Histoire d’un annexé/Édition 1887/10

Hachette (p. 48-50).


X

Je craignais d’être revenu à Courcelles, en prenant une fausse direction : néanmoins, comme le silence le plus complet régnait dans les environs, j’entrai dans une rue et je frappai à la première porte qui se trouva sur mon passage.

Un homme vint ouvrir.

« Que voulez-vous ? me dit-il, en tenant prudemment la porte à demi fermée.

— Je suis un Français égaré et blessé : laissez-moi seulement me reposer cette nuit chez vous.

— Entrez, mon pauvre homme, me dit le paysan, en ouvrant sa porte au large, entrez ! Je ne suis pas riche, mais pour un Français j’aurai toujours un lit et du pain ! On a bien défendu de cacher les prisonniers échappés, mais personne ne saura que vous êtes chez moi. »

Il referma la porte solidement et me fit entrer dans une cuisine où se trouvaient une vieille femme et une petite fille. Mon hôte était un vieillard courbé et tout blanc, mais qui paraissait, malgré son âge, encore vif et agile.

« Pauvre enfant, dit la femme, comme il est pâle ! vous avez faim, vous êtes fatigué ?

— Il est blessé, répondit l’homme. Voyons, où souffrez-vous ?

— Oh ! Vous êtes tout couvert de sang, reprit la bonne vieille, en ôtant mon paletot. Les brigands ! Peut-on arranger un homme comme cela !

— C’est à l’épaule, » dis-je en cherchant à me maintenir ferme.

Mais ma tête tournait, mes yeux voyaient trouble, et je tombai sans connaissance sur une chaise.

Quand je revins à moi, j’étais dans un bon lit, au fond d’une alcôve noire.

La petite fille, qui me guettait, appela aussitôt :

« Grand’mère ! »

Et la vieille femme accourut.

« Eh bien, êtes-vous mieux ? me demanda-t-elle.

— Oui, je me sens très bien. Je vous remercie beaucoup.

— Nous n’avons pas de médecin au village, et il vaut mieux que personne ne connaisse votre présence ici, car il y a toujours des méchants et des traîtres. J’ai lavé votre blessure, aidée par mon mari. C’est peu de chose : l’épaule a été labourée par une balle, a dit mon mari, qui a été soldat de l’empire et blessé aussi ; mais la balle a glissé le long de l’épaule, et c’est la perte du sang qui vous a affaibli, avez-vous faim ?

— Oui, ma bonne dame, j’ai grand appétit et je mangerai volontiers. »

Elle sortit et revint bientôt avec du bouillon. Le brave vieillard entra en même temps :

« Je vois que cela va mieux, mon garçon, s’écria-t-il ; allons, du courage, ce ne sera rien : une égratignure à l’épaule. J’en ai vu bien d’autres, moi, dans le temps !

— En tout cas, je ne sais ce qui serait arrivé, si je n’avais trouvé votre bonne hospitalité.

— Ne parlons pas de cela. Vous vous êtes donc échappé des mains de ces Prussiens ? »

Je racontai à ces braves gens comment j’étais arrivé à leur porte et je leur dis que j’avais l’intention de continuer ma route le plus tôt possible, pour aller revoir ma mère et de là rejoindre une armée française, si je le pouvais.

« Reposez-vous ici tant que vous n’aurez pas repris vos forces, me dit la grand’mère. Nous vous soignerons comme si vous étiez notre fils. Nous en avons un qui est dans la mobile, à Metz, et peut-être une autre mère fait-elle pour lui ce que je fais pour vous.

Voici sa fille, ajouta la bonne vieille, en caressant la pauvre petite qui pleurait ; quant à sa femme, elle est là-bas, derrière l’église : elle n’a pu résister à son anxiété, chaque coup de canon qui retentissait était pour elle un coup mortel. »

Tous les trois se mirent à pleurer, et moi, je maudissais la guerre ! je pensais à ma pauvre mère, qui peut-être me croyait mort aussi, et qui peut-être aussi avait été brisée par la crainte et les émotions !

Je pensais à ma bonne Wilhelmine, qui avait tant rêvé mon doctorat pour nous voir mariés et tranquilles dans notre petite maison.