Histoire d’un annexé/Édition 1887/16

Hachette (p. 67-73).


XVI

Après une heure de marche, nous entrions dans Thionville, par la porte de Metz. Toute la plaine que nous avions traversée était triste et déserte : on avait coupé les beaux grands arbres des routes et les remparts montraient à découvert leur masse grise, chargée de canons menaçants.

La ville était remplie de soldats de toute sorte, de paysans des villages voisins qui s’y étaient réfugiés avec leurs familles et leur ménage : les habitants eux-mêmes ne pouvaient rester chez eux et ils circulaient au milieu des canons et des voitures, avides de nouvelles. La place surtout, ordinairement si calme, avait une physionomie pittoresque.

Sans m’arrêter à regarder tout cela, je courus aux bureaux de la place et j’en ressortis bientôt avec quelques mots pour le commandant de la garde mobile qui m’incorpora aussitôt dans son bataillon.

Les premiers jours de ma vie de soldat furent employés à apprendre l’exercice. Ensuite j’allais me promener dans les rues pour écouter le bavardage des groupes rassemblés ou lire les dépêches affichées à l’hôtel de ville.

Quelquefois je montais sur les remparts, du côté de Metz, d’où je pouvais voir les maisons de Daspich, perdues au loin dans les arbres.

Rien n’était venu interrompre la monotonie de notre séjour, et comme la place n’était que rarement inquiétée par les reconnaissances prussiennes, je pus recevoir quelques nouvelles de Daspich et faire donner des miennes, par des paysannes qui s’introduisaient en ville pour apporter des provisions.

Ma bonne mère avait repris courage, et Wilhelmine était toujours près d’elle. Toutes deux parlaient de leur Christian et du moment où elles le posséderaient pour ne plus le quitter.

Telles étaient les bonnes choses que me racontaient les messagères, en m’apportant toujours un souvenir que je conservais précieusement.

Mais bientôt toute relation avec l’extérieur cessa : une forte armée prussienne forma un cercle étroit autour de la ville et le blocus commença, avec ses cruelles souffrances.

Oh ! quelle situation douloureuse que celle d’une population enfermée dans une enceinte de fer, au milieu d’ennemis qui lui ôtent toute relation avec le reste du monde !

Non ! Vous ne pouvez vous figurer la torture morale qu’on éprouve !

Chacun se demandait ce qu’on faisait dans la France libre encore, ce que nos armées étaient devenues. On avait entendu le canon du côté de Metz ; le 31 août, toute la journée, il avait retenti, tantôt se rapprochant, tantôt s’éloignant.

Chacun s’écriait :

« C’est Bazaine qui sort, il va venir à Thionville, il va traverser les Prussiens qui cernent Metz ! »

Et l’on courait sur les remparts, regardant au loin si les Français n’arrivaient pas. Tout le monde espérait dans Bazaine, et cette idée n’est tombée que le jour où la chute de Metz fut connue.

Souvent aussi le canon se faisait entendre du côté des montagnes, et chacun de s’écrier :

« Mac-Mahon arrive : il se joindra à l’armée de Metz et malheur aux Prussiens ! »

Ainsi, chaque jour, l’imagination exaltée de la population enfantait de nouveaux rêves, et cependant rien ne venait nous rassurer !

Plusieurs sorties, souvent heureuses, ranimaient le courage et des troupes et des habitants. Des prises importantes furent faites sur les Allemands et on rentrait en ville avec les prisonniers et les voitures capturées, au milieu des cris de joie du peuple.

Quelquefois aussi, des parlementaires venaient aux portes, sommer la ville de se rendre, et vous jugez comme on les recevait !

Un soir, dans les premiers jours de septembre, une nouvelle terrible, ou plutôt une rumeur vague, se répandit dans la ville : tout le monde était arrêté dans les rues, sur la place ; personne n’osait interroger, encore moins répondre.

Je me souviens encore de ce soir funeste : j’étais allé, en sortant de monter la garde, chez mon ami Kuntz, le pharmacien, dans la grande rue.

Quand j’ouvris la porte, je le trouvai assis dans son vieux fauteuil, la tête dans ses mains et pleurant.

« Qu’avez-vous, lui dis-je, mon cher Kuntz ! Un malheur est-il arrivé chez vous ? »

Il se leva sur ses grandes jambes et me dit :

« Mon pauvre Christian, nous sommes perdus : l’armée de Mac-Mahon est prisonnière, après avoir été vaincue à Sedan, et l’empereur a livré son épée. La République est déclarée à Paris. »

Et il me raconta que tout était affiché au long à l’hôtel de ville, qu’un parlementaire était encore venu sommer la ville de se rendre, en lui annonçant ces tristes nouvelles et mille autres choses que m’expliqua le pauvre pharmacien.

Cependant je ne pouvais croire à tant de malheurs, et la ville resta toujours dans le doute. D’ailleurs n’avions-nous pas à Metz une armée puissante ? La plus vieille armée de France, celle qui avait combattu dans tant de pays !

Nous ne devions pas encore désespérer.

Mais depuis quelques semaines, les canons de Metz restaient silencieux : on s’étonnait que le maréchal ne fît pas une grande sortie.

Des journaux apportés par des paysans qui réussissaient à s’introduire dans la place, nous apportaient des nouvelles étranges sur les affaires de Metz.

On ne savait plus que penser, mais on attendait toujours.

Un matin, je traversais la place d’armes ; je fus surpris du tumulte et du désordre qui régnaient dans la foule. Un homme était au milieu d’un groupe menaçant : les poings se levaient sur lui et pourtant il semblait soutenir énergiquement ce qu’il disait.

Je m’approchai de cette foule irritée, et je frémis en entendant l’homme s’écrier :

« Oui, c’est vrai : Bazaine a trahi, il a capitulé et les Prussiens sont dans Metz !

— C’est un espion, disaient quelques personnes, il faut l’arrêter !

— C’est un traître, écrasons-le, » disaient les autres.

Mais l’homme continuait :

« Je suis Français comme vous, et aussi affligé que vous : mais j’ai vu, moi, j’étais là, et je suis venu pour que vous preniez garde, car après Metz, c’est sur Thionville qu’ils se jetteront. »

Je ne sais ce qu’on fit à cet homme, car je me sauvai tout bouleversé. Kuntz m’arrêta en chemin.

« Où courez-vous, dit-il ? Venez chez moi ! » Je fus étonné de son air grave.

« Savez-vous ce qu’on dit, lui demandai-je ?

— Oui, mais rien ne m’étonne plus. »

Je le suivis et nous causâmes longtemps de tout ce qui était arrivé et de ce qui nous menaçait encore.

Il espérait que la République nous sauverait, parce qu’elle réunirait tous les partis pour lutter contre l’ennemi.

« On fera une levée en masse, disait-il, et ce n’est que par ce moyen qu’on pourra résister à un ennemi aussi nombreux. Oui ! que tout le monde s’unisse, qu’on oublie les querelles, les divisions de partis, et vous verrez, Christian, que nous chasserons ces brigands de la France ! La France ! voilà le seul mot qui doit guider tout le monde, et c’est pour la patrie que chacun doit combattre et non pour son parti. »

Ainsi parlait le vieil ami Kuntz, en se promenant dans sa pharmacie.

Pendant que nous causions, un homme entra tout couvert de bosses et de plaies : je reconnus le malheureux sur qui la foule s’était acharnée sur la place. Il avait été délivré par la garde et venait demander les soins de Kuntz.

Lorsque le pharmacien eut visité ses blessures et lui eut procuré quelques soulagements, je lui demandai pourquoi il avait annoncé de pareilles nouvelles à une foule trop irritée par les souffrances du blocus.

« J’ai dit ce que j’ai vu, répondit-il ; je croyais rendre service et si j’avais su être si maltraité je me serais tu. »

Il nous raconta qu’il était allé à Metz, le 29 octobre, au matin, pour voir son fils, mais que celui-ci, qui était soldat dans la garde, était déjà parti comme prisonnier.

« Vous ne pourriez me croire, ajouta-t-il, si je vous disais tout ce que j’ai vu sur la route de Ladonchamps à Metz.

Les soldats français étaient emmenés par les Prussiens dans une grande prairie, où ils avaient dressé des tentes dans la boue, par une pluie battante.

Les uns attendaient là le signal du départ pour la Prusse ; d’autres sortaient seulement de Metz comme j’arrivais : les Prussiens les poussaient à coups de crosses de fusil, et s’ils tombaient dans les fossés, on les laissait là, enfoncés dans la boue !

Jamais ce spectacle ne sortira de ma mémoire et bientôt on saura ici que j’ai dit vrai. »

Le lendemain, la nouvelle de la capitulation de Metz fut confirmée : on apprenait avec stupeur que Bazaine avait capitulé avec 173 000 hommes.

Ah ! comme nous étions trompés !