Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 6/Chapitre 8

LIVRE 6 CHAPITRE 8

CHAPITRE VIII.

Du Gouvernement général des Gaules, sous Clovis & sous ses premiers Successeurs. Du serment que prêtoient les Rois à leur Inauguration.
Des Evêques & de leur Pouvoir.


Le préjugé vulgaire est, que Clovis, après avoir conquis les Gaules l’épée à la main, les gouverna avec un sceptre de fer, et même qu’il y réduisit les anciens habitans à une condition approchante de la servitude[1], attribuant à ses Francs une autorité sur le peuple Gaulois, avec une distinction formelle, telle que du maître à l’esclave. Je crois donc devoir commencer ce chapitre par quatre observations, qui prévenant le lecteur contre ce préjugé sans fondement, le rendent capable de se convaincre lui-même en lisant les faits qui seront rapportés dans la suite, qu’il est absolument faux que nos rois ayent jamais réduit les Romains des Gaules dans une espece d’esclavage, et qu’il est vrai au contraire, que ces princes ne changerent rien à la condition des sujets, et qu’ils changerent très-peu de choses à la forme du gouvernement qui avoit eu lieu dans cette grande province de la monarchie Romaine, sous les derniers empereurs.

En premier lieu, on remarquera que, comme on l’a déjà vû dans le premier chapitre de ce sixiéme livre, nos rois de la seconde race prêtoient à leur avénement à la couronne un serment à tous leurs sujets, par lequel ils promettoient de conserver à chaque nation, sa loi, ses usages et ses libertés. On voit d’un autre côté par un grand nombre de passages des capitulaires rapportés dans cet ouvrage, que plusieurs de ces sujets vivoient suivant la loi Romaine ; elle étoit donc une des loix dont ces monarques avoient promis l’observation. Or un prince ne prête pas serment aux esclaves de ses sujets. Il ne le prête qu’à des citoyens de condition libre. Il n’y a point lieu de douter, attendu la ressemblance qui a été entre le gouvernement du roïaume, sous la premiere race et sous la seconde race, que l’usage de ce serment d’inauguration, n’ait été en usage dès la premiere. Mais il y a plus, comme je l’ai déja observé. Gregoire de Tours, dit positivement : que lorsque le roi Charibert petit-fils de Clovis, prit possession de la Touraine, ce prince reçut le serment de fidélité des Tourangeaux, et qu’il leur en fit un aussi de son côté, par lequel il promettoit de leur conserver leur loi, et de les laisser jouir de leurs franchises, et exemptions. Il paroît même en lisant la suite de ce passage de Gregoire de Tours, que nous rapporterons dans le quatorziéme chapitre de ce livre, que ce ne fut point à une des nations Barbares établies en Touraine, mais à tout le peuple du pays, que Charibert prêta le serment dont il y est parlé.

J’observerai en second lieu, que Clovis, comme on l’aura remarqué, n’a rien conquis dans les Gaules sur les Romains, en subjuguant par force les anciens habitans du pays, si ce n’est peut-être la cité de Tongres, celle de Soissons, et le peu de païs que Syagrius pouvoit tenir dans le voisinage de la derniere. Nous ignorons même si l’inclination des Romains pour Clovis n’eut point beaucoup de part à ces conquêtes-là. Ce fut ensuite par voye de négociation que ce prince étendit son royaume d’abord jusqu’à la Seine, et puis jusqu’à la Loire. Or le premier article de toutes les capitulations ou conventions qui se font dans ces changemens de maîtres, portent que le nouveau souverain maintiendra ses nouveaux sujets dans la jouissance de leurs biens, droits, priviléges et libertés. On a vû aussi, que lorsque Clovis conquit sur les Visigots les deux Aquitaines et quelques contrées voisines de ces provinces, il y étoit appellé par des Romains du pays, qui ne contribuerent pas peu au succès de ses armes.

Ainsi quand nous n’aurions plus la lettre qu’il écrivit aux évêques après la fin de sa guerre Gothique, et que nous avons rapportée, il faudroit encore penser que ce prince ne dégrada point les Romains des provinces nouvellement unies à sa couronne. Le traitement qu’il avoit fait à ces Romains, ses fils l’auront fait aux Romains des provinces qu’ils conquirent sur les Bourguignons, et aux habitans de celles que les Ostrogots leur remirent vers cinq cens trente-sept. L’histoire ne rapporte rien de contraire. Elle ne dit en nul endroit que ces Romains ayent fait aucun effort, qu’ils ayent fait aucune démarche, pour ne point passer sous la domination de maîtres, qui réduisoient les Gaulois en servitude. La vie de saint Césaire parle de la soumission d’Arles aux rois des Francs, comme d’un événement heureux pour cette cité. Il y a plus, Gregoire de Tours dit positivement : que toutes les Gaules souhaitoient sous le regne de Clovis, d’être au pouvoir des Francs. Nous avons rapporté les passages de ces auteurs où cela est dit.

Ma troisiéme observation, c’est que Clovis lorsqu’Anastase lui confera la dignité de consul, étoit déja maître de presque tous les pays qu’il possédoit le jour qu’il mourut. L’empereur des Romains d’Orient, auroit-il revêtu de son autorité, un prince qui eût enchaîné les Romains ? Justinien lorsqu’il transporta aux enfans de Clovis tous les droits de l’empire sur les Gaules, n’eût-il pas exigé d’eux, en leur faisant cette cession, de laisser jouir les Romains de cette grande province, de leur état et condition s’ils y eussent été troublés ? Le silence de Procope à ce sujet, devroit seul nous persuader que Justinien, content du traitement que les Francs faisoient aux Romains des Gaules, ne stipula rien quant à ce point-là. Je ferai encore une autre réflexion. Nous avons plusieurs lettres écrites par les rois Mérovingiens aux empereurs de Constantinople, et l’on peut juger par ces lettres du contenu des dépêches, ausquelles elles servoient de réponse. Or l’on n’y voit point que les Romains d’Orient se soient jamais plaints du traitement que le Franc faisoit aux Romains d’Occident leurs concitoyens. Theodebert dans la lettre où il justifie la mémoire de Clovis contre les reproches de Justinien, ne dit rien d’où l’on puisse inferer que Justinien eût accusé Clovis ni ses successeurs, d’avoir manqué aux conventions qu’ils avoient faites avec les Romains des Gaules.

On a vû dans le premier livre de cet ouvrage, que les Gaulois, pour se rendre agreables aux Romains, et que les Romains pour se concilier les Gaulois, avoient supposé que l’un et l’autre peuple avoient la même origine, et qu’ils descendoient également des anciens Troyens. Les Francs dès qu’ils furent établis dans les Gaules, témoignerent qu’ils avoient eu les mêmes vûes qu’avoient eues les Romains. Les Francs voulurent aussi descendre des habitans d’Ilion, et par conséquent avoir une origine commune avec celle de tous les habitans de cette province, dont les uns descendoient des Romains qui s’y étoient établis, et les autres descendoient des anciens Gaulois.

L’Abbréviateur qu’on croit avec fondement avoir été Frédégaire Franc de nation, et qui a vêcu environ soixante ans après Gregoire de Tours, écrit : » Les Auteurs qui ont parlé des » anciens Rois des Francs, disent, que ces Princes descendoient des Habitans de Troye, qui comme Virgile le raconte, fut prise sous le regne de Priam, par un stratagême d’Ulisse. Les Troyens qui s’échapperent alors, eurent d’abord Friga pour Roi. Les Sujets de ce Prince se partagerent ensuite en deux Peuplades. Une de ces Peuplades s’établie dans la Macédoine. L’autre qui demeura toujours sous la conduite de Friga, alla s’établir sur les bords du Danube. Cette derniere Peuplade fut encore subdivisée en deux Colonies. Une de ces Colonies dont Francion étoit Roi, prit à cause de lui le nom de Francs, & traversant toute la Germanie, & menant avec elle & femmes & enfans, elle vint s’établir sur la rive droite du Rhin. »

l’auteur des Gestes qui paroît aussi avoir été Franc de nation, et qui a écrit sous les derniers rois de la premiere race, dit : qu’après la prise de Troye, une partie de ses habitans vint s’établir sous la conduite d’Enée en Italie, mais que douze mille Troyens qui avoient à leur tête Priam et Anténor, se sauverent sur des vaisseaux, qui les porterent jusqu’aux Palus Méotides, où ils firent un établissement, qui par succession de tems, devint très-considerable. Notre auteur parle ensuite des services qu’ils rendirent à l’empereur Valentinien, qui leur donna le nom de Francs ; et puis il ajoute, que les Francs s’étant brouillés avec cet empereur qui envoya contr’eux une armée formidable, ils prirent le parti d’abandonner leur patrie, pour venir s’établir sur le Bas-Rhin, où ils occuperent le canton de la Germanie, que nous apellons dans cet ouvrage, l’ancienne France.

Je sçais bien que cette fable ne mérite aucune croyance. Aussi ne la rapportai-je point comme la véritable histoire de l’origine des Francs, mais uniquement comme une preuve que les Francs étoient bien-aises que les Romains des Gaules les regardassent plutôt comme des parens ignorés long-tems, que comme des étrangers. Quoique les gens d’esprit puissent penser de ces fables, qui donnent à deux peuples une origine commune, elles ne laissent pas d’avoir leurs effets. Croit-on que l’opinion qui fait des Irlandois une peuplade sortie d’Espagne, n’ait pas un peu contribué au grand attachement qu’ils ont eu dans le seiziéme et dans le dix-septiéme siécle pour les Espagnols ? D’ailleurs les Francs en affectant de publier dans les Gaules durant le sixiéme siécle et les siécles suivans, qu’ils avoient la même origine que les anciens habitans du pays, ne disoient rien qui fût plus contre la vraisemblance que ce qu’y avoient débité autrefois les Romains, et que ce qu’y avoient débité depuis les Visigots. Ces derniers avoient publié dans leurs quartiers, qu’ils descendoient de Mars aussi-bien que Romulus, et qu’ainsi les Visigots et les Romains devoient vivre en freres, puisque les uns et les autres ils étoient sortis d’une tige commune. Theodoric II roi de cette nation, et qui vouloit gagner l’inclination des Romains, répondit quand Avitus qui n’étoit encore que maître de l’une et de l’autre milice, et qui fut bientôt après empereur, vint lui demander de s’engager de nouveau à l’observation des anciennes conventions et des traités subsistans : » Rome, je jure par ton nom respectable, & par le Dieu Mars, dont les Romains & les Visigots descendent également, que mon intention est de maintenir la paix. » Les Francs n’auront fait que suivre l’exemple des Visigots ; mais cela prouve toujours qu’ils étoient attentifs à se concilier par toutes sortes de voyes l’affection des anciens habitans des Gaules, et que leur maxime n’étoit pas de les opprimer.

Enfin, que le lecteur se rappelle ce que nous avons dit à l’occasion de l’avénement de Clovis à la couronne, et concernant le petit nombre d’hommes dont la tribu des Francs, sujets de ce prince, étoit composée. Que le lecteur veuille bien faire attention sur l’humeur naturelle des habitans de la Gaule, qui n’ont passé dans aucun siécle pour stupides ni pour lâches. Sans avoir recours à d’autres preuves, on verra bien qu’il est impossible qu’une poignée de Francs ait traité de Turc à Maure, un million de Romains des Gaules. Nous avons même expliqué pourquoi il y avoit tant de serfs dans cette contrée au commencement du douziéme siécle.

L’idée générale qu’on doit se faire de l’état des Gaules sous Clovis, et sous le regne de ses fils et de ses petits-fils, c’est qu’au premier coup d’œil, cet état paroissoit à peu près le même qu’il avoit été sous Honorius et sous Valentinien son neveu. Le plus notable changement qu’on pût remarquer dans cette grande province de l’empire, où l’on étoit accoutumé depuis long-tems à voir des troupes Barbares en possession de quartiers stables et des officiers vêtus de peaux, dans tous les emplois militaires, c’étoit d’y voir un prince étranger, exercer non-seulement les fonctions du maître de la milice, mais encore celles de préfet du prétoire ou de consul, et ceux de sa nation entrer dans les emplois civils, et le même officier exercer à la fois le pouvoir civil et le pouvoir militaire. Quant au reste, la face du pays étoit la même. Les évêques gouvernoient leurs Diocèses avec la même autorité qu’ils avoient eue avant que les Francs fussent les maîtres des Gaules. Tous les Romains continuoient à vivre suivant le droit Romain. On y voyoit les mêmes officiers qu’auparavant dans chaque cité ; on y levoit les mêmes impositions ; on y donnoit les mêmes spectacles ; en un mot, les mœurs et les usages y étoient les mêmes que dans les tems où l’on obéissoit aux souverains de Rome. Commençons par les ecclésiastiques.

L’Eglise des Gaules recevoit de nos premiers rois encore plus de protection et de faveur qu’elle n’en avoit reçû des empereurs Romains. Les rois Mérovingiens, les uns par pieté, les autres pour se conformer aux maximes que Clovis qui avoit eu tant d’obligation aux évêques, devoit avoir laissées dans sa famille, se montroient zelés pour la propagation de la foi et pour les interêts de l’Eglise. L’histoire parle en plusieurs endroits du soin que ces princes prenoient pour la conversion des peuples qu’ils soumettoient à leur couronne, et nous avons encore une ordonnance faite par Childebert I en cinq cens cinquante quatre, pour abolir dans ses Etats les restes de l’idolatrie[2]. Quoiqu’il y eut déja long-tems, généralement parlant, que les anciens habitans des Gaules fussent convertis, il y restoit encore quelques payens. Mais le grand mal étoit que plusieurs des nouveaux chrétiens, conservoient du respect pour les simulacres que leurs peres avoient adorés, et que les évêques ne pouvoient obtenir de leurs ouailles indociles, qu’elles ôtassent ces idoles des places honorables où elles avoient été mises, pour y être l’objet d’un culte religieux. Ce fut à ce sujet que Childebert publia sa constitution, dans laquelle il ordonna d’ôter incessamment toutes les idoles placées dans les maisons, ainsi que dans les champs, et de les briser ou de les remettre entre les mains des évêques, enjoignant à ses officiers de se saisir des contrevenans, à moins qu’ils ne donnassent caution de se representer à son tribunal, pour y recevoir de sa propre bouche leur sentence, qui seroit telle qu’il jugeroit à propos de la rendre. L’on voit cependant dans la vie des saints, qui ont vêcu durant le sixiéme siécle, et même durant le septiéme, qu’il se trouvoit encore alors parmi les Gaulois, et des payens et des chrétiens, lesquels idolâtroient. Les loix n’ont pas tout leur effet en un jour. D’ailleurs il y avoit alors des Barbares nouvellement établis dans les Gaules, qui probablement n’étoient pas encore baptisés. Tels étoient, suivant l’apparence, les payens que saint Eloy évêque de Noyon et de Tournai, convertit dans le dernier de ces diocèses. Quelle consideration le zéle de nos rois pour la propagation du christianisme, ne donnoit-il point à ses ministres ?

Quoique nos rois fussent en possession de juger en la forme qu’il leur plaisoit, les plus grands de l’Etat, on voit cependant qu’ils laissoient juger les évêques, même ceux qui étoient coupables du crime de lèze majesté, par leurs juges naturels, c’est-à-dire, par les conciles. Ce fut devant des conciles que les rois poursuivirent Prétextat, évêque de Rouen, aussi-bien que Salonius évêque d’Ambrun, et Sagittaire évêque de Gap, lorsqu’ils voulurent faire faire le procès à ces prélats pour crime de lèze majesté. Gregoire de Tours dit, que Chilpéric ayant appris que Prétextat formoit un parti contre lui, il le manda à la cour, et que l’ayant trouvé coupable, il l’envoya dans un lieu sûr, en attendant que le concile par lequel il le vouloit faire juger, fût assemblé. Notre historien rapporte même fort au long ce qui se passa dans ce concile qui fut tenu à Paris, et devant lequel Chilpéric fit le personnage d’accusateur. Dans un autre endroit, Gregoire de Tours dit, que le concile qui fit le procès à Salonius évêque d’Ambrun, et à Sagittaire évêque de Gap[3], les déposa uniquement, parce qu’outre les autres crimes dont ils étoient atteints et qui pouvoient être expiés par une pénitence, ils étoient encore convaincus du crime de lèze majesté. Ce fut donc parce que ces deux prélats étoient coupables de ce crime, qui ne pouvoit point être expié par une pénitence canonique, qu’ils furent dégradés par un jugement du concile. Je ne sçais pourquoi un de nos historiens de France, des plus modernes, affecte en rapportant ce passage de Gregoire de Tours, d’omettre la circonstance : que les évêques trouvant Salonius et Sagittarius convaincus du crime de lèze majesté, jugerent qu’il n’étoit pas en leur pouvoir d’adoucir la peine des coupables, en les condamnant seulement à quelques années de pénitence.

Voici encore un exemple du respect que les rois mérovingiens, qui gouvernoient leurs sujets si despotiquement, avoient néanmoins pour les canons. C’est Gregoire de Tours qu’on va lire. » Promotus qui avoit été fait Evêque de Château-Dun à la réquisition de Sigebert, mais qui avoit été destitué après la mort de ce Prince, & réduit aux fonctions de simple Prêtre, parce que son prétendu Diocèse n’étoit réellement qu’une portion du Diocèse de Chartres, vint supplier le Roi Gontran de le faire rétablir. Néanmoins sur les representations de Papolus Evêque de Chartres, qui soutenoir les droits de sa Crosse, Promotus fur débouté de la demande ; & tout ce qu’il put obtenir, ce fut d’être réintegré dans la jouissance de quelques biens situés dans le voisinage de Château-Dun, lesquels lui appartenoient en proprieté. » Il y a encore d’autres exemples d’érections de nouveaux sieges, souhaitées par les rois, et empêchées par l’évêque interessé.

Nous ne parlerons point des conciles qui s’assembloient souvent sous les rois Mérovingiens, ni de la discipline ecclésiastique qui s’observoit alors. C’est une matiere que le Pere Sirmond, le P. Le Cointe, et plusieurs autres semblent avoir épuisée. D’ailleurs, elle n’est point de notre sujet. Ainsi nous nous contenterons de rapporter ce qu’on sçait concernant le pouvoir et la considération que les ecclésiastiques avoient alors dans le monde. Nous ne parlerons point d’eux en tant que ministres de la religion, mais en tant que citoyens qui tenoient un grand rang dans l’Etat.

Comme la plupart des évêques des Gaules ont été jusqu’au huitiéme siecle Romains de nation, ainsi que nous l’avons déja dit, les auteurs qui prétendent que les Francs eussent réduit les anciens habitans des Gaules en un état approchant de la servitude ; prétendent en même tems, que les évêques ont eu très-peu de crédit dans les affaires politiques sous les rois Mérovingiens, et que ce n’a été que sous le regne des rois Carlovingiens, que nos prélats ont commencé d’avoir une grande part aux affaires temporelles. Ces auteurs ont voulu errer conséquemment.

En effet, supposé que nos prélats eussent assez de faveur pour obtenir que le prince qui opprimoit leur nation, passât par-dessus les raisons politiques qu’il auroit euës en ce cas-là, de ne point permettre leur élection, ces mêmes prélats devoient avoir en même-tems assez de considération pour rendre meilleure la condition de leurs freres, de leurs neveux, et même de leurs enfans. Il y avoit alors plusieurs évêques, qui avant que d’être promus à l’épiscopat, avoient vécu durant plusieurs années dans l’état de mariage. Ainsi ces auteurs ne pouvant pas nier que les évêques des Gaules n’ayent été Romains pour la plupart, jusqu’au huitiéme siecle, ils ont pris le parti de dire que ce n’avoit été que sous la seconde race, que les évêques des Gaules avoient eu un grand crédit dans le royaume, et que l’épiscopat devoit la splendeur temporelle où il étoit dans le neuviéme siecle, à la dévotion des rois Carlovingiens, qui les premiers avoient appellé nos prélats à la gestion des affaires du monde. Rien n’est plus faux que ce systême historique.

Jamais les évêques n’ont été plus puissans et plus accrédités dans les Gaules qu’il l’ont été sous les rois Mérovingiens. On a vû les services importans que les évêques contemporains de Clovis rendirent à ce prince, et quelle reconnoissance il leur en témoigna. D’ailleurs, comment auroit-il été possible que les évêques n’eussent point eu de part au gouvernement, quand ils avoient autant d’autorité dans leurs diocèses qu’on voit par les canons du concile d’Orleans et de plusieurs autres qu’ils en avoient alors, et quand les rois avoient très-peu de places fortes, et encore moins de troupes reglées. Nos évêques avoient une jurisdiction absoluë sur le clergé séculier et régulier de leurs diocèses, ils y étoient les dispensateurs des biens des églises déja richement dotées. Ils y étoient les maîtres de livrer ou de proteger les criminels et les esclaves qui s’étoient réfugiés dans les aziles des temples du seigneur, ils étoient les protecteurs nés des veuves et des orphelins, ainsi que des serfs affranchis en face d’église, dont ils héritoient, même au préjudice du fisc : celui qu’ils avoient excommunié[4], ne pouvoit plus exercer aucun emploi de ceux que le prince conféroit, et il étoit si bien regardé comme mort civilement, que ses héritiers se mettoient en possession de ses biens, ainsi que s’il eût été mort naturellement : enfin, quand nos prélats avoient droit en vertu de la constitution de Clotaire I d’obliger en l’absence du roi, les juges qui avoient rendu une sentence injuste, à la réformer. Je ne dis sur ce sujet, qu’une partie de ce que je pourrois dire, parce que n’en disant point davantage, je ne laisse pas d’en dire assez. D’ailleurs il me faudroit répeter plusieurs choses, que j’ai déja écrites en d’autres endroits de cet ouvrage.

Aussi l’histoire de nos premiers rois est-elle remplie de faits, qui montrent les égards et l’extrême considération qu’ils avoient pour les évêques leurs sujets. J’en rapporterai quelques exemples. » Gontran, dit Gregoire de Tours, étant entré en contestation avec Chilperic, il fit assembler à Paris les Evêques de ses Etats, afin qu’ils fussant arbitres entre le Roi son frere & lui. Mais le Ciel qui vouloit punir ces Princes de leurs péchés, par le fleau de la guerre civile, permit qu’ils ne déférassent point alors au Jugement des Prélats. » En un autre endroit, notre historien écrit, en parlant de la paix que le roi Gontran fit avec Childebert son neveu. « Voilà ce qui fut conclu entre ces princes par l’entremise des évêques, et des autres Grands du royaume. » Enfin, comme on le verra encore dans la suite, il n’est gueres fait mention d’aucune assemblée de notables, convoquée par les rois Mérovingiens, qu’on ne voye les évêques y prendre séance. Nos rois avoient tant de confiance dans la vertu et dans la capacité de ces prélats, qu’ils les faisoient intervenir, même dans la discussion des affaires les plus éloignées de leur profession. Quand Gontran voulut juger lui-même les généraux d’une armée qu’il avoit envoyée faire la guerre aux Visigots, et qui étoient accusés de n’avoir été malheureux que par leur faute, il nomma des évêques parmi ceux qu’il choisit pour assesseurs, c’est-à-dire, pour l’assister dans l’examen du procès. Enfin quand le roi Dagobert I eut une contestation avec son pere Clotaire, concernant l’étenduë des Etats qu’il prétendoit lui avoir été cédés par son pere, les évêques furent du nombre des arbitres nommés pour la terminer.

Pour tout dire en un mot, les évêques faisoient une si grande figure dans la monarchie sous les rois petits-fils de Clovis, que ces rois eux-mêmes leur portoient envie en quelque sorte. Au rapport de Gregoire de Tours, il échappoit souvent à Chilperic I de s’écrier : » Norre Fisc a été appauvri pour enrichir les Eglises. Il n’y a plus dans les Gaules de veritables Souverains que les Evêques. La Dignité Royale s’avilir, & ce sont les Evêques qui regnent réellement chacun dans son Diocèse. » Aussi ce prince, ajoute l’historien, mettoit-il ordinairement le canif dans les testamens favorables aux églises, et laceroit-il ces actes, lorsqu’ils lui étoient presentés pour être confirmés.

On ne sçauroit entendre la phrase, Testamenta quaein ecclesias conscripta erant, autrement que la force du sens l’oblige à l’entendre ; les testamens faits en faveur des églises. D’ailleurs, nous avons déja rapporté plusieurs passages qui font foi, que la préposition in, étoit quelquefois employée dans l’acception d’en faveur. Enfin, Gregoire de Tours dit lui-même dans la suite de son histoire : qu’après la mort de Chilpéric, son frere le roi Gontran, remit en vigueur, et fit mettre en exécution plusieurs de ces testamens avantageux aux églises, lesquels Chilpéric avoit cassés.

Ce que Chilpéric regardoit comme un renversement de l’ordre, paroît avoir été le salut des Gaules, et l’unique cause de la conservation de la monarchie, durant les désordres et les guerres civiles qui les affligerent sous les derniers rois de la premiere race, et sous les derniers rois de la seconde. La Momonarchie eût été renversée de fond en comble dans ces tems d’affliction, si l’Eglise gallicane n’avoit point eu l’autorité et les richesses que Chilperic lui envioit. Mais la puissance que les ecclésiastiques avoient dans ces tems-là, mit ceux d’entr’eux qui avoient de la vertu, en état de s’opposer avec fruit à ces hommes de sang, dont les Gaules étoient remplies alors, et qui cherchoient sans cesse à faire augmenter les désordres et à multiplier les guerres civiles, pour usurper dans quelque canton de pays l’autorité du prince, et s’y approprier ensuite le bien du peuple. Les bons ecclésiastiques empêcherent ces cantonnemens dans plusieurs endroits, et y conserverent assez de droits et assez de domaines à la couronne pour mettre les princes qui la porterent dans la suite, en situation de recouvrer avec le tems, du moins une grande partie des joyaux qu’on en avoit arrachés. C’est ainsi qu’un mur solide, qui se rencontre dans un édifice mal construit, lui sert comme d’étaye, et que par sa résistance, il donne aux architectes le loisir de faire à ce bâtiment des réparations, à l’aide desquelles il dure encore plusieurs siecles.

  1. Boulain. Origine & Droits de la Noblesse, page 14.
  2. Voyez ci-dessus, Liv. pr. ch. 13.
  3. En 572.
  4. Lex Ripuar. Tit. 58.