiste, ils reculent. Aussi les deux autres hésitèrent. Cependant je vis briller des couteaux et je ne sais ce qui serait advenu, si les chants cadencés d’un régiment allemand, qui approchait, n’eussent mis en fuite mes adversaires. Je continuai ma route, maudissant cette foule de bohémiens, qui, à la suite de l’armée prussienne, s’étaient introduits en France.

Il fallait les voir avec leurs figures maigres et rougeâtres, leurs longs cheveux roux et leur barbe inculte. On les reconnaissait à leurs grandes pipes de porcelaine, à leur costume sale et bariolé. Tantôt ils portaient une culotte de soldat, sous une longue capote de juif polonais, et des bottes hautes et larges ; tantôt un chapeau à bords relevés et un manteau gris, plein de pièces de toutes couleurs.

Ils arrivaient par bandes nombreuses, comme les corbeaux après une bataille. Dans leur voiture, traînée par un maigre cheval, grouillait pêle-mêle toute la famille, hommes, femmes et enfants : femmes sèches et rudes, comme les vieilles sorcières de Shakespeare, et comme les tziganes de la Valachie ; enfants sauvages et idiots ; armée de pillards qui, sous prétexte de fournir l’armée prussienne, s’installaient en maîtres chez les pauvres paysans, et les pillaient sans pitié !

Malheur aux voyageurs attardés qui rencontraient ces brigands ! Malheur à la maison isolée qui se trouvait sur leur passage, car dans les villes, ils n’osaient se montrer hardis !

En voyant de loin la longue file de leurs voitures, je pensais à ces hordes du moyen âge, qui envahissaient les nations voisines et venaient sans façon prendre la place des premiers habitants.

La nation allemande qui se pique de tant de science, n’avait pas changé depuis quinze cents ans !

À ces bandes poussées par l’espoir de la rapine, il faut ajouter les marchands ambulants, qui apportaient des cigares, des jambons, du lard, et, tout en faisant le commerce, servaient d’espions : ils s’introduisaient partout, écoutaient, surveillaient et rendaient aux officiers prussiens un compte fidèle de ce qu’ils avaient remarqué.

Combien nous en avons vus, avant la guerre, parcourir nos campagnes, avec une légère pacotille, qu’ils ne vendaient pas ! Combien occupaient de bonnes places dans les villes et se faisaient des amis parmi ces pauvres Français qu’ils espionnaient !

Ils ont connu nos sentiers, nos vallées, nos montagnes, nos rivières : au premier signal de la guerre, ils se sont envolés chez eux, et sont revenus voir leurs anciennes connaissances, à la tête de l’armée allemande.

Ils allaient tout droit dans les meilleures maisons : ils connaissaient la fortune des propriétaires, leurs caves, leurs greniers… Ils entraient en riant :

« Bonjour, monsieur Pierre, ne me reconnaissez-vous pas ? Je vous ai servi comme domestique, pendant trois ans, et voyez, je suis officier aujourd’hui. Mais ne craignez pas, nous ne vous ferons point de mal ; j’ai de la reconnaissance pour vous… Seulement nous avons besoin de vin, de nourriture : vous pouvez donner du blé, sans nuire à vos greniers. »

Et bien d’autres choses qui étonnaient les fermiers.

  1. Les carrières de Jaumont. On racontait que vingt mille hommes avaient été précipités dans ces trous profonds. Bruits funestes, qui amenaient bientôt chez la population désillusionnée le découragement et l’irritation.
  2. En Prusse, les chemins de fer appartiennent au gouvernement et les employés sont assimilés aux soldats. Aussi, au commencement de la guerre, nos employés du chemin de fer, avec leur uniforme, furent-ils regardés comme faisant partie de l’armée.