Histoire d’un annexé/Édition 1887/15

Hachette (p. 64-67).


XV

Après avoir serré la main du père Frank et embrassé Wilhelmine, nous étions retournés à la maison, ma mère et moi.

Je ne pus m’endormir parce que la pensée d’entrer le lendemain à Thionville et d’y servir d’une façon quelconque dans l’armée, me tenait en éveil.

J’étais honteux de rester là un jour de plus, tandis que tout le monde aurait dû se lever contre l’ennemi.

J’étais bien fatigué encore, c’est vrai ; j’avais ma mère veuve et seule, qui pouvait avoir besoin de mon secours, dans ce moment de trouble et de luttes sauvages ! Mais rien ne semblait pouvoir m’excuser, si je restais plus longtemps.

Je résolus donc de partir le lendemain matin avec les francs-tireurs, qui devaient rentrer à Thionville.

Dès le lever du jour, je fus sur pied. Mon cœur battait avec violence : je n’osais descendre dans la chambre de ma mère, tant je craignais de lui annoncer ma résolution.

Elle savait que la loi m’avait exempté du service, et elle n’avait pas songé que, dans une époque de malheur, comme la nôtre, il fallait tout sacrifier pour la patrie !

Je fis mon petit paquet à la hâte et m’armant de courage, je vins près d’elle.

Mes traits étaient bien contractés, car elle vit aussitôt qu’il y avait quelque chose en l’air ; elle me regarda longuement, de son grand œil triste, sans parler : elle avait compris !

« Mère, lui dis-je, il faut que j’aille à Thionville. »

Elle s’affaissa sur une chaise et se mit à sangloter. Je pris sa tête dans mes mains pour lui baiser le front.

« Il le faut, car tu rougirais de ton fils !

— Mon Dieu, s’écria-t-elle, en se levant toute fiévreuse, quand donc tous mes maux seront-ils finis ? J’avais cru mon enfant perdu, je l’avais retrouvé, et aujourd’hui je vais le perdre encore, peut-être pour toujours ! Ô Christian, laisse-moi aller avec toi, au moins je te verrai souvent, je te soignerai, si tu es malade, je mourrai avec toi, si tu es tué ! Oui, je veux t’accompagner : près de toi, je ne craindrai rien.

— Viens chez M. Frank, il nous donnera conseil. »

Nous sortîmes pour aller au moulin : j’espérais que Wilhelmine et son père calmeraient ma mère et la décideraient plus facilement à rester.

« Vous êtes matinals aujourd’hui, nous dit le meunier. Quoi de nouveau ?

— Je viens vous dire au revoir, car je vais partir pour Thionville et tâcher de servir dans l’armée qui s’y trouve.

— Tu es un brave, s’écria le meunier, en me prenant la main, et je t’en estime davantage. Mais je vois que cela fend le cœur à ta pauvre mère… Allons, madame Pfeffel, du courage ! Il ne sera pas loin de nous, à trois kilomètres ! Nous pourrons avoir de ses nouvelles quelquefois et il sortira peut-être de notre côté ! D’ailleurs qui dit que les Prussiens reviendront se frotter aux murs de la ville ? Une victoire des Français peut les appeler ailleurs.

— Si Christian va se battre à Thionville, pourquoi ne le suivrais-je pas ? dit ma mère. J’ai des amies dans la ville, j’aurai toujours un asile assuré, et je serai là pour veiller sur lui.

— Et moi, je resterai donc seule ici ? » demanda une voix douce et pleine de larmes.

C’était Wilhelmine : elle avait entendu ce dont il s’agissait et elle vint pleurer sur mon épaule.

En voyant autour de moi tous ceux que j’aimais, triste et silencieux, mon cœur saignait, mais je dis d’une voix entrecoupée par l’émotion :

« Ma pauvre Wilhelmine, ma mère restera près de toi : je serai plus brave et plus heureux, en vous sentant ensemble, sous la garde de M. Frank. Peut-être ne serai-je pas longtemps sans me retrouver au milieu de vous et alors rien ne nous séparera plus. »

J’avais dit, la veille au soir, à l’officier des francs-tireurs l’intention où j’étais de les accompagner à Thionville, et ce ne fut pas sans un vif serrement de cœur que je le vis entrer et annoncer que le détachement allait se mettre en marche.

Ma mère avait perdu tout sentiment ; Wilhelmine, plus forte, m’embrassa une dernière fois et courut la secourir : le père Frank essuyait une larme en cachette.

Je suivis le franc-tireur sans retourner la tête et le village disparut derrière les arbres. Au milieu de tant d’émotions, la pensée que j’accomplissais un devoir sacré me consolait un peu et j’étais fier d’avoir eu du courage.