Histoire d’un annexé/Édition 1887/20
Il y avait près de trois semaines que j’étais au cachot, lorsqu’un jour, un sous-officier allemand vint me demander le lieu de ma naissance. Il inscrivit les noms que je lui donnai sur un grand registre, et une heure après on vint me dire que j’étais libre et que j’allais être renvoyé en Lorraine.
L’effet que me fit une nouvelle si inattendue ne saurait se décrire : je crus d’abord avoir mal compris. Mais l’Allemand m’ayant répété que je pouvais retourner aux baraques, rejoindre mes compagnons qui préparaient leurs paquets, je crus avoir perdu la tête, pendant quelques minutes : je pleurais, je chantais, je ne pouvais me rendre compte de mes idées.
Enfin, en marchant au camp, accompagné du soldat, je lui demandai tout surpris :
« La paix est donc faite ?
— Pas tout à fait, mais on renvoie chez eux tous les Alsaciens et les Lorrains allemands.
— Allemands ! Mais ils sont tous Français. »
Le Prussien ne répondit pas. Mais en arrivant aux baraques, j’appris qu’on avait signé les préliminaires de la paix, car nous étions à la fin de février. Je sus bientôt que les Allemands avaient mis comme grande condition, l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine, de Metz et de Strasbourg ; que rien n’était encore définitif, que les frontières n’étaient pas encore fixées, mais qu’ils considéraient déjà le pays comme leur appartenant.
Ainsi me fut expliqué notre renvoi dans nos familles.
Déjà mes compatriotes prévenus avaient préparé leur petit bagage. Mon paquet fut bientôt fait et je rejoignis la troupe qui allait à la gare militaire, à quelques pas du camp.
Aucune joie ne se manifestait sur les visages des prisonniers libérés : pour moi, j’étais devenu plus triste depuis que j’avais appris les motifs de notre liberté.
D’ailleurs, quels sujets d’inquiétude, d’anxiété vive n’avais-je pas au fond du cœur ? Que s’était-il passé là-bas, depuis que je n’avais plus reçu de lettres ? Ma pauvre mère avait-elle pu résister à tant d’angoisses ?
Je ne sais quel sinistre pressentiment me serrait le cœur ! Au lieu de la petite maison si gaie, si vivante autrefois, qu’allais-je trouver ? Qu’étaient devenus mes amis de Daspich ?
Toutes ces pensées m’agitèrent pendant notre long voyage et je restai immobile dans le coin noir du wagon, devenant de plus en plus anxieux, en approchant de mon pays. Je n’avais pas pu écrire avant de quitter le camp : d’ailleurs ma lettre ne serait arrivée qu’avec moi.
Enfin, après une journée et demie de route triste, fatigante, je vis la plaine de Thionville et bientôt le train s’arrêta devant cette gare, où autrefois m’attendaient mes parents et ma petite Wilhelmine, lorsque je revenais joyeux aux jours de vacances !
Mais ce jour-là tout était muet, la gare regorgeait de Prussiens, et une voix étrangère cria, en ouvrant les portières :
« Diedenhofen, Diedenhofen !!! »
Je regardais partout si je ne m’étais pas trompé de pays et si je ne descendais pas par hasard dans une ville du Rhin.
Non ! C’était bien Thionville, mais ce doux nom français n’existait plus et partout je voyais écrit en grosses lettres noires : Diedenhofen !
Je me sauvai sur la route, en mordant mes lèvres pour ne pas pleurer, et je me dirigeai rapidement vers Daspich. Arrivé près du village, je pris le sentier détourné que j’avais suivi six mois auparavant, en revenant de Nancy !
Et je pensais à tout ce qui s’était passé depuis ce moment-là ; aux quelques instants heureux qui s’étaient alors écoulés près de ma mère et de Wilhelmine ; aux saintes espérances qui nous montraient encore l’avenir un peu joyeux !
Je pensais à tout cela et j’osais à peine lever les yeux vers la maison que j’apercevais déjà.
Je dus m’arrêter pour calmer les battements de mon cœur et reprendre un peu de sang-froid. Je ne sais quelle crainte secrète m’empêchait de courir, comme autrefois, lorsque je revenais au village.
Enfin j’arrivai devant la maison : tout était triste et silencieux. Je poussai la porte vivement, et je vis la vieille Magdeleine, qui pleurait, assise devant l’âtre, où brillait un maigre feu !
À ma vue, elle poussa un cri et vint se jeter presque morte dans mes bras.
« Ma mère, demandai-je, où est ma mère ? »
Et je regardais partout, personne ne venait. Magdeleine toute pâle, les yeux gonflés par les pleurs, ne pouvait parler…
« Ma mère, ô Magdeleine, dites-moi la vérité, où est ma mère ?
— Elle est au ciel, dit-elle enfin.
— Morte ! Ma pauvre mère !… »
Et je tombai sur le plancher !
Quand je pus reprendre un peu mes sens, recueillir mes idées, grâce aux soins empressés de Magdeleine, je donnai un libre cours à mes larmes. J’errais dans les chambres désertes, en proie à un violent désespoir, éclatant en sanglots, lorsqu’un souvenir de ma mère et des jours passés frappait mes regards !
Ma jeunesse tout entière revenait devant moi : je voyais ma mère, privée déjà d’un mari aimé, se consacrer à mon éducation, me combler de bontés, puis sacrifier ses petites rentes pour m’envoyer à la faculté !
Je me rappelais tout cela et je me reprochais presque de l’avoir laissée mourir ! Comme si j’avais pu retarder le bras de la mort !
Enfin je dis à Magdeleine de me conduire au cimetière sur la tombe de ma mère. Nous traversâmes le village sans nous arrêter et je vins m’agenouiller près d’une humble croix, placée dans la terre encore humide.
Magdeleine me dit que ma mère était morte depuis huit jours : sa santé avait été entièrement brisée par l’abandon où elle se trouvait et par les angoisses que lui causait le manque de mes nouvelles.
Elle m’avait cru mort et elle était partie en disant :
« Je le reverrai là-haut ! »
Pourquoi donc n’étais-je pas mort comme elle ? Au moins nous serions ensemble, délivrés d’une vie qui ne pouvait plus être pour nous qu’une souffrance continuelle !
Je restai longtemps sur cette pauvre tombe, abîmé dans mille réflexions amères, et Magdeleine dut m’entraîner loin du cimetière et me ramener à la maison.
Quelques jours s’étaient écoulés depuis mon retour, et cependant, toujours accablé de douleur, incapable de m’occuper d’affaires sérieuses, je passais mon temps à revoir les lieux où j’avais goûté autrefois tant de joie et de bonheur.
Le souvenir de Wilhelmine, affaibli pendant quelque temps par mes violentes impressions, s’était ranimé vivement en moi. Seul aujourd’hui, je n’avais plus qu’elle et son père pour revivre au passé !
J’avais demandé à Magdeleine si ma mère avait reçu quelque lettre ; elle ne savait rien. Dans le village, on n’avait reçu aucune nouvelle de la résidence de M. Frank et le moulin était occupé par les Prussiens.