Histoire d’un annexé/Édition 1887/19

Hachette (p. 81-88).


XIX

Un matin, vers la fin de décembre, le vaguemestre avait fait la distribution, mais je n’allais plus au-devant de lui, cela me faisait trop souffrir. Je croyais que ma lettre n’était pas parvenue et je n’attendais plus de réponse.

Tout à coup, Hermann accourt en tenant une lettre :

« Pleffel, Pleffel, voilà une heure qu’on vous cherche : une lettre pour vous ! »

Dire ce que je ressentis en entendant ces mots serait impossible : je tournoyais comme un homme ivre, je portais la lettre à mes lèvres, je la retournais en tous sens, lisant et relisant l’adresse : ce n’était pas l’écriture de ma mère.

Enfin je l’ouvris en tremblant et je cachai précieusement une petite fleur de géranium, placée entre les deux feuillets, tandis que je lisais, tout ému :


Daspich, 21 décembre, 70.

  Mon cher Christian,

« Je t’écris moi-même parce que ta bonne mère est au lit, toujours souffrante.

Nous avons reçu ta lettre ce matin : elle a été bien longtemps en route et nous étions tristes, fort tristes de ne pas savoir où les Prussiens t’avaient emmené.

Je suis près du lit de ta mère : je ne la quitte pas d’une minute et quand elle n’est pas trop fatiguée, nous parlons de toi. En tous cas, nous ne cessons pas d’avoir notre pensée, là-bas, avec toi, à Coblentz.

Le bon docteur Zachariœ, l’ami de ton père, vient tous les jours : il a dit qu’il fallait pour sauver ta mère, du bonheur, que c’était le seul remède.

Aussi la joie qu’elle a eue, en recevant ta lettre, lui a rendu quelques forces. Elle veut se lever pour reprendre le grand air et puis nous irons à Coblentz, te voir. Cette idée, qu’elle a depuis qu’elle sait que tu es dans cette ville, la rend plus gaie et moi je suis bien contente aussi.

Mon père viendra avec nous et nous oublierons un peu nos chagrins.

Courage, mon pauvre Christian, prends patience et ne tarde pas à nous écrire. Ta mère t’embrasse bien fort, et mon père et moi nous t’embrassons aussi comme nous t’aimons. »


Cette bonne lettre me rendit courage : je vis le moment peut-être bien rapproché où ma mère et nos bons amis seraient à Coblentz et pourraient me voir souvent.

J’écrivis plusieurs lettres et j’en reçus toujours de plus rassurantes : cependant la santé de ma pauvre mère ne lui permettait pas encore d’entreprendre le voyage tant rêvé.

Nous étions arrivés à la fin de janvier ; le froid était de plus en plus violent et à peine pouvions-nous nous réchauffer dans nos baraques de bois.

Les nouvelles les plus affligeantes nous arrivaient de France, soit par les lettres des parents qui n’étaient pas dans la zone occupée, soit par les journaux allemands que nous pouvions lire.

Les Prussiens, d’ailleurs, ne se faisaient pas scrupule de nous annoncer victoires sur victoires, et la ville retentissait de cris joyeux : ils insultaient à notre malheur !

Enfin la nouvelle de la capitulation de Paris nous arriva vers la fin du mois, et les Allemands s’étonnaient que nous ne fussions pas contents !

« Vous allez retourner chez vous, disaient-ils, car on fera bientôt la paix ! »

Mais hélas ! la pensée du retour pouvait-elle compenser le chagrin profond que nous causaient les revers de notre pauvre patrie !

Et puis une nouvelle crainte venait de surgir dans tous les cœurs des Alsaciens et des Lorrains : les Prussiens parlaient déjà de prendre notre pays, de nous arracher malgré nous à notre nationalité.

Ils osaient nous montrer quelque déférence et nous dire parfois :

« Vous êtes Allemands comme nous ! »

Oh ! il ne fallait plus que ce nouveau cauchemar pour combler nos peines !

C’est pendant ces événements que je reçus une lettre de ma mère, lettre courte, presque illisible, et qui renversait de nouveau le peu d’espérance qui nous soutenait.

« M. Frank, m’écrivait-elle, a reçu l’ordre de quitter le pays sous les trois jours. Il avait osé dire ouvertement sa pensée sur l’annexion dont on parle tant, et il avait refusé de moudre du blé destiné à l’armée prussienne.

Ainsi, ajoutait ma mère, je vais rester seule ici, privée des seuls amis qui pouvaient me consoler ; je vais voir partir celle que je regardais comme ma propre fille. Oh ! Christian, quand donc reviendras-tu ? Que nous les suivions au moins ! que nous quittions un pays où l’étranger règne si durement ! »

À la fin de la lettre, Wilhelmine avait tracé rapidement quelques lignes, mouillées, presque effacées par des larmes :

« Adieu, écrivait-elle, pauvre Christian ; dès que tu seras libre, viens vite nous rejoindre. Nous t’écrirons quand nous aurons trouvé un autre asile.

C’est ta pauvre mère qui me cause le plus de soucis, car ce nouveau malheur l’a vivement frappée. »

Je n’ai pas besoin de dire dans quel état me mirent ces nouvelles affligeantes et inattendues. Mon parti fut pris à l’instant : il fallait m’échapper, aller rejoindre ma mère et l’emmener près de Wilhelmine.

Sans réfléchir aux difficultés d’un pareil projet, ni aux dangers que j’allais courir et qui pourraient rendre mon malheur plus grand, j’allai trouver Hermann :

« Êtes-vous prêt ? lui dis-je : je suis décidé à partir.

— Vrai ? demanda-t-il d’une voix insouciante, comme s’il s’agissait d’une promenade.

— Oui ! décidé à tout braver.

— Eh bien, mon cher, vous avez bien fait de vous décider, car j’allais partir seul. Le temps est propice : les nuits sont très noires, il pleut continuellement. Ce soir, après le dîner, nous nous cacherons derrière les baraquements et de là nous nous sauverons, sans bruit, dans les champs. Vous aurez soin de ne pas me quitter du regard, je vous ferai signe, quand il sera temps. »

J’acceptai tout ce que voulut Hermann, car je savais qu’il avait mûri son projet et étudié tous les moments et les endroits favorables pour sortir du camp.

Cependant l’exécution était moins facile que la parole : les baraques étaient entourées de sentinelles, qui avaient l’ordre de tirer sur les prisonniers qui sortaient et ne répondaient pas à leur voix. Les cavaliers pouvaient se lancer à notre poursuite et bientôt nous rejoindre.

Ce soir-là, il avait tombé beaucoup de neige fondue, un vent glacial faisait rentrer tout le monde près des grands poëles, dans les chambres, et les sentinelles s’abritaient derrière leurs gros manteaux.

Pendant que la foule des prisonniers se pressait aux portes pour rentrer, Hermann me fit signe de la tête et je le suivis.

Nous nous glissâmes entre deux baraques et de là, enjambant sans difficulté les fils de fer, nous nous trouvâmes dans les fossés du fort.

Une fois arrivés là, il nous fallait aller lentement et avec précaution, parce que le moindre bruit pouvait attirer l’attention des postes nombreux. D’ailleurs le terrain boueux était très inégal, et nous risquions fort de nous casser le cou dans les trous, que la nuit nous empêchait de voir.

Enfin, après mille tâtonnements, en nous rappelant bien tous les points, que nous avions examinés attentivement pendant le jour, nous arrivâmes sur les bords de la Moselle, sans avoir été entendus.

Le plus difficile était fait. Mais où aller ? Quelle direction prendre ?

La nuit était tellement noire que nous ne pouvions distinguer notre chemin à deux pas devant nous.

Tout à coup, Hermann, qui allait le premier, poussa un cri et je l’entendis glisser et se débattre dans l’eau, en m’appelant : il était tombé dans un des fossés nombreux qui aboutissent à la rive de la Moselle.

J’avançai vers lui, malgré le danger de tomber moi-même et je tendis la main en avant.

« À moi, » disait-il.

Je le vis à deux ou trois mètres plus bas, comme une masse sombre, dans un trou plein de boue et d’eau. Il cherchait à s’accrocher aux pierres et aux branches sèches des buissons, mais ses forces l’abandonnaient.

Couché sur le bord du fossé, le corps presque tout entier dans le vide, je m’efforçais, mais en vain, d’arriver jusqu’à lui.

Cependant le bruit qu’il avait fait en tombant, et l’écho de nos voix avaient attiré l’attention : j’entendais déjà les postes s’agiter et les chevaux trotter autour du camp.

On venait de notre côté !

« Nous sommes pris, m’écriai-je à mi-voix.

— Sauve-toi, » dit Hermann, en se laissant glisser à l’eau.

Mais j’étais déjà entouré : deux dragons me poussèrent à coups de crosse vers le fort, tandis que d’autres cherchaient dans le fossé, où ils avaient entendu le bruit de l’eau.

Je fus condamné à être enfermé dans un cachot humide, où du pain noir était ma seule nourriture, avec l’aumône d’une mauvaise bouillie tous les quatre jours. Je n’eus pas même la consolation de pouvoir écrire à ma mère.

Tout ce que j’avais souffert jusque-là ne fut rien, près des jours cruels que je passai dans ce cachot. Que devait penser ma mère, ne recevant plus de nouvelles, surtout dans la solitude où elle se trouvait, sans un seul ami pour la soutenir contre le désespoir !

Oh ! je maudissais alors l’impatience qui m’avait fait entreprendre une démarche si téméraire.

Un nouveau sujet de peine pour moi fut la connaissance de la mort d’Hermann, que j’appris par un nouveau prisonnier mis au cachot avec moi. Ce pauvre garçon cherchait à nager vers la Moselle, et il avait été tué par les balles des soldats.