Histoire d’un annexé/Édition 1887/17

Hachette (p. 73-77).


XVII

Depuis la reddition de Metz, le blocus était devenu bien plus rude et les Prussiens avaient resserré le cercle d’investissement.

Aucune nouvelle ne parvenait plus du dehors : d’ailleurs la ville se préparait au bombardement. On avait ordonné aux habitants de prendre toutes les précautions nécessaires : les pavés étaient couverts de terre ; chaque marchand fermait son magasin et l’abritait sous des planches ; on jetait de l’eau sur les toits et du sable dans les greniers.

Sur les remparts, les canons étaient prêts à répondre aux ennemis, à ruiner leurs travaux. Chacun brûlait de faire son devoir courageusement.

Les Prussiens, malgré le feu violent de la place, avaient établi des batteries sur les hauteurs environnantes.

Le commandant de Thionville avait fait demander aux assiégeants de laisser sortir les femmes et les enfants. Mais les barbares avaient refusé ! Et ils osaient dire pourtant que ce n’était pas à la France ni au peuple qu’ils faisaient la guerre !

Non content de brûler une malheureuse ville, il leur fallait encore des victimes innocentes, parmi les faibles femmes et les enfants qui pleuraient.

Oh ! quelle colère je ressentis, quand j’appris ce refus honteux pour l’humanité ! Comme je compris la haine immense qui poussait ces hommes du Nord ! Et comme je tremblais pour la pauvre mère et la faible fiancée, qui étaient au milieu d’eux, là-bas !

Le 22 novembre, nous étions sur les remparts, dès le grand matin. Bientôt les batteries prussiennes lancèrent sur la ville des obus, qui sifflaient dans l’air comme le vent dans les sapins.

Ils tombaient, de tous côtés, sur les batteries françaises, qui répondaient vivement et souvent faisaient taire les ennemis, sur les maisons dont les murs tremblaient et dont les toits volaient en poussière.

Toute la journée, les braves Thionvillois restèrent sur les remparts et tant qu’un canon fut entier sur son affût, on répondit aux Allemands.

Mais vers le soir, les morts étaient nombreux, les canons étaient brisés, et l’on n’entendait plus que le sifflement des obus ennemis dans les rues et le sourd grondement des canons lointains.

Le feu qui avait pris à plusieurs maisons éclairait le ciel d’une lueur sinistre et chacun se sauvait dans les caves pour échapper à la mort. Je courais dans les rues, avec les soldats et les pompiers, pour porter secours aux victimes de cette affreuse destruction : nous suivions les murs, tandis que les cheminées se brisaient à nos côtés et que les éclats des bombes voltigeaient sur nos têtes.

Que devaient penser, en ce moment, ma mère et Wilhelmine ? Sans doute qu’elles regardaient épouvantées ces flammes rouges qui s’élevaient dans les airs. Elles me croyaient peut-être enseveli dans ce désastre !

Qui savait ce que nous allions devenir ? Toute la ville n’allait-elle pas périr écrasée sous cette pluie de feu, ou brûlée sans que personne pût s’échapper !

Pendant deux jours, les obus ne cessèrent de tomber et tour à tour, l’église, l’hôtel de ville, la sous-préfecture, les casernes, des rues entières s’affaissèrent en noirs monceaux de pierres fumantes !

Enfin il fallut hisser le drapeau blanc : Thionville n’existait plus, et les Prussiens allaient posséder un tombeau : belle gloire d’entrer triomphants au milieu de ruines, d’entendre les cris des blessés, les pleurs des orphelins, et de dire : C’est nous qui avons fait cela !

Le matin du 25 novembre, ils devaient occuper la ville et 4 000 hommes de plus allaient se voir enlever à la France et emmener en Prusse.

La ville était dans un désordre affreux : les habitants sortaient des caves, chacun voulait reconnaître sa maison, elle n’existait plus ! On se comptait, beaucoup manquaient à l’appel.

Quelques mobiles, exaltés par la honte et la douleur, voulaient mettre le feu aux poudrières et faire sauter la ville. Effrayée par cette nouvelle menace, la population sortait par les portes, qui venaient de s’ouvrir. C’était partout des cris, des lamentations !

Les soldats avaient l’ordre de se masser près de la porte de Trèves, pour déposer les armes et de là être emmenés en Allemagne.

Je voulus, avant de partir, donner quelques mots à Kuntz pour ma mère et ma fiancée. Comme je courais chez lui, sautant au-dessus des décombres tout chauds qui remplissaient la rue, je m’entends appeler ; c’est M. Frank avec Wilhelmine !

Je tombe dans leurs bras sans pouvoir dire une seule parole et je les entraîne dans la boutique de mon ami Kuntz ! Sa maison, quoique plusieurs fois ébranlée, était encore assez droite, et il put nous donner un petit coin pour causer.

Wilhelmine avait les yeux gonflés de larmes, le père Frank était pâle comme un mort, lui ordinairement si rose.

« Et ma pauvre mère, demandai-je, vous ne me parlez pas d’elle.

— Ah ! elle a été bien effrayée de tout ce qu’elle a vu et elle est au lit, malade de chagrin et affaiblie par tant d’émotions !

— Elle est malade ! je l’ai bien pensé quand je vous ai vus seuls ! Pauvre mère !

— Dès que nous avons appris la nouvelle de la capitulation, reprit le père Frank, elle m’a dit de courir, de savoir ce que tu étais devenu et de te ramener, si je le pouvais : elle t’attend !

— Eh bien, je vais essayer de trouver un vêtement civil et nous tâcherons de gagner Daspich.

— Si tous les miens n’avaient pas été brûlés, je vous en aurais offert un, me dit Kuntz, mais je n’ai plus que ce que je porte sur moi.

— Merci, mon brave Kuntz, le mien aussi a été brûlé à la caserne, mais il y a un tailleur au bout de la rue : restez ici quelques instants, j’y cours. »

Je sortis, mais, en ce moment, les Prussiens ramassaient dans les rues les traînards, qui n’avaient pas rejoint le reste de la troupe française. En voyant venir une trentaine de soldats français conduits par des uhlans, je voulus retourner, mais deux ou trois cavaliers me poursuivirent et me forcèrent de rejoindre les autres.

J’étais donc pris : il fallait renoncer à la lueur d’espérance qui m’avait ranimé un instant ! Il fallait abandonner ma mère, que je ne reverrais peut-être plus !

Je repassai devant la pharmacie : je vis M. Frank qui me regardait avec de grands yeux troubles, pendant que Kuntz montrait le poing aux uhlans et soutenait ma pauvre Wilhelmine évanouie ! Je leur lançai de loin un triste adieu et nous fûmes bientôt hors de la ville, massés dans les champs près de la route, en attendant le départ pour la Prusse !