Hachette (p. 7-12).


II

Le lendemain, je quittai Nancy, à six heures du matin, joyeux, leste et plein d’espoir, un sac de voyage sur l’épaule.

C’était le 22 août.

Oh ! Comme j’étais content d’aller vers la France encore libre, où je pourrais me joindre à son armée, lutter avec ses braves soldats, contre ces Allemands orgueilleux, que je haïssais plus que jamais, depuis que je les avais vus se pavaner fièrement dans une vieille cité française.

Le ciel était pur et brillant, l’air frais : une journée magnifique s’annonçait.

La route est si agréable de Nancy à Pont-à-Mousson, que, dans mon admiration pour les jolis paysages, qui se développaient devant moi, j’avais oublié les Prussiens.

Il me semblait que je n’avais qu’à voler pour arriver à mon but, et je marchais vite, je volais presque.

Ces bois si verts, ces vallons si frais, parsemés de nombreux et blancs villages, respiraient une si douce paix, que je pensais :

« Ils n’ont point passé ici, ils sont tous en ville. Je n’en verrai donc plus ! Quelle joie de pouvoir respirer librement ! »

Et puis je rêvais à ma mère, à Wilhelmine, je sentais que je me rapprochais d’elles et cela m’excitait.

Cependant le soleil que me cachaient les grands arbres de la route, s’éleva peu à peu dans un ciel sans nuages. Ses rayons brûlants calmèrent mon ardeur, la sueur inonda mon front.

Je marchais ainsi depuis plusieurs heures, et j’avais traversé quelques villages, sans prendre le moindre repos, lorsque j’entendis derrière moi le roulement d’une voiture.

Je m’arrêtai et j’attendis, espérant trouver une place près du conducteur, qui était seul.

Quand il fut près de moi, il m’invita lui-même à monter.

« Vous ne craignez donc pas, lui dis-je, que je sois un Prussien ?

— Il est facile de voir à votre figure que vous êtes Français, et à votre accent, je vous reconnais Lorrain. Mais où allez-vous ainsi à pied ?

— À Metz, si c’est possible.

— À Metz !… Vous aurez du mal, cher monsieur, car on parle dans le pays de batailles gigantesques, qui se seraient livrées aux environs : on cite les noms de Borny, Gravelotte. La ville doit être inabordable.

— Les Prussiens cachent toutes les nouvelles. Aussi ne sait-on rien de précis et doit-on se défier des bruits qu’ils répandent faussement… Mais je suis surpris de vous voir voyager librement, en voiture ; car je sais que les Prussiens mettent tous les chevaux en réquisition et souvent même les voitures.

— C’est vrai. Mais lorsqu’ils sont arrivés chez moi, les paysans avaient conduit chevaux et voitures dans les bois. Les Allemands n’ont pu saisir que quelques bêtes qui, s’étant égarées, revenaient au village. Quant à moi, je n’en ai vu aucun en venant ; il paraît qu’ils sont tous partis sur Paris, par Frouard.

— Et Toul ? Toul la brave, où sont les mobiles nancéiens ! croyez-vous qu’elle les laissera passer ainsi ! Ah ! que ne suis-je dans ses remparts !

— Ils ont déjà éprouvé de la résistance devant Toul, car le canon s’est fait entendre plusieurs fois de ce côté et l’on dit qu’un prince allemand y a été blessé gravement. »

En causant ainsi, nous étions arrivés dans un village nommé Marbache, où la route se divisait en fourche.

Mon automédon arrêta sa voiture.

« Je suis fâché, me dit-il, de ne pouvoir vous être utile plus longtemps. Mais comme vous allez à Pont-à-Mousson et moi dans les côtes, il faut nous séparer. »

Nous étions devant un semblant de café, dont l’enseigne venait d’être effacée et le bouchon enlevé ; précaution que prenaient la plupart des débitants pour éviter la clientèle tumultueuse et peu lucrative des troupes allemandes.

Mais celles-ci avaient le nez fin et toujours elles allaient droit au café travesti.

Le désir de nous rafraîchir un peu nous tenta et pour remercier mon homme, je l’invitai à entrer au café !

« J’accepte volontiers, dit-il. D’ailleurs il fait si chaud, que j’allais vous faire la même proposition. »

La voiture fut donc rapprochée du mur, le cheval attaché, et nous entrâmes.

Je rirai toujours en pensant à la mine triste et déconfite que prit l’hôtelier, en nous voyant entrer. Il nous regardait de l’œil le plus dolent que j’eusse jamais vu.

J’en augurai un renchérissement incroyable des liquides : je ne me trompais pas.

« Que veulent ces messieurs ?

— Une bouteille de bière.

— Une bouteille de bière !… Mon Dieu ! D’où venez-vous donc ?

— De Nancy, tout droit.

— Eh bien, vous devriez savoir que les Prussiens nous ont tout pris… Tout, messieurs, et ce qu’ils n’ont pas bu, ils l’ont vidé dans la cave. Oui ! Les coquins ! Ils n’ont rien laissé au pauvre marchand !

— Alors, m’écriai-je, en me levant, nous n’avons qu’à partir et aller ailleurs.

— Attendez… Je vous le dis tout bas, j’ai réussi à cacher quelque chose, mais je vous le répète, n’en dites rien. Puisque ce sont des Français qui demandent, je veux bien donner une bouteille… De la bière, il n’y en a plus. Vous aurez du vin blanc, c’est tout ce qui me reste. »

Le cafetier savait vendre sa marchandise la plus chère. Je regardai mon compagnon.

« Si monsieur y consent, va pour le vin blanc.

Apportez le vin blanc. »

L’aubergiste disparut lestement, riant sous cape.

Pendant que nous causions, il était remonté fièrement, tenant à la main un litre au cachet douteux.

Tout à coup un grand fracas se fit entendre à la porte et nous vîmes entrer pêle-mêle une foule de soldats prussiens de la ligne.

L’un d’eux que je reconnus à ses galons dorés, être un sergent, s’approcha de moi et me prenant brutalement par le bras, m’entraîna hors de la salle. Il me montrait la voiture en criant d’une voix forte.

« Que voulez-vous ? lui dis-je.

— Cette voiture est à moi, ajouta mon compagnon, qui nous avait suivis.

— Nein, nein, hurlait l’Allemand, vous être cocher, pour conduire à Nancy. »

Je compris : le Prussien voulait s’emparer de la voiture, et, pour couronner son œuvre, m’installer comme conducteur sur son char de triomphe.

J’expliquai la chose au propriétaire qui blêmit de colère.

Mais déjà les soldats avaient détaché le cheval du mur et une douzaine d’entre eux s’étaient entassés, comme des pourceaux qu’on mène à la foire, sur la voiture qui pouvait à peine supporter six personnes.

Cependant le sous-officier commençait à s’impatienter. Je le vois encore rongeant ses longues moustaches jaunes, tournant avec fureur ses yeux ronds et serrant son sabre ; il exprimait sa colère dans un langage franco-allemand, qui n’avait rien d’harmonieux.

Il me poussait vers la voiture et je le repoussais. Enfin il appela des soldats à son aide et je vis l’instant où j’allais être emporté de force. Alors l’idée de mon sauf-conduit me vint seulement à l’esprit.

Je le tirai donc et je le déployai aux yeux étonnés des Allemands : l’effet en fut magique. Le sous-officier devint d’une politesse obséquieuse, les soldats me saluèrent, les autres, d’un commun accord, sautèrent de la voiture, qui me fut rendue et le détachement reprit à pied la route de Nancy.

Mon conducteur craignant une nouvelle aventure, s’enfuit au galop, refusant de goûter au vin blanc.

Pour moi, je me remis en voyage, rêvant au pouvoir extraordinaire de mon sauf-conduit et à l’amour des Prussiens pour les voyages en voiture.