Histoire d’un annexé/Édition 1887/11

Hachette (p. 50-53).


XI

Je restai jusqu’au lendemain chez ces braves paysans, qui voulaient me retenir encore. Mais me sentant tout à fait reposé, je leur dis que j’étais décidé à partir dès cinq heures du matin, pour arriver plus tôt à Daspich, qui se trouvait au moins à 9 ou 10 lieues, au nord.

Après avoir embrassé plusieurs fois la bonne grand’mère et la petite fille, je partis avec le vieillard, qui voulut me montrer la vraie direction, et me faire tourner le village[1], où des Prussiens étaient arrivés en grand nombre.

Il me conduisit à plus d’une lieue de loin, jusque sur les bords de la Nied. Après avoir traversé un pont, il m’arrêta.

« Maintenant je vais vous faire mes adieux, me dit-il ; vous n’avez plus qu’à marcher tout droit pour arriver à Sainte-Barbe, d’où vous apercevrez parfaitement votre pays. Vous voyez, au loin, percer à travers le brouillard, comme une masse énorme, ce gros clocher carré ? C’est celui de Sainte-Barbe : on le voit de cinq ou six lieues à la ronde.

Évitez d’aller vers la gauche, parce que le pays est rempli de postes prussiens : c’est le champ de bataille de Borny. Une grande bataille a eu lieu là, le 14 août. En cet endroit même où nous marchons, il y a quelques jours, les balles et les boulets tombaient comme la grêle, et la terre était couverte de morts et de blessés.

Regardez à gauche : vous verrez Laquenexy, Colombey, à 3 kilomètres, c’est là que se trouvaient les troupes prussiennes ; un peu plus loin, Borny, sur un plateau : là étaient les Français. Comme ce pauvre pays, si vert, si gai autrefois, est désert et triste aujourd’hui ! Partout des fermes brûlées, des arbres brisés, des villages ruinés !

Voilà l’œuvre de la guerre ! Voilà ce que peut causer l’ambition d’un seul homme. »

Le vieillard ne pouvait s’arracher à ce spectacle désolant. Cependant il me prit la main et la serra fortement :

« Adieu, dit-il.

— Non, au revoir, car je ne vous oublierai pas et je reviendrai vous remercier plus tard[2]. »

Il était déjà loin qu’il me fit encore un dernier salut. Plus tard ! J’avais dit : plus tard ! Et je le croyais ! Ah ! je ne pensais guère que, plus tard, il faudrait s’exiler, sans oser revenir près de ceux qu’on aime ! Je ne pensais guère que mon pays serait séparé de la France qu’il aime tant !

Je disais : plus tard ! parce que je croyais à la victoire : j’étais plein d’espoir, comme tous les Lorrains, et ce n’est qu’à la dernière minute que j’ai compris tout notre malheur !

Ce qui n’empêche pas qu’aujourd’hui j’espère plus que jamais !

J’avançais donc plein de confiance à travers le frais brouillard du matin. À gauche, j’entendais les trompettes prussiennes, qui sonnaient le réveil dans les camps.

Mais je ne m’en inquiétais pas : j’étais si près du but ! Chaque pas que je faisais me rapprochait des miens et de la liberté, puisque les Allemands eux-mêmes avaient dit que Daspich n’était pas encore occupé.

Je dépassai plusieurs villages, laissant quelquefois la grande route pour suivre les sentiers de traverse, quand je voyais des Prussiens au loin, mais ne me détournant jamais de mon point fixe, qui était le gros clocher de Sainte-Barbe.

Partout je voyais les traces du grand combat qui s’était livré sur ce plateau, quelques jours auparavant. Après deux ou trois heures de marche, pendant lesquelles je ne vis de soldats prussiens qu’à une longue distance, je dépassai la route de Sarrelouis et j’arrivai à l’entrée de Sainte-Barbe.

Les environs étaient couverts de troupes, qui surveillaient la route. Près du village, un parc d’artillerie, des canons à perte de vue ! Dans la rue des soldats allaient et venaient en foule.

Deux sentinelles, avec leurs longs fusils sur l’épaule, se promenaient de chaque côté de la route, devant la première maison.

Je ralentis un peu le pas, me demandant si je ne ferais pas mieux de prendre un chemin détourné, pour éviter le camp prussien. Mais à gauche, la route allait vers Metz et le danger était bien plus grand ; à droite, je ne voyais que forêts et ravins impraticables : dans le fond, des côtes élevées et coupées à pic.

Je compris alors pourquoi les Prussiens gardaient si bien Sainte-Barbe : c’était le seul passage entre la vallée de la Nied et celle de la Moselle, au-dessus de Metz. En effet, je vis bientôt se dérouler à mes yeux toute la grande plaine de Thionville. On se trouvait là, en haut d’un plateau élevé, dont l’accès était défendu par une pente rapide et des bois. La route que j’avais devant moi, descendait avec une inclinaison très prononcée et une fois le village passé, j’entrais pour ainsi dire dans mon pays.

Cette idée me donna du courage : c’était mon dernier danger, il fallait le braver hardiment. Je m’avançai donc d’un pas ferme dans la rue, les sentinelles me regardaient étonnées, mais elles ne me disaient rien. Je pouvais être un habitant du village, rentrant au logis, après un voyage.

À la sortie, même succès ! J’osais à peine croire à mon bonheur et j’étais déjà loin que je craignais d’entendre le mot fatal : halte !

Mais non ! J’étais bien libre, j’étais sorti du grand cercle d’investissement autour de Metz ! Les forts blanchissaient derrière moi, dans le ciel gris.

Je voyais les côtes de Thionville, la Moselle avec ses eaux bleues, les villages que je connaissais depuis mon enfance ! Je respirais l’air du pays ! Oh ! comme j’étais heureux en ce moment ! Je ne sentais plus la fatigue et je regardais les cinq ou six lieues qui me restaient à faire, comme une promenade.

« Je suis libre, me disais-je, ils n’ont pas encore foulé ce sol béni ! Je puis crier : Vive la France ! sans crainte. » Mais je me trompais, car déjà les Prussiens avaient visité toute la route, jusque près de Thionville, sur la rive droite de la Moselle, où je me trouvais, et ils venaient de descendre, pendant cette nuit même sur les bords de la rivière. C’est ce que j’appris dans un village, où je m’étais arrêté pour manger. Cependant ils n’avaient fait que passer, en éclaireurs, et n’avaient encore imposé aucune réquisition dans le pays.

  1. Sanry-sur-Nied, au sud-est de Courcelles.
  2. Malgré mes recherches, je n’ai pu retrouver cette noble et brave famille. Puisse ce souvenir parvenir jusqu’à elle.