Histoire d’un annexé/Édition 1887/18

Hachette (p. 77-81).


XVIII

Il faut que l’homme soit bien fort pour résister aux émotions, aux douleurs morales qui viennent parfois l’accabler.

Je ne sais comment j’ai pu conserver ma raison au milieu de tant d’événements cruels ! Il m’était impossible d’arracher mes regards de cette plaine désolée, où ma mère se mourait, appelant son pauvre Christian, où Wilhelmine, heureuse un instant d’une douce espérance, m’avait vu entraîner par les Prussiens !

Pauvres parents et amis, pauvre maison, vous reverrai-je encore ? À quoi avait servi mon dévouement ! À donner une victime de plus aux Allemands ! Mais j’ai fait mon devoir et c’est là ma seule consolation au milieu de tant de souffrances !

Telles étaient mes pensées, et je restais attaché au sol, malgré les cris des soldats, qui hurlaient :

« Forwerts, forwerts ! En avant, en avant ! »

On nous dispersa tous en Allemagne : je fus envoyé à Coblentz, avec quelques-uns de mes compatriotes. Là, enfermés dans de noires et froides baraques, au fort de Pétersberg, nous passions la journée à causer de la France, du village et de la guerre.

Pour moi, à peine arrivé, je me fournis de papier et d’encre pour écrire à ma mère et à mes chers amis de Daspich.

Je remis cette lettre au vaguemestre :


Coblentz, fort de Pétersberg, 30 nov. 70.

  Ma chère mère,

« Je viens d’arriver à Coblentz, pour y rester comme prisonnier de guerre. Ma première pensée et ma première occupation ont été de t’écrire pour te rassurer sur ma santé.

Elle est aussi bonne que possible.

Je t’en prie, ne te fais plus de chagrin, je crains trop que ta santé ne s’affaiblisse : Cette pensée me rendrait malade moi-même.

Wilhelmine et son père t’ont raconté comment j’avais été emmené par les Prussiens, au moment où nous formions le projet de partir à Daspich.

C’est notre dernière épreuve, va, ma bonne mère, et avant peu, je l’espère, ton Christian sera près de toi.

Nous ne sommes pas trop loin, ici, de notre pays. Nous nous trouvons campés dans un fort, à la pointe formée par la jonction de la Moselle et du Rhin. On nous a logés dans de grandes baraques, où tiennent bien cent soldats.

Une simple palissade, formée de gros pieux et de fils de fer, marque la limite de notre prison. Nous sommes gardés par des postes composés de cavaliers, tantôt des uhlans, tantôt des dragons.

De notre cour boueuse, je puis voir les deux vallées du Rhin et de la Moselle, avec les montagnes boisées du Hondsrück et du Taunus. Mais c’est surtout vers la vallée de la Moselle que je regarde sans cesse, parce que je pense :

Ils sont là-bas, bien loin, et ces eaux bleues ont coulé près d’eux !

Il y a beaucoup de prisonniers à Coblentz et on nous laisse difficilement sortir en ville. Pour moi, je n’y tiens pas, et je préfère rester seul et penser à vous !

Écris-moi bientôt, ma bonne mère, et dis-moi que ta santé est revenue. Embrasse pour moi Wilhelmine et M. Frank, et reçois pour toi les bons baisers de ton petit Christian. »


Lorsque la lettre fut partie, je me sentis le cœur plus léger. Cependant je n’étais pas sans inquiétude : je craignais que les correspondances ne fussent pas bien sûres, et je tremblais que le moindre retard n’augmentât les peines de ceux que j’aimais.

Je fus plus de trois semaines sans recevoir de nouvelles : tous les jours, le matin, à l’heure de la distribution des lettres, je courais tout ému au-devant du vaguemestre.

Mon cœur battait violemment, mes jambes fléchissaient, pendant qu’il appelait à haute voix ceux qui recevaient des lettres. À chaque nom, mon anxiété augmentait, et quand il avait fini, n’ayant plus d’espoir, je me sauvais à l’écart, la sueur au front, le cœur brisé, pour pleurer.

Oui ! je pleurais ! Oh ! jamais je n’aurais cru qu’on pouvait tant souffrir : j’avais beau me faire tous les raisonnements possibles, me dire qu’il fallait sans doute bien des détours, bien des retards, avant que les lettres ne pussent arriver à leur destination ; rien ne faisait.

Je m’étais lié avec un sous-officier de chasseurs à pied, nommé Hermann, de Strasbourg : c’était un jeune homme rempli d’instruction et de qualités. Il était avocat, avant la guerre, et s’était engagé volontairement pour un an.

Nos lits étaient voisins et une foule de petits services rendus réciproquement nous avaient fait connaître l’un à l’autre. Il faut dire aussi qu’une grande ressemblance dans nos goûts et dans notre existence nous avait rapprochés : il aimait une jeune fille de Strasbourg, et il devait se marier aussitôt son retour.

Vif, courageux, téméraire même, il m’avouait franchement toutes ses pensées, et celle qui le dominait était de s’échapper pour aller rejoindre une armée, en France.

À chaque instant, d’ailleurs, des évasions avaient lieu. Mais plusieurs fois les pauvres prisonniers avaient été blessés par les sentinelles, repris et enfermés au cachot, d’autres même avaient été tués.

Des mesures plus sévères, une surveillance plus active, avaient été ordonnées et depuis quelques jours, on n’avait pas entendu parler de nouvelles tentatives.

Souvent Hermann me parlait de l’intention où il était de profiter de la première occasion favorable pour s’échapper, et il m’excitait à faire comme lui.

« Nous savons l’allemand, disait-il, nous pouvons gagner la campagne, où il n’y a aucune troupe et où nous trouverons des vêtements civils. J’ai de l’argent en suffisance. Nous partirons pour le Luxembourg, et de là, il nous sera facile d’entrer en France. »

Mais je savais quelle chance il fallait courir, à quels dangers presque insurmontables il fallait se hasarder, et la pensée de ma mère qui mourrait, si elle n’avait plus de mes nouvelles ou si j’étais tué dans une évasion, me retenait.

« Partez sans moi, répondis-je au jeune Alsacien. J’ai déjà trop souffert et je ne compte pas assez sur le succès pour tenter de fuir. »

Mais les froids violents étaient venus : les nuits claires et la gelée étant trop défavorables, il attendait, car il fallait des neiges, de la pluie ou une nuit sombre.