Hachette (p. 5-7).

HISTOIRE D’UN ANNEXÉ



I

Si vous désirez savoir mon nom, je m’appelle Christian Pleffel. Mon père, médecin à Daspich, petit village des bords de la Moselle, près de Thionville, était mort dans une épidémie, me laissant seul avec ma bonne mère, qui n’eut plus qu’une pensée, me faire le remplaçant de mon père dans le pays, car il disait toujours, en m’enlevant dans ses bras :

« Tu seras médecin, mon petit Christian. »

J’étais, en 1870, étudiant à Nancy et j’allais passer les examens du doctorat, quand toutes les études furent interrompues par la guerre.

J’avais, dès les premiers jours, demandé un emploi d’aide-major dans une arme quelconque, mais les communications coupées subitement, m’avaient empêché de recevoir des ordres, et beaucoup d’hommes, valides et résolus, attendaient sans savoir que faire ni où aller.

Pour moi, je résolus, dès le jour même de l’entrée des Prussiens à Nancy, de chercher à pénétrer dans Metz, espérant que les Allemands n’avaient pas osé s’approcher de cette forteresse si formidable, et attiré d’ailleurs de ce côté par le voisinage de mon pays.

N’avais-je pas là-bas une mère chérie, qui n’avait eu aucune nouvelle de son Christian, depuis plus de deux mois, et qui devait être bien effrayée au milieu de tant de troubles et de malheurs ! Et ma fiancée, ma petite Wilhelmine, la fille du bon père Frank, le meunier de Daspich, ne me croyait-elle pas mort, depuis qu’on ne parlait que de batailles, de défaites, de prisonniers, de blessés !

Tout cela m’attirait vers la Moselle, plutôt qu’ailleurs, parce que je pensais que si Metz était déjà fermé, j’irais à Thionville et, pour y arriver, il fallait passer à Daspich.

Mon voyage n’était pas long : quinze lieues, c’est-à-dire deux heures par le chemin de fer, en temps ordinaire.

Mais pour le moment, cette route prenait des proportions colossales. En effet, des personnes venues de la Moselle, et près desquelles je m’étais informé, me dirent que j’avais à traverser toute une armée prussienne de Nancy à Metz, et cela, à travers un pays dévasté et surveillé par l’ennemi défiant.

Je pensais bien, d’après ces renseignements, qu’il y avait peu de ressources à trouver dans le pays, puisqu’il avait déjà été mis en réquisition pour l’armée française et ravagé ensuite par l’ennemi, mais la vraie difficulté était d’entrer dans Metz, qui était déjà cerné par les Prussiens, comme je l’appris au moment de mon départ.

Cependant aucune considération ne put m’arrêter. Mes amis, à qui je confiai mon projet, jetèrent les hauts cris, et me prédirent les plus grands malheurs.

Sans m’effrayer, je courus au palais du gouvernement : j’avais appris qu’un officier supérieur allemand délivrait un sauf-conduit aux personnes qui désiraient voyager en Alsace-Lorraine.

Les Allemands n’auraient permis à aucun homme de sortir du cercle occupé par leurs armées, de peur qu’on n’allât rejoindre les troupes françaises.

Il ne fallait pas que les Prussiens pussent se douter que j’avais l’intention d’entrer à Metz. Aussi je résolus d’indiquer Daspich comme le but de mon voyage : cela pouvait me servir pour aller à Thionville, dans le cas où je serais obligé de tourner Metz.

Muni d’un certificat de la mairie, constatant mon identité, je me présentai chez l’officier prussien :

« Où voulez-vous aller ? me demanda-t-il.

— À Daspich, près de Thionville.

— Vous ne pouvez voyager qu’en pays déjà occupé. Voyons si cette localité l’est en ce moment. »

Il prend une carte :

« Entre Metz et Thionville, dit-il ; je vois. Oui, nos armées doivent y être. »

Et sur cette conviction, inspirée par un pur orgueil national, j’obtins mon sauf-conduit.

Je préparai aussitôt mon sac de voyage, que je songeai à alléger le plus possible. Mais il est toujours des choses absolument nécessaires et ce furent les seules que j’emportai, car je pouvais être obligé de marcher beaucoup.

Je fis alors mes adieux à quelques amis, qui eux-mêmes se proposaient de partir vers Toul ou vers Langres. Ils attendaient que le gros de l’invasion fût passé. Aussi combien essayèrent-ils de me détourner de mon voyage précipité.

Voyant leurs conseils inutiles, ils m’annoncèrent d’une voix lugubre qu’ils n’espéraient plus me revoir.