Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 6/Chapitre 9

LIVRE 6 CHAPITRE 9

CHAPITRE IX.

Que sous la domination des Rois Mérovingiens, les Romains des Gaules vivoient selon le Droit Romain, & que chacun d’eux y étoit demeuré en possession de son état. Des inconveniens qui résultoient de la diversité de Loix, suivant lesquelles vivoient les Sujets de la Monarchie.


Une des meilleures preuves qu’on puisse alleguer pour faire voir que le souverain qui s’est rendu maître d’un pays, n’y a point dégradé les anciens habitans, c’est de montrer qu’il les a laissés vivre suivant la loi de leurs ancêtres, et qu’il a laissé subsister parmi eux la difference entre les états et les conditions, qui avoit lieu avant qu’ils fussent sous son obéissance. Or nous allons voir que les rois Mérovingiens ont laissé vivre les Romains des Gaules suivant leurs anciennes loix, et suivant les usages de leurs peres. Nous allons voir que les Romains des Gaules ont continué d’être divisés en trois ordres sous le regne de la premiere race, ainsi qu’ils l’étoient auparavant.

Le privilége de se gouverner sous un nouveau souverain, suivant des loix qu’il n’a point faites et qui sont plus anciennes dans le pays que sa domination, est si considerable, que les villes Grecques à qui les Romains l’avoient accordé, en faisoient mention dans la legende des monnoyes qu’elles frappoient : elles s’y glorifient de leur Autonomie . C’est le nom qu’on donnoit en grec au privilege dont il est ici question. Au contraire, l’on convient, que le joug le plus dur que les Turcs ayent imposé à la nation Grecque, qu’ils ont réduite véritablement dans un état approchant de l’esclavage, c’est d’avoir soumis les particuliers de cette nation qui ont des procès les uns contre les autres, au jugement des cadis et des autres officiers du Grand Seigneur, qui rendent leurs arrêts arbitrairement, et sans être astraints en aucune maniere, à se conformer en les prononçant, ni aux Basiliques, ni aux autres loix suivant lesquelles vivoient les habitans de la Grèce, avant qu’elle eût été asservie par les Ottomans. Or les ordonnances de nos rois des deux premieres races font foi que leurs sujets de la nation Romaine vivoient, et qu’ils étoient jugés suivant le droit Romain. Cette vérité est encore confirmée par plusieurs faits attestés par des auteurs contemporains.

En rapportant differens articles des loix nationales des habitans des Gaules, qui montrent que chaque nation y étoit jugée suivant le code qui lui étoit propre, et le serment par lequel nos rois promettoient à leur inauguration, que la justice seroit rendue à chaque nation suivant sa loi particuliere, nous avons prouvé déja que la justice devoit être rendue aux Romains qui étoient une de ces nations suivant le droit Romain. Mais outre cette preuve générale, nous en avons de plus particulieres.

Vers l’année cinq cens, Clotaire fils de Clovis, qui après avoir réuni à son premier partage les partages de ses freres, étoit souverain de toute la monarchie françoise, publia un édit que nous avons encore, pour maintenir dans son royaume la justice, et pour y entretenir le bon ordre entre les differentes nations qui l’habitoient. Il est dit dans le préambule de cette ordonnance. Clotaire roi des Francs, à tous nos officiers. » Rien n’étant plus convenable à nos bonnes intentions, que de pourvoir en même tems aux besoins des anciens habitans de nos » Provinces, & à ceux de toutes les Nations dont nous sommes Souverains, que de publier à cet effet un Edit qui contienne sous differens titres, les reglemens necessaires pour assurer la tranquillité de chacun de nos Sujets. Nous avons ordonné & nous ordonnons par ces Presentes, &c. »

On a déja remarqué que le terme de Provinciales, qui se trouve dans le texte latin de l’édit de Clotaire, étoit le terme propre par lequel les empereurs désignoient les Romains habitans dans les provinces de la monarchie. Voilà pourquoi nous l’avons rendu relativement aux Barbares établis dans les Gaules par le terme d’Anciens habitans.

Dans le quatriéme article de cet édit, il est ainsi statué : » Toutes les contestations que les Romains auront les uns avec les autres, seront décidées suivant le Droit Romain. » Enfin le dernier article de cette Ordonnance porte. » Tous nos Juges auront soin de garder & de faire garder la presente constitution. Ils ne rendront aucune Sentence, & sous quelque pretexte que ce soit, ils n’ordonneront rien qui donne atteinte à ce qu’elle statue concernant le Droit Romain, ni qui soit contraire aux usages pratiqués depuis long-tems parmi ceux de nos autres Sujets qui vivent suivant leurs anciennes Loix Nationales. »

Un des ouvrages les plus précieux de ceux qui ont été composés sous la premiere race et qui sont venus jusqu’à nous, c’est le recueil des formules pour les actes judiciaires alors en usage, et qui a été compilé par Marculphe auteur qui vivoit dans le septiéme siecle, et qu’on croit avec fondement, avoir été un des officiers de la chancellerie des rois Mérovingiens. On trouve donc dans ce recueil des modeles de tous les instrumens qui se rédigeoient alors pour être les monumens autentiques et durables des affranchissemens, des mariages, des donations, des collations d’emploi ; en un mot de tous les actes et contrats, qui se font dans la societé civile. Si plusieurs de ces formules sont dressées suivant les loix nationales des Barbares établis dans les Gaules, il y en a d’autres qui sont dressées suivant le droit Romain. On voit dans plusieurs de ces modeles qu’ils sont faits ut Lex Romana edocet, que le pacte dont ils sont le monument, est contracté conformément au droit Romain Te secundum legem Romanorum Sponsatam.

Il est dit dans la dixiéme formule du livre second, et qui est le modele de l’acte par lequel un ayeul appelle à sa succession ses petits-fils, enfans de sa fille prédécedée. » La Loi Romaine veut que toutes les dispositions que fait un pere concernant ses enfans & ses petits-enfans soient accomplies ; c’est pourquoi, &c. »

Dans la dix-septiéme formule du même livre, laquelle contient le modele d’un acte où l’on rédigeroit à la fois le testament de deux personnes differentes : on lit, » En un tel lieu, une telle année, sous le regne d’un tel, & un tel jour. Moi un tel & ma femme une telle sains d’esprit & jouissans d’une pleine raison, nous avons, réflechissant sur les accidens de la vie, fait notre Testament que nous avons dicté à un tel, Notaire[1], afin que lorsqu’après notre trépas, le jour sera venu, où sui vant la Loi Romaine, cer acte de notre derniere volonté devra être ouvert & enregistré, &c. » Mais comme le recueil de Marculphe enrichi de sçavantes observations est entre les mains de tout le monde, j’y renvoyerai le lecteur, après avoir rapporté néanmoins l’extrait d’une autre formule qui confirme si expressément tout ce que nous avons avancé déja, que je ne puis me dispenser de le donner encore ici. Cette formule est le modele des provisions que le prince donnoit aux patrices, aux ducs et aux comtes, qui comme nous l’avons observé déja, en rapportant un endroit de cet acte dont nous allons donner encore ici un extrait, exerçoient à la fois sous Clovis et sous ses successeurs, les fonctions d’officier militaire et celles de magistrat ; au lieu que sous les empereurs chrétiens, elles avoient été exercées par des officiers differens. Il est donc énoncé dans le préambule de cette formule, qu’il ne faut confier les dignités ausquelles l’administration de la justice est attachée spécialement, qu’à des personnages d’une capacité et d’un courage éprouvés ; après quoi le collateur s’adressant au pourvû, il lui dit : » Ayant donc une suffisante connoissance de vos grandes & bonnes qualités, nous vous avons pourvû de l’emploi de Duc, de celui de Patrice ou de Comte dans un tel district, à condition que vous nous garderez une fidélité inviolable, que vous maintiendrez en paix par votre bonne conduite, les Francs, les Romains, les Bourguignons, ainsi que nos Sujets Citoyens de toutes les autres Nations qui composent le Peuple de votre district, & que vous rendrez la justice à chacun d’eux suivant la Loi & les Coutumes de la Nation dont il se trouvera être Citoyen. »

On a encore outre les formules de Marculphe plusieurs autres formules des actes tels qu’ils se dressoient dans notre monarchie sous les rois Mérovingiens, lesquelles ont été recueillies par les sçavans du dernier siécle, et qui sont rédigées suivant le droit Romain. On en trouve un grand nombre dans le second volume des Capitulaires de Monsieur Baluze, et dans les ouvrages de Dom Jean Mabillon. Dom Thierri Ruinart en a fait réimprimer quelques-unes à la fin de son édition des œuvres de Gregoire de Tours, et l’on y voit que ceux qui parlent dans ces formules, disent souvent qu’ils font telle et telle disposition suivant le droit Romain.

Enfin les capitulaires des rois de la seconde race, renvoyent en plusieurs cas à la loi Romaine.

Rapportons présentement quelques faits qui se trouvent dans notre histoire, et qui prouvent encore que sous les rois Mérovingiens, les Romains des Gaules, vivoient suivant le droit Romain ; quoiqu’après ce qu’on vient de lire, une pareille preuve puisse paroître surabondante. Gregoire de Tours, dit en parlant de la mort de saint Nizier évêque de Lyon, décedé en cinq cens soixante et treize. » Dès que le tems, au bout duquel la Loi Romaine ordonne que l’Acte qui contient la derniere volonté d’un défunt, soit rendu public, se fût écoulé, le Testament de notre Prélat fut porté au lieu où se rendoit la Justice, & remis au Magistrat qui l’ouvrit & qui le lut devant un grand nombre d’assistans. »

On trouve ce qui suit dans l’histoire de Dagobert I écrite par un auteur comtemporain de ce prince. » La treiziéme année du Regne de Dagobert, Sandrégesilus, qui exerçoit en Aquitaine l’emploi de Duc, fut tué par des assassins. J’ai déja dit dans le sixiéme Chapitre de mon Histoire, que Dagobert lorsqu’il étoit encore fort jeune, avoit conçu tant d’indignation du mépris que Sandrégesilus lui laissoit apperce » voir, que ce Prince l’avoir fait battre à coups de fouet, qu’il lui avoir fait couper la barbe. J’ai même raconté que Dagobert pour se dérober au ressentiment du Roi Clotaire son pere, qui avoit beaucoup d’affection pour Sandrégesilus, s’étoit réfugié dans l’Eglise de saint Denis. Ainsi les enfans du mort qui étoient élevés à la Cour de Dagobert ne crurent point devoir se donner beaucoup de peine pour venger la mort de leur pere, ce qu’il ne leur auroit pas été difficile de faire. Mais à quelque tems de-là, ils furent cités en Justice & poursuivis pour cause de cette négligence. Les Grands de l’Etat se déclarerent leurs Parties, & ils les firent condamner suivant le Droit Romain, à être dépouillés de la succession de leur pere, qui fut confisquée au profit du Roi. »

Je pourrois alleguer bien d’autres exemples, mais je me contenterai de dire, que nous avons encore un testament fait suivant les loix Romaines par des citoyens Romains sujets de nos rois Mérovingiens. C’est celui d’Arédius et de Placidia dicté l’onziéme année du regne de Sigebert petit-fils de Clovis, et que Dom Thierri Ruinart a fait imprimer dans son édition des œuvres de Gregoire de Tours, après l’avoir transcrit sur l’original qui se conserve encore dans les archives de l’église de saint Martin de Tours, à laquelle il est fait des legs considerables par cet acte.

Quel étoit, demandera-t’on, le corps du droit Romain qu’on suivoit dans les Gaules sous le regne de Clovis et sous celui de ses premiers successeurs ? Certainement ce n’étoit point le Digeste et le Code de Justinien. Les empereurs n’avoient plus aucun pouvoir dans les Gaules, quand ce prince publia sa redaction du droit Romain, qui dans tous les pays où ce droit a force de loi aujourd’hui, ainsi que dans ceux où il n’est pour ainsi dire que consulté, est regardé comme la rédaction autentique du droit Romain. Ce n’a été que sous la troisiéme race que la rédaction de Justinien a été connuë dans les Gaules, et qu’on l’y a substituée à celles dont on s’y étoit servi dans les tems antérieurs, et qui n’étoient point aussi parfaites. Quelle étoit donc la rédaction des loix Romaines qui pouvoit être en usage dans les Gaules sous les rois Mérovingiens ?

Lorsque Clovis se rendit maître de la partie des Gaules renfermée entre la Loire, l’Ocean et le Rhin, les habitans de ces provinces avoient pour tables de leur loi, le code que Theodose le jeune empereur des Romains d’Orient avoit publié en quatre cens trente-cinq, et qui avoit été reçu dans le partage d’Occident, avant que cet empire eût été renversé. Mais lorsque Clovis soumit à son obéissance celle des provinces des Gaules dont il chassa les Visigots, il y trouva en usage le code d’Anian, ou le code du droit Romain qu’Alaric II avoit en cinq cens cinq fait rédiger par les plus notables jurisconsultes de ses Etats, pour régir ses sujets de la nation Romaine. Ainsi je crois que du tems de Clovis et de ses successeurs, on se sera servi du code d’Alaric dans les provinces de la monarchie Françoise, qui étoient sous l’obéissance d’Alaric II lorsqu’il publia ce code, et que dans les autres provinces de la monarchie Françoise, dans celles qui sont au nord de la Loire, on aura continué à se servir du code Théodosien. Il est certain du moins que sous nos rois Mérovingiens, le code de Théodose étoit encore en vigueur dans une grande partie des Gaules : voici ce qu’on trouve dans Gregoire de Tours au sujet d’Andarchius, qui avoit fait une très-grande fortune sous le regne de Sigebert petit-fils de Clovis. » Avant que de parler d’Andarchius, je dois dire un mot de la condition & de la fortune. On prétend qu’il avoit été Esclave du Senateur Felix, & qu’ayant été pour lors destiné à servir dans les emplois domestiques, on l’avoir fait élever auprès de son Maître encore enfant, & qu’on l’avoit fait étudier avec lui. Quoiqu’il en soit, Andarchius avoit bien profité de l’éducation qu’on lui avoit donnée. Il avoit une profonde connoissance de la science des nombres. Il sçavoit les Poëtes, & il entendoit très-bien tous les Livres du Code Théodosien. »

Monsieur Baluze rapporte encore une ancienne formule dressée sous nos rois, comme on le voit parce qu’il y est fait mention du Mallum, et la personne qui parle dans cette formule y dit, pour énoncer qu’elle entend agir suivant le droit Romain, qu’elle entend agir conformément à celles des sanctions de la loi Mondaine qui composent le corps du code Theodosien.

Est-il arrivé dans la suite que le code d’Alaric ait été comme plus commode, par bien des raisons, substitué dans quelques provinces situées à la droite de la Loire, au code Theodosien ? Est-ce pour cela que le code d’Alaric se trouve compris au nombre des differens codes dont la loi Mondaine étoit composée, et cela dans des exemplaires de la loi Mondaine écrits sous la seconde race, et à ce qu’il paroît, destinés à l’usage de cités qui ne furent jamais sous la domination des Visigots ? Que d’autres le décident ! Peut-être le code d’Alaric tenoit-il lieu d’une interprétation propre à servir de glose au code Theodosien en quelques occasions.

La premiere réflexion qu’on puisse faire après avoir lû, et même en lisant ce que nous venons d’écrire, concernant la condition des sujets dans le royaume des Francs, c’est de penser que sa premiere conformation étoit très-vicieuse. La diversité des codes, suivant lesquels il falloit rendre la justice, en devoit bien embarasser et retarder l’administration. J’en tombe d’accord, et je crois même que cette multiplicité de codes étoit encore un plus grand fleau pour la societé, que ne l’est aujourd’hui la diversité des coutumes, qui ont force de loi dans plusieurs provinces du royaume de France. On ne sera point surpris de cet aveu, puisque j’ai fait profession par-tout de n’être point du nombre des auteurs qui se préviennent tellement en faveur de l’ordre politique établi dans les Etats dont ils donnent des relations ou dont ils écrivent l’histoire, qu’ils admirent et qu’ils veulent faire admirer la constitution de ces Etats-là, comme un chef-d’œuvre de la prudence humaine. J’avoue donc que le premier plan de la monarchie Françoise a été très-vicieux, et que pour l’interêt du souverain et pour le bien des peuples, il auroit dû être disposé tout autrement. J’avouerai encore, que si quelque chose peut surprendre un homme qui réflechit sur l’histoire des rois Mérovingiens, ce n’est point que leur monarchie soit devenuë sujette environ cent cinquante ans après sa fondation, à des troubles presque continuels, et s’il est permis d’user ici de cette figure, qu’elle ait ressenti toutes les infirmités de la vieillesse, précisément quand elle étoit dans son âge viril, dans l’âge où suivant le progrès ordinaire que font les monarchies naissantes, elle devoit se trouver en sa plus grande vigueur. Ce qui m’étonne donc, c’est que le corps de notre monarchie étant aussi mal conformé qu’il l’étoit, elle ait pû résister à tous ses maux. En effet, la multiplicité des loix nationales n’étoit pas le seul ni même le plus grand défaut qui se trouvât dans la constitution de la monarchie Françoise. Pour ne point parler des autres, la divisibilité de la couronne étoit un vice de conformation bien plus grand encore que la multiplicité des codes, suivant lesquels il falloit rendre la justice. Clovis, ses premiers successeurs et leurs conseils, auront bien apperçu tous ces défauts, ils en auront vû les conséquences, et ils auront voulu y apporter du remede, mais il leur aura été impossible de les corriger. Par exemple, lorsque Clovis mourut, il étoit établi depuis si long-tems parmi les Francs, que tous les fils du roi mort, devoient partager entr’eux ses Etats, que ce prince n’aura osé faire les dispositions nécessaires pour rendre sa couronne indivisible : peut-être même n’y pensa-t’il point.

Ainsi les fondateurs de notre monarchie n’auront point fait ce que la prudence politique demandoit qu’ils fissent, mais ce qui leur étoit possible de faire. Ces princes, par exemple, afin de réunir plûtôt à leur couronne une province qui alloit leur échapper, s’ils manquoient à profiter de la conjoncture presente, ou bien pour se faire reconnoître plus aisément par une tribu ou par une nation qui pouvoit se donner à un autre souverain, auront été obligés d’accorder à cette province, à cette tribu, de pouvoir continuer à vivre selon leur loi et leurs coutumes.

Voilà ce qui aura donné lieu d’abord à la multiplicité des codes dans la monarchie. Dés qu’une fois cet usage y aura été autorisé, il aura fallu que dans la même cité on rendît la justice, non-seulement suivant deux differentes loix, mais suivant trois, suivant quatre, et même suivant cinq loix differentes. Le nombre des codes se multiplioit à mesure qu’il survenoit dans cette cité quelqu’essain d’une nation, autre que celles qui déja y habitoient. Il aura donc été nécessaire d’y administrer la justice, suivant le droit Romain, suivant la Loi Gombette, suivant la Loi Salique, suivant la Loi Ripuaire, suivant la loi des Saxons, et suivant celles des Bavarois, parce que l’usage d’y rendre la justice à chacun suivant le code de sa nation, étoit devenu une loi essentielle du droit public de la monarchie, et parce qu’il sera survenu de tems en tems dans la cité dont je parle, quelqu’essain de tous ces peuples.

Enfin, Clovis qu’on peut regarder en quelque maniere, comme le premier fondateur de la monarchie Françoise, étant mort à quarante-cinq ans, il n’a pas eu le loisir de corriger les défauts de sa monarchie. Quand on a lu l’histoire de ses successeurs, on n’est point tenté de demander pourquoi ils ne les ont pas corrigés. Outre qu’ils n’avoient point cette autorité qu’a toujours un premier fondateur ou instituteur de toute societé, ils ne furent jamais assez unis, pour former de concert un projet semblable, et ce projet ne pouvoit gueres s’exécuter par aucun d’eux en particulier.

Après tout, cette diversité de codes pouvoit bien retarder la justice, mais elle n’étoit point un obstacle tel qu’il dût empêcher qu’elle ne fût renduë à la fin. En premier lieu, les procédures tant en matiere civile qu’en matiere criminelle, se faisoient alors bien plus sommairement qu’aujourd’hui. C’étoient les parties qui défendoient leurs droits elles-mêmes. Elles n’étoient pas reçûës à plaider par avocat ni par procureur. Il paroît encore qu’avant Charlemagne, plusieurs des juges du moins, ne délivroient point par écrit les sentences qu’ils avoient renduës.

En second lieu, les inconveniens qui pouvoient naître de la multitude des codes, ne se faisoient pas sentir dans les procès entre les personnes d’une même nation, et suivant l’apparence, ces sortes de procès faisoient le plus grand nombre des causes que les juges avoient à décider. Quant aux procès entre personnes de diverses nations, le demandeur devoit, en vertu du droit naturel, poursuivre ses prétentions suivant la loi à laquelle sa partie étoit soumise, et devant le tribunal dont elle étoit justiciable. Bientôt même, comme on a pû le remarquer, et comme je l’exposerai incessamment, il y eut des tribunaux mi-partis ou composés de juges de differentes nations, ce qui prévenoit tout conflit de jurisdiction, parce que ces tribunaux se trouvoient être des cours de justice compétentes pour juger tous les particuliers de quelque nation qu’ils fussent.

En troisiéme lieu, il y avoit dans chaque cité un officier, dont l’autorité s’étendoit également sur tous les tribunaux nationaux, et qui pouvoit en cas de conflit de jurisdiction, ou décider l’affaire par lui-même, ou la renvoyer devant le tribunal compétent. C’est ce qui paroît en lisant la formule des provisions des ducs, des comtes nommés par nos rois, pour gouverner dans un certain département ou simplement dans une cité. Il est dit dans cette formule dont nous avons déja fait mention plus d’une fois : » Vous nous garderez une fidélité inviolable, & vous maintiendrez en paix par votre bonne conduite, les Francs, les Romains, les Bourguignons & les Citoyens de toutes les autres Nations, qui composent le Peuple de votre district, & vous rendrez justice à chacun d’eux, suivant les Loix & la Coutume de la Nation, dont il se trouvera être Citoyen. »

Enfin le trône du roi étoit un tribunal toujours ouvert à ceux qui vouloient demander justice au prince lui-même, ce qui devoit bien abreger les procès les plus épineux. Nos rois exerçoient en personne toutes les fonctions de premiers magistrats de leur monarchie. On vient de voir, par exemple, que c’étoit au roi lui-même à donner force de loi aux testamens. Non-seulement, ces monarques jugeoient eux-mêmes les Francs, c’est ce que nous avons vû, mais ils jugeoient encore les Romains leurs sujets. Il y a plusieurs exemples de pareils jugemens dans cet ouvrage ; néanmoins j’en insererai deux ici. Il y avoit dans la cité de Tours une famille Romaine appellée Injuriosa  : il en sortit même durant le sixiéme siecle un évêque de ce diocèse ; et c’est à son occasion que l’Histoire ecclésiastique des Francs nous instruit de la condition de cette famille, et qu’il nous apprend qu’elle n’étoit que du troisiéme ordre. Injuriosus, dit-il, « étoit né libre, quoiqu’il fût du dernier ou troisiéme ordre de citoyen. » Dans cette même histoire il est rapporté qu’un autre Injuriosus aussi citoyen de Tours, et qui avoit été vicaire ou lieutenant d’un comte de cette cité, fut accusé d’avoir assassiné un Juif. Nous raconterons les circonstances de ce meurtre, quand nous aurons à parler de la maniere dont se faisoit sous les successeurs de Clovis l’imposition et le recouvrement des deniers royaux. Or, ce fut à comparoître devant la personne du roi Childebert, qu’Injuriosus fut cité, et il comparut le jour auquel il avoit été assigné, dans le palais où ce prince se trouvoit actuellement, mais les accusateurs ne s’étant point presentés ni ce jour-là ni les deux jours suivans, pour former leurs demandes et fournir leurs preuves, l’accusé fut renvoyé absous.

Andarchius prétendant qu’Ursus lui eût promis sa fille en mariage, ce qu’Ursus nioit d’avoir fait ; la cause fut portée devant le roi. On voit suffisamment par le nom que portoit l’une et l’autre partie, qu’elles étoient de la nation Romaine.

Est-il possible, dira-t’on encore, que le Franc obligé à plaider contre un Romain devant un tribunal Romain, ou que le Romain qui poursuivoit un Franc devant un tribunal Franc, trouvassent de la neutralité dans ces tribunaux ?

Je crois que les liaisons qui sont entre les citoyens d’une même nation, lorsqu’elle habite pêle-mêle avec d’autres nations, auront souvent fait prévariquer les tribunaux nationaux, mais je suis aussi persuadé que souvent les comtes et les autres officiers supérieurs, dont l’autorité s’étendoit sur les citoyens de toutes les nations domiciliées dans une cité, auront réussi à l’empêcher. D’ailleurs, on sçait bien qu’alors la décision des questions litigieuses, étoit une fonction municipale commune à tous les citoyens, qui s’en acquittoient chacun à leur tour. Les loix n’avoient point encore été commentées par des hommes qui employent tout leur esprit à y trouver un sens opposé à celui qui se presente d’abord ; et ces loix s’expliquoient ainsi sans peine à tous les cas portés devant les tribunaux. On n’avoit point encore imaginé d’ériger en charges perpétuelles et lucratives, l’emploi de rendre la justice, et d’exclure de la fonction de la rendre tous les citoyens qui ne seroient pas revêtus de quelqu’une de ces charges, non plus que d’interdire aux juges toute autre profession que celle de juger. En un mot, on n’avoit pas fait encore de la dispensation des loix, un second encensoir en deffendant aux profanes, à ceux qui n’auroient point été initiés aux misteres de Themis, d’y mettre jamais la main. Enfin nos juges du sixiéme siecle n’avoient point d’interêt à faire durer les procès.

L’usage étoit encore parmi les Romains, lorsque notre monarchie fut établie, que l’officier du prince qui présidoit à un tribunal, choisît par lui-même, dans un certain ordre de citoyens, ses assesseurs ou ceux qui devoient juger avec lui. Les Barbares auront suivi, selon l’apparence, cet usage si simple et si naturel. Ainsi comme le comte avoit également inspection sur tous les tribunaux nationaux, comme il y présidoit, soit par lui-même, soit par son vicaire, il aura pû dans tous les tems introduire quelque juge Franc dans les tribunaux Romains, lorsqu’on y devoit juger la cause d’un Franc, et il aura pû de même introduire des juges Romains dans le Mallum, lorsqu’on y devoit juger la cause d’un Romain. Voilà ce qui se sera passé dans les tems qui ont suivi immédiatement celui de l’établissement des nations barbares dans les Gaules. On y aura donc pratiqué dans ces premiers tems à peu près ce qui se pratique encore aujourd’hui en Angleterre, dans le jugement d’un procès criminel fait à un étranger. On lui accorde que la moitié des jurés, ou de ceux de ses juges, qui doivent le déclarer innocent ou coupable du fait dont il est accusé, soit tirée de personnes de sa propre nation.

L’utilité de cet usage ayant été reconnue, elle aura donné lieu à l’établissement des tribunaux mi-partis, dont nous avons déja dit quelque chose, mais dont nous allons parler encore. Il paroît clairement, en lisant les passages qui ont été rapportés, et ceux qui vont l’être, que dans les tribunaux dont il s’agit, on rendoit la justice suivant des codes differens, afin qu’elle y pût être rendue à chaque sujet conformément à sa propre loi. Les chambres mi-parties ont toujours eu la réputation de rendre la justice encore plus légalement que les autres tribunaux. En quel tems nos rois ont-ils établi ces tribunaux, composés de Romains et de Barbares de differentes nations ? Je l’ignore, et même je ne nierois pas qu’ils ne fussent presqu’aussi anciens, du moins dans plusieurs cités, que leur réunion à notre monarchie.

Nous avons déja observé plusieurs fois, que dans les cas où les monumens litteraires de nos antiquités ne nous apprennent point assez distinctement ce qui se pratiquoit en certaine occasion dans la monarchie Françoise, la raison vouloit que nous jugeassions de l’usage qui s’y observoit en ce cas-là, par l’usage observé en même cas dans les royaumes, que les Gots et les autres Barbares avoient établis durant le cinquiéme siécle, sur le territoire de l’empire d’Occident. Or nous allons voir que la précaution que Theodoric, roi des Ostrogots, avoit prise pour empêcher que dans les procès, entre personnes de differentes nations, les parties eussent à souffrir de la prédilection des juges pour leur propre nation, revient à peu près à l’expédient dont nous avons imaginé qu’on pouvoit se servir alors dans le royaume des Francs. Voici le contenu de la formule des lettres que ce prince adressoit aux Romains d’une de ses provinces, lorsqu’il y envoyoit un Ostrogot, pour y administrer la justice aux Ostrogots qui s’y trouvoient établis.

Etant informé que par un effet de la Providence, plu sieurs Ostrogots se trouvent domiciliés dans votre district, nous avons cru nécessaire d’y envoyer un tel en qualité de Comte. C’est un Sujet dont le bon caractére nous est connu, & qui conformément à nos Edits, prononcera sommairement sur toutes les contestations qui surviendront entre un Ostrogot & un Ostrogot. Pour celles qui pourront naître entre un Ostrogot & un Romain, il ne les décidera qu’en prenant pour second Juge, un Romain homme sage & prudent. Quant aux procès où les deux Parties seront des Romains, ces procès seront terminés à l’ordinaire par les Officiers Romains que nous avons départis dans nos Provinces. Ainsi chacun jouira de ses droits & priviléges, & les Tribunaux, bien que composés de Juges de Nations differentes, suivront unanimement, en rendant leurs Sentences, les maximes de la Justice. Il nous a paru que c’étoit-là le moyen le plus certain de faire vivre les Ostrogots & les Romains en bonne intelligence. »

On se doute bien que comme le comte Ostrogot prenoit des Ostrogots pour assesseurs, lorsque son tribunal devenoit une chambre mi-partie, de même le Romain que le comte avoit choisi pour second juge, se faisoit assister par des assesseurs Romains. Les successeurs de Theodoric observerent la maxime de gouvernement que ce prince avoit suivie. Voici ce qu’écrit Athalaric concernant le sujet dont il s’agit, dans une lettre adressée à Gildas, un Ostrogot qui exerçoit à Syracuse l’emploi de comte.

» On vous accuse de vouloir contraindre deux Romains qui sont en procès l’un contre l’autre à s’en tenir à votre décision. Si le fait est vrai, n’entreprenez plus rien de semblable, & ne vous rendez pas coupable par un désir inconsidéré de faire regner la Justice. Ne troublez point les Magistrats ordinaires dans les fonctions de leur ministere, & vous contentant de prêter main-forte à la Justice, laissez plaider les Romains devant les Tribúnaux Romains. »

Pourquoi nos rois n’auroient-ils pas eu à cœur de faire rendre une bonne et briéve justice à leurs sujets, autant que l’avoit le Theodoric dont nous parlons ? Pourquoi n’auroient-ils pas aussi-bien que lui, donné de tems en tems de ces exemples rigoureux qui retiennent les juges dans leur devoir bien plus efficacement que des édits, des déclarations et toutes les loix possibles ? Le continuateur de la Cronique d’Alexandrie[2] qui doit être né à la fin du sixiéme siecle, rapporte que Juvenilia, une dame Romaine, qui plaidoit depuis trois ans contre Formus, un patricien, présenta au roi des Ostrogots une requête par laquelle il étoit supplié de faire enfin juger son procès. Theodoric envoya chercher les juges, et dès qu’il leur eut enjoint de le terminer promptement, ils le jugerent en deux jours. Aussi-tôt que Theodoric fut instruit du fait, il fit couper la tête à ces juges iniques, pour avoir fait durer un procès qu’ils pouvoient finir en si peu de tems. Nos rois n’étoient pas plus familiarisés que Theodoric avec l’iniquité d’un délai de justice affecté.

Je tomberai d’accord, autant qu’on le voudra, que nos rois et leurs officiers ne pouvoient point empêcher toutes les prévarications qui se commettoient à l’abri de la diversité des codes en vigueur dans la monarchie. Comme le dit Hincmar : » Lorsque le Comte croit se rendre le maître d’une affaire, la faisant juger suivant le Droit Romain, il veut qu’elle soit jugée suivant ce Droit-là. Ne trouve-t’il pas son compte à la faire juger suivant le Droit Romain, il prétend qu’elle doive être jugée suivant les Capitulaires ? Il arrive souvent de-là qu’on élude la disposition du Droit Romain par les Capitulaires, & celle des Capitulaires par le Droit Romain. » Comme les Capitulaires étoient des loix faites par nos rois qui étoient les chefs suprêmes de toutes les nations qui composoient le peuple de leur monarchie, ces capitulaires devoient avoir une autorité supérieure à celle de toutes les loix nationales, lorsqu’ils se trouvoient en opposition avec elles. Ces loix devoient plier devant les capitulaires émanés immédiatement du pouvoir législatif, comme nos coutumes plient aujourd’hui devant les édits de nos rois.

Ainsi je dirai volontiers, comme le disoit Agobard dans ses représentations à Louis Le Débonnaire contre la loi des Bourguignons : » Qu’il eût bien mieux valu que les Sujets de la Monarchie Françoise n’eussent jamais eu qu’un Roi, & qu’ils eussent tous vêcu selon la même Loi, parce qu’alors il у auroit eu plus d’union entr’eux, & qu’ils auroient trouvé plus d’équité dans leurs Concitoyens. »

Il ne nous convient pas trop neanmoins de traiter d’hommes encore à demi-sauvages, les princes qui ont souffert que cette pluralité de codes differens entr’eux, fût en usage dans le même district. N’a-t’on pas vû regner en France, dans le tems qu’elle étoit déja très-polie, un abus à peu-près pareil à celui de souffrir dans le même royaume des nations distinctes, dont chacune devoit être jugée suivant son code particulier ? J’entends parler ici de l’usage général introduit dans la monarchie sous les rois de la troisiéme race, et suivant lequel les criminels n’étoient point justiciables du juge du lieu où ils avoient commis leur délit, mais du juge du lieu de leur domicile. Par exemple, il falloit renvoyer le bourgeois d’Orleans qui avoit commis un assassinat à Reims, pardevant le bailli d’Orleans. Que les personnes qui connoissent par expérience quels sont les inconvéniens qui ne font que retarder le cours de la justice, et quels sont ceux qui empêchent qu’elle ne puisse être rendue, décident si l’obligation de traduire les criminels devant le juge de leur domicile, ne devoit pas retarder plus long-tems la punition des coupables, et même empêcher enfin qu’elle ne fût faite, que de la diversité des codes, de laquelle il est ici question ? Croit-on que le juge du lieu où un délit avoit été commis par un homme domicilié ailleurs, fît de grandes diligences pour s’assurer de la personne du coupable, et pour ne point laisser périr les preuves, quand ce n’étoit point à lui de juger le coupable ? Quels frais ne falloit-il pas faire pour le transport de l’accusé et pour le voyage des témoins ? Malgré tous ces inconvéniens et plusieurs autres qu’il est aisé d’imaginer, l’usage qui vouloit que les criminels fussent justiciables du tribunal auquel leur domicile ressortissoit, a subsisté en France jusques sous le regne de Charles IX[3]. L’habitude qui fait regarder les abus les plus grossiers comme des coutumes tolerables, et qu’il seroit même dangereux de changer, avoit tellement prévenu les François en faveur de l’usage de renvoyer les accusés devant le juge du lieu de leur domicile, que le Chancelier de l’Hôpital n’osa l’attaquer qu’avec ménagement. Il se contenta donc d’abord d’engager le roi Charles IX à statuer : que si le délinquant étoit pris au lieu du délit, son procès seroit fait et jugé en la jurisdiction où le délit auroit été commis, sans que le juge fût tenu de le renvoyer à une autre jurisdiction sous laquelle l’accusé prisonnier se prétendroit domicilié. Ce ne fut que trois ans après, que Charles IX acheva de supprimer l’usage abusif dont nous parlons, en statuant dans l’ordonnance de Moulins : que la connoissance des délits appartiendroit au juge du lieu où ils auroient été commis, nonobstant que le coupable n’eût été pris en flagrant délit, et en reglant[4] que le juge du domicile du délinquant seroit tenu, lorsqu’il en seroit requis, de renvoyer le délinquant au lieu du délit.

  1. Voyez la Note de Jerôme Bignon sur cette formule.
  2. Cron. Alex. pag. 327.
  3. Ordonn. de Roussillon, Art. 29.
  4. Art. 39.