Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 6/Chapitre 10

LIVRE 6 CHAPITRE 10

CHAPITRE X.

La division des Romains dans les Gaules en trois Ordres a subsisté sous nos Rois. Que les Romains avoient part à tous les Emplois de la Monarchie, & qu’ils s’allioient par mariage avec les Francs.


Dés le premier livre de cet ouvrage, on a vû que dans les Gaules, ainsi que dans les autres provinces de l’empire, les citoyens Romains étoient par rapport à leur état civil divisés en trois classes ou ordres, et que cette division avoit lieu dans toutes les cités. On a vû encore que le premier ordre renfermoit toutes les familles sénatoriales, c’est-à-dire, celles où il y avoit eu des sénateurs, et dont le sang pouvoit donner le droit d’entrer préferablement aux autres citoyens dans le sénat de la cité, lorsqu’il y vacquoit quelque place. On a vû aussi que le second ordre étoit composé de ceux qui possedoient dans le district de la cité des biens fonds à eux appartenans en toute proprieté et qui n’exerçoient que des professions honorables, et même que c’étoit pour cela que les empereurs donnoient souvent le titre d’honorables aux citoyens de ce second ordre. Les uns, et nous l’avons dit de même, s’appelloient Curiales ou gens des curies, parce qu’ils avoient voix active et passive dans la collation des emplois municipaux de la cité, et les autres s’appelloient simplement Possessores ou Possesseurs, parce qu’ils n’avoient point ce droit-là. Enfin on a vû que le troisiéme ordre étoit composé d’affranchis ou de fils d’affranchis, qui ne s’étoient point encore élevés au-dessus de la condition de leurs peres. Les uns étoient membres des colléges ou des communautés d’artisans établies dans chaque cité, et les autres faisoient valoir la portion de terre que le maître qui les avoit affranchis leur avoit abandonnée, à charge de payer une redevance annuelle.

Il est fait mention de ces trois ordres dans ceux des livres de l’histoire de Gregoire de Tours, où il raconte ce qui s’est passé dans les Gaules sous les rois successeurs de Clovis ; et il y en est fait mention comme d’ordres subsistans actuellement. Dans le catalogue des évêques de Tours que cet écrivain nous donne à la fin du dernier livre de son Histoire, il est dit qu’Ommatius qui fut élevé sur le siege de cette métropole, environ douze ans après la mort de Clovis, étoit un sénateur de la cité d’Auvergne. Il y est dit que Francilio qui fut élu quelques années après, étoit aussi sénateur, et qu’Injuriosus successeur de Francilio étoit du dernier ordre des citoyens, mais que cependant il étoit né libre. Eufronius l’un des successeurs d’Injuriosus étoit sorti suivant ce même historien, d’une de ces familles qu’on appelloit sénatoriales.

Sous le regne de Clotaire fils de Clovis, Domnolus qui fut dans la suite évêque du Mans, et qui étoit alors superieur d’une communauté religieuse, établie où l’église de S. Laurent lès Paris est bâtie aujourd’hui, fut élu évêque d’Avignon. Domnolus qui avoit de puissans motifs de ne se pas éloigner de la personne de Clotaire, dit en rendant compte des raisons qu’il avoit de ne point accepter sa vocation à l’épiscopat d’Avignon : qu’enfin il ne pouvoit se résoudre, lui qui étoit un homme simple, d’aller demeurer dans une cité où il trouveroit un sénat composé de sophistes, et des tribunaux remplis par des juges qui s’amusoient à philosopher sur tout.

Il y a dans Gregoire de Tours une infinité d’autres endroits sur tout ceux où il est parlé de la mort d’un évêque et de la nomination de son successeur, qui font foi qu’il y avoit encore de son tems des sénateurs dans les Gaules, et que les rois des Francs n’y avoient rien changé à la distribution des Romains en trois ordres politiques, que nos princes trouverent établie dans cette grande province de l’empire, lorsqu’ils s’y rendirent les maîtres ; mais je m’abstiendrai de les rapporter ici, parce que j’en ai allegué déja un grand nombre, et parce qu’il suffira pour prouver ma these, de rapporter le titre de la Loi Salique où il est statué sur la peine pécuniaire à laquelle doit être condamné le Franc de condition libre. L’inégalité de la somme à laquelle est condamné le meurtrier, suivant que le Romain dont il falloit venger la mort étoit d’un ordre ou d’un autre, montre clairement que dans tous les tems où les differentes rédactions de cette loi ont été faites, les Romains des Gaules étoient encore partagés en differens ordres, ainsi qu’ils l’étoient sous les derniers empereurs. Voyons donc ce qui se trouve dans la rédaction de la Loi Salique faite par Charlemagne et du tems de la seconde race. Ce code après avoir statué dans le trente-sixiéme titre concernant le meurtre des esclaves, statue dans le quarante-troisiéme sur le meurtre des personnes de condition libre. Le premier article condamne à deux cens sols d’or le meurtrier d’un Franc, et il est dit dans trois autres articles de ce titre-là :

» Le Franc qui aura tué un Romain de condition à pouvoir manger à la table du Roi, payera trois cens sols d’or d’amende ou d’interêts civils. »

» Le Franc qui aura tué un Romain de l’Ordre des Possesseurs, c’est-à-dire, qui possede en toute proprieté des fonds dans le canton où est son domicile, payera cent sols d’or d’amende. »

» Celui qui aura tué un Romain qui tient d’autrui & moyennant une redevance, les terres qu’il cultive, payera quarante cinq sols d’or d’amende. »

Les mêmes dispositions concernant les differentes peines pécuniaires dont étoit tenu le Franc qui avoit tué un Romain, suivant la condition dont étoit le Romain mort, se trouvent aussi dans la Loi Salique de la rédaction faite par ordre des rois fils de Clovis[1]. Nous avons rapporté ci-dessus l’endroit de cette loi où il est statué comme nous venons de l’exposer.

Il est vrai que le Romain dont le meurtre est puni par une peine pécuniaire de trois cens sols d’or, n’est point désigné par le titre de sénateur dans la Loi Salique, mais la proportion qui est entre l’amende que doit payer son meurtrier et les amendes que doivent payer ceux qui auroient tué un Romain du second ordre ou de l’ordre des possesseurs, et l’amende que doivent payer ceux qui auroient tué un Romain du troisiéme ordre, montre suffisamment que c’est l’homicide d’un Romain du premier ordre ou de l’ordre sénatorial que cette loi condamne à une peine pécuniaire de trois cens sols d’or. D’ailleurs l’expression de Convive du roi, par laquelle la Loi Salique désigne le Romain dont le meurtrier sera condamné à trois cens sols d’or d’amende, convient très-bien à un Romain de l’ordre supérieur qui pouvoit manger avec le roi, quand ceux des deux ordres inférieurs ne pouvoient point être admis à cet honneur. Les Francs auront désigné d’abord un Romain du premier ordre par ce qui les frappoit le plus, et cette désignation une fois établie, l’expression de Convive du roi, pour dire une personne d’un certain grade, sera devenue l’expression usitée.

Qu’il fallût dans les tems dont je parle avoir un certain rang pour être ce qu’on appelloit Convive du roi, on n’en sçauroit douter. Fortunat ayant dit que Condo avoit été fait tribun, et qu’il avoit ensuite servi comme comte sous le prédécesseur de Sigebert petit-fils de Clovis, il ajoute que le roi Sigebert pour récompenser Condo de ses nouveaux services, l’avoit fait monter à un grade qui le rendoit convive du roi. L’usage qui avoit reglé, qu’il falloit être d’une certaine condition pour prendre place, apparemment sans être invité, à la table des personnes d’un certain rang, a même subsisté sous la troisiéme race. On lit dans les institutes coutumieres de maître Antoine Loysel : Nul ne doit seoir à la table du baron, s’il n’est chevalier. Enfin quels que fussent ces romains Convives du roi, il est certain qu’ils composoient un ordre supérieur non-seulement aux deux autres ordres des citoyens Romains, mais aussi aux citoyens mêmes de la nation des Francs, puisque le Franc qui avoit tué un autre Franc, n’étoit condamné qu’à une peine pécuniaire de deux cens sols d’or, au lieu que le Franc qui avoit tué un de ces Romains convives du roi, étoit condamné à payer trois cens sols d’or.

Il ne faut point croire que la Loi Salique n’inflige en ce dernier cas une peine si grave, que parce qu’elle statue dans notre article sur la peine du meurtrier d’un officier public actuellement en charge, et par conséquent que c’est à l’emploi dont le Romain convive du roi se trouvoit revêtu, et non point à la prééminence de l’ordre dont il étoit, que cette loi a eu égard. Ce n’est point dans le titre quarante-troisiéme qu’on explique ici, que la Loi Salique statue sur les peines dûës au meurtre d’une personne actuellement en charge, mais bien dans le titre cinquante-sixiéme qui est divisé en quatre articles, dont le premier condamne le meurtrier d’un comte à une peine pécuniaire de six cens sols d’or, et le second condamne celui qui auroit tué un officier d’un rang inferieur à trois cens sols d’or.

Non-seulement les rois Mérovingiens laissoient le Romain des Gaules en possession de son état, mais ils lui conferoient encore souvent les emplois les plus importans de la monarchie, et ils lui permettoient de s’allier par mariage avec les Francs. Les monumens litteraires du sixiéme et du septiéme siecles sont si remplis de faits qui prouvent la premiere de ces deux propositions, que je n’aurois point songé à en rassembler ici quelques-uns, si la hardiesse avec laquelle des écrivains de parti ont soutenu depuis peu, que les Francs avoient réduit les Romains des Gaules dans une condition approchante de la servitude, n’étoit point capable d’en imposer à ceux qui n’ont pas lû l’histoire de nos premiers rois dans les auteurs contemporains.

Clovis lui-même s’est servi de Romains dans ses affaires les plus importantes. Nous avons vû quelle étoit sa confiance pour Aurelien que l’Abbréviateur dit positivement avoir été Romain de nation, et de quelle importance étoit l’emploi de commandant dans le canton de Melun quand ce prince le lui confera. Saint Mélaine évêque de Rennes devint après la soumission des Armoriques au pouvoir de Clovis, son conseiller. Quel crédit S. Remi ne devoit-il point avoir sur l’esprit de ce prince son néophite ? On voit par le nom des évêques qui ont siégé sous le regne de ses successeurs, et par le nom des généraux et des ministres de ces princes, que la plûpart de ces prélats, de ces généraux, et de ces ministres étoient Romains de nation. Il y a même plus, les auteurs contemporains disent positivement quelquefois que ces généraux, que ces ministres étoient Romains. Par exemple, Gregoire de Tours parle dans plusieurs endroits de son histoire d’un Lupus[2] qui vivoit de son tems, et qui sous le regne de Sigebert petit-fils de Clovis étoit déja parvenu à l’emploi de duc de la Champagne de Reims. Or nous voyons par un poëme que Fortunat, contemporain de Gregoire de Tours adresse au duc Lupus, que ce Lupus étoit Romain de nation. » Le Duc Lupus, dit notre Poëte, efface la splendeur des hommes les plus célébres. Penétré des sentimens Romains, qu’il tient du sang dont il est sorti, il remplit également bien les fonctions de Général & celles de Magistrat. » On pouvoit être en même tems l’un et l’autre sous nos rois Mérovingiens. Nous l’avons observé plus d’une fois.

Frédegaire trouvant à propos de nous apprendre de quelle nation étoit chacun des généraux de l’armée que le roi Dagobert I envoya contre les Gascons vers l’année six cens trente-cinq, dit : que tels et tels étoient Francs, qu’un tel étoit Bourguignon, et que Crammelenus un de ces chefs, étoit Romain de nation. Dès qu’il y avoit dans les armées de nos rois des généraux Romains, on ne sçauroit douter qu’il n’y eût aussi bien des officiers et bien des soldats, et même des corps entiers de cette nation. Qu’on se souvienne encore de ce que dit Procope, dans le passage où il parle de la réduction des Armoriques à l’obéissance de Clovis. On y voit que Clovis prit à son service les troupes Romaines, qui gardoient la Loire contre les Visigots, et que lorsque notre historien écrivoit, c’est-à-dire, après le milieu du sixiéme siécle, ces troupes étoient encore armées et disciplinées à la Romaine. En un mot, qu’elles étoient encore de véritables légions. En effet, Gregoire de Tours fait mention dans plusieurs endroits de ses ouvrages, de tribuns, qui vivoient de son tems, et l’on sçait que ce nom est de la milice Romaine, et non pas de la milice des Barbares. Notre historien dit, en parlant d’un crime commis de son tems, qu’un certain Medardus, qui étoit tribun en fut soupçonné. Ce même auteur dit dans la préface de son second livre des miracles de saint Martin, qu’après avoir employé son premier livre à écrire les merveilles que l’apôtre des Gaules avoit operées dans les tems antérieurs, il va raconter celles qui arrivoient journellement au tombeau de ce saint. Il rapporte ensuite dans l’onziéme chapitre de son second livre, que Mummola femme du tribun Anienus, et qui avoit perdu l’usage d’un pied, le recouvra miraculeusement par l’intercession de saint Martin.

Dans un autre endroit de ses ouvrages, Gregoire de Tours parle d’un miracle qui se fit au tombeau de saint Germain évêque d’Auxerre, dans la personne du tribun Nunninus, qui étoit parti d’Auvergne pour venir payer à la reine Theodechilde quelqu’argent provenant des revenus de cette province, sur laquelle son pere Thierri lui avoit apparemment assigné sa dot. On a vû qu’il avoit cette cité dans son partage. Fortunat parle aussi du tribunat dans le poëme que nous venons de citer à l’occasion du sens que pouvoit avoir l’expression de Convive du roi. Il dit à Condo le héros du poëme. » Vous êtes parvenu en montant de grade en grade, aux places les plus eminentes. Votre premier avancement fut que le Roi Thierri vous recompensa comme Tribun, au sortir d’un combat qu’il avoit gagné. Son fils Theodebert vous confera ensuite l’emploi de Comte. »

Il falloit bien qu’il y eût encore dans les Gaules, des tribuns sous les rois Mérovingiens, puisqu’il y avoit encore dans les cités des Romains qui portoient le titre de maître de la milice ou de Magister militum. Le Pere Mabillon a donné dans le quatriéme tome des Annales de l’ordre de saint Benoît, la formule d’une constitution de dot faite à Angers suivant l’usage du lieu, la quatriéme année du regne de Childebert, et cet acte fait mention d’un maître de la milice comme d’un des officiers de la cité. Suivant toutes les apparences, ces maîtres de la milice n’étoient que les commandans de la milice Romaine de chaque cité, car l’emploi de généralissime des Gaules étoit réuni à la couronne, et nous verrons dans un chapitre composé exprès, que chaque cité des Gaules avoit sous les rois Francs sa milice, composée de ses anciens habitans, ainsi qu’elle l’avoit sous les empereurs Romains. Mais cela prouve toujours que les Francs n’en avoient point usé avec les Romains des Gaules, comme un conquerant en use avec une nation qu’il a subjuguée et qu’il opprime, de la même maniere que les Turcs oppriment les Grecs. Un tel conquerant se garde bien de laisser au peuple subjugué le maniement des armes.

Rapportons encore quelques passages des auteurs du sixiéme et du septiéme siécle, où il est fait mention des Romains pourvûs par nos rois des plus grandes dignités de l’Etat, et employés par eux dans les affaires les plus délicates.

On sçait que le patriciat étoit dans les pays qui avoient composé le royaume des Bourguignons, et qui avoient été unis en cinq cens trente-quatre au royaume des Francs, la plus grande dignité après la royale. Ou bien nos rois ayant trouvé, lorsqu’ils soumirent ce pays-là, que le premier officier du prince s’y nommoit Patrice, ils continuerent à donner ce titre à celui qui devoit y commander immédiatement sous eux. Ou bien nos rois, et c’est ce qui me paroît de plus vraisemblable, ayant trouvé la qualité de Patrice comme réunie au diadême des Bourguignons, parce que les derniers rois de cette nation l’avoient eue, et d’un autre côté ne voulant plus la porter, lorsqu’ils furent devenus seigneurs suprêmes des Gaules, en vertu de la cession de Justinien, ils la donnerent à leur premier officier dans celles de leurs provinces dont il s’agit, afin que le peuple accoutumé à obéir à des Patrices, lui obéît par habitude. Quoiqu’il en ait été, il est toujours certain que ce premier officier se nommait Patrice. Or il est fait mention dans un seul chapitre de Gregoire de Tours, de trois Romains créés patrices par le roi Gontran, qui avoit la Bourgogne dans son partage ; sçavoir, Celsus, Amatus, et Eunius Mummolus. Leurs noms suffisent pour montrer qu’ils étoient Romains, mais nous sçavons encore d’ailleurs, que Celsus étoit de cette nation. Nous avons l’épitaphe de Silvia, mere de ce Celsus, et il est dit dans cet épitaphe, que Silvia, qui comptoit des consuls au nombre de ses ancêtres, avoit vû l’un de ses fils évêque, et Celsus qui étoit l’autre, revêtu de la dignité de Patrice. Quant à Eunius Mummolus, voici un autre passage de l’Histoire ecclésiastique des Francs qui le regarde, et qui contient plusieurs preuves de l’admission des Romains, aux principaux emplois de notre monarchie : » Eunius, dont le surnom étoit Mummolus, fut fait Patrice par le Roi Gontran, je me crois obligé de dire ici quelque chose concernant l’origine & les premiers Emplois de ce Mummolus. Il étoit fils de Peonius Citoyen d’Auxerre, & qui faisoit les fonctions de Comte dans cette Cité. »

Quand Gregoire de Tours parle de l’ambassade que Childebert le fils du roi Sigebert avoit envoyée à l’empereur Maurice, il dit : que des trois ambassadeurs qui la composoient, Grippo étoit Franc de nation, que l’autre qui s’appelloit Bodegesilus étoit fils de Mummolenus de la cité de Soissons, et que le troisiéme qui se nommoit Evantius, étoit fils de Dinamius, de la cité d’Arles. Nous verrons dans le chapitre où nous prouverons que les cités des Gaules avoient conservé leurs milices sous les rois Mérovingiens, que lorsque Gregoire de Tours dit absolument qu’un homme étoit citoyen d’Arles, de Soissons, ou de telle autre cité qu’on voudra, notre historien entend dire, que cet homme-là étoit des anciens habitans de la cité dont il s’agit, et par consequent Romain.

Frédégaire qui étoit Franc de nation, dit positivement dans plusieurs endroits de ses chroniques, que ses officiers principaux, dont il a occasion de parler, étoient Romains de nation. » Proradius, écrit-il, qui étoit Romain d’origine, & pour » qui la Cour avoit beaucoup de vénération, fut fait Patrice à la recommandation de Brunehaut. Le même historien nous apprend un peu plus bas, que Protadius fut élevé à la dignité de maire du palais, dont l’autorité devoit s’étendre sur tout un partage. » L’année suivante, dit encore ce même Auteur, » Claudius, Romain de Nation, fut fait Maire du Palais par le Roi Thierri le jeune. »

Ce n’est point parce qu’il paroissoit extraordinaire à Frédégaire, que des Romains fussent élevés à de si grandes dignités, qu’il marque de quelle nation étoient Claudius et les autres. C’est uniquement parce qu’il a jugé convenable de dire, de quelle nation étoient ceux dont il racontoit l’avancement. La preuve de ce que je soutiens, c’est qu’il en use de la même maniere, lorsqu’il parle de l’avancement des Francs. En rapportant que Colenus avoit été fait patrice par Thierri Le Jeune, il observe que Colenus étoit Franc de nation. Frédégaire remarque qu’Erpon étoit de la même nation, quand il dit qu’Erpon fut fait duc, ou commandant de la Bourgogne Transjuranne.

Je pourrois encore raporter une infinité d’autres exemples, pour prouver que les Romains ne furent jamais exclus sous les rois Mérovingiens des plus grandes dignités de la monarchie. Mais je me contenterai de fortifier ceux que j’ai rapportés par un raisonnement. Les Romains, comme on l’a vû plus d’une fois, aimoient mieux être sous la domination des Francs que sous celle des Bourguignons ou des Gots. Il faut donc que les Romains ne fussent point traités plus mal par les Francs, que ces Romains l’étoient par les Bourguignons et les Gots. Or les Bourguignons et les Gots n’ont jamais exclu les Romains des emplois les plus importans.

On a vû qu’Arédius et plusieurs autres ministres du roi Gondebaud étoient Romains. Ce prince dans le préambule de la loi nationale des Bourguignons, s’addresse à tous ses officiers tant Bourguignons que Romains. Il est dit dans un autre endroit de cette loi : « Nous entendons que tous les comtes tant Bourguignons que Romains observent la justice. »

Quant aux Gots, nous avons vû déja que les Visigots faisoient servir à la guerre leurs sujets, Romains de nation, qu’ils les employoient dans les affaires d’Etat ; et voici ce que dit un ambassadeur des Ostrogots concernant la maniere dont ces derniers vivoient avec les Romains d’Italie. On ne sera point fâché de trouver ici le passage en entier, quoiqu’on en ait déja vû des fragmens. » Après nous être rendu les maîtres de l’Italie, en la délivrant du Tyran Odoacer, nous n’avons pas eu moins d’attention qu’en avoient les Césars, à y faire observer les Loix, & à y conserver l’ancienne forme de gouvernement. Théodoric & ses successeurs n’ont fait d’autres Ordonnances que celles qu’il convenoit de publier, afin de maintenir en vigueur les Loix établies. Pour ce qui regarde la Religion nous n’y avons point touché, & nous avons laissé à cet égard aux Romains une si grande liberté, que jusques ici aucun d’entr’eux ne s’est fait de notre Communion. On n’a point même inquieté ceux des Ostrogots qui ont embrassé la Religion Catholique. Nous avons toujours porté un si grand respect aux Eglises des Romains, qu’aucun de ceux qui s’y sont réfugiés, n’en a pas été tiré par force. Il y a plus ; nous avons laissé aux Romains tous les emplois civils. Aucun Ostrogot n’y est entré. Que celui qui peut nous convaincre de mensonge s’éleve contre nous, & qu’il nous en accuse en face. Ce que j’avance est si vrai, que nous avons bien voulu que les Romains d’Italie reçussent de l’Empereur des Romains d’Orient le Consulat qui par nos soins étoit demeuré annexé au Partage d’Occident. » En effet nous avons vû que les juges citoyens de la nation des Ostrogots, et qui étoient envoyés par Théodoric dans les provinces, ne devoient y prendre connoissance que des procès des Ostrogots, et tout au plus des procès des Romains qui plaidoient en qualité de demandeurs contre un Ostrogot.

Comme nous avons encore un édit celebre de Théodoric roi des Ostrogots fait pour être observé par tous ses sujets de quelque nation qu’ils fussent, et qui contient plus de cent articles, j’ai cru devoir entendre Procope, comme je l’ai entendu dans l’endroit, où il semble dire absolument que ce prince et ses successeurs n’avoient point fait de loix.

Je fais ici une réflexion. C’est qu’à me voir prouver si méthodiquement que nos premiers rois n’ont jamais exclu les Romains des Gaules, leurs sujets, des principales dignités de la monarchie, et qu’il est absolument faux que les Francs ayent ôté à ces Romains l’exercice des armes, il sembleroit que les auteurs modernes[3] qui ont avancé que ces princes avoient réduit nos Romains dans un état approchant de la servitude, fussent fondés en preuves. On croiroit que ces auteurs eussent rapporté quelque loi autentique par laquelle Clovis, ou l’un de ses successeurs auroit dégradé nos Romains, en les rendant, par rapport aux Francs, de la même condition qu’étoient les ilotes par rapport aux citoyens de Lacédemone, ou que le sont aujourd’hui les Grecs sujets du Grand-Seigneur par rapport aux Turcs, et que de mon côté je serois à la peine de prouver par les faits que cette loi seroit demeurée sans exécution. On croiroit du moins que j’aurois à réfuter des auteurs qui alleguent plusieurs exemples de Romains exclus des grandes dignités de la monarchie, parce qu’ils étoient Romains, ou tout au moins, que j’aurois à répondre à des écrivains tellement accrédités pour avoir composé sur les antiquités Françoises plusieurs ouvrages estimés du public, que leur sentiment formeroit seul un préjugé qui ne pourroit être détruit que par les raisons les plus solides.

Il n’y a rien de tout cela. En premier lieu, on n’a jamais vû aucune loi qui ait exclu les Romains des grands emplois de la monarchie, ni qui les ait réduits à un état approchant de la servitude. Jamais aucun auteur ancien n’a fait mention d’une pareille loi, et les écrivains qui ont la hardiesse de supposer qu’elle ait existé, le supposent gratuitement.

En second lieu, ces auteurs n’alleguent aucun fait dont on puisse induire l’existence de cette loi générale. Ils ne prouvent par aucun exemple qu’elle ait jamais été.

En troisiéme lieu, les écrivains dont je parle, n’ont jamais eu la réputation d’être sçavans dans nos antiquités. Au contraire les auteurs les plus illustres par ce genre d’érudition, sont du sentiment de Dom Thierri Ruinart, qui dans la préface qu’il a mise à la tête de son édition des œuvres de Gregoire de Tours, a écrit : Lorsque les anciens Habitans des Gaules, ou pour parler le langage de ces tems-là, lorsque les Romains & les Francs eurent été associés de maniere que les deux Nations ne faisoient plus qu’un seul Peuple, le Peuple de la Monarchie se trouva composé en premier lieu de personnes sorties des Maisons illustres & de celles que Grégoire de Tours appelle Maisons Sénatoriales ; en second lieu, de Citoyens nés libres ; en troisiéme lieu, de personnes affranchies par leurs Maîtres à differentes conditions ; & en quatrieme lieu, de véritables Esclaves. Ceux d’entre les Romains qui avoient de la naissance ou qui étoient riches, parvenoient aux principales Dignités de la Monarchie, ainsi que les Francs descendus de ceux qui étoient venus d’au-delà du Rhin. L’Histoire de Gregoire de Tours fait foi que dans les tems dont elle parle, plusieurs de ces Romains furent faits Comtes & même Ducs. »

Aussi ne réfutons-nous sérieusement l’opinion contraire, que parce qu’elle flatte assez la vanité de plusieurs personnes pour s’accréditer, toute fausse qu’elle est ; c’est en dire assez quant à present. Montrons que nos Romains s’allioient tous les jours par mariage avec les Francs. Ce sera une nouvelle preuve que les Francs ne les traitoient point comme on traite des serfs.

Il est vrai qu’il y a eu des Barbares du nombre de ceux qui dans le cinquiéme siécle s’établirent sur le territoire de l’empire Romain, qui long-tems y ont habité sans vouloir s’allier par des mariages avec les Romains. Par exemple, il a été deffendu durant plusieurs générations aux Visigots d’épouser des Romaines, et aux filles des Visigots de se marier avec des Romains. Nous avons une preuve sans réplique de ces prohibitions dans la loi faite pendant le septiéme siécle pour les révoquer insensiblement, en introduisant l’usage des dispenses. Cette loi qu’on connoît être du roi Rescivindus, monté sur le trône, suivant Luitptand en six cens cinquante-trois, et cela parce que le monagrance du nom de Rescivindus se trouve à la tête de la loi, statue ainsi. » Par de bonnes considérations, nous révoquons pour toujours l’ancien Reglement, & nous statuons par la presente Ordonnance qui doit être irrévocable, que doresnavant un Visigot pourra épouser une Romaine, & une femme de la Nation des Visigots un Romain, en nous en demandant auparavant la permission. » On aura inseré ce statut dans la loi des Visigots, à la place du statut qui défendoit les mariages dont il s’agit, et qui étoit devenu inutile par sa révocation. Voilà pourquoi nous ne trouvons plus ce statut-là, dans la table de la loi des Visigots.

Il n’en a pas été de même des loix des Francs. On ne trouve dans aucune de leurs rédactions, la prohibition de s’allier par mariage avec la nation Romaine, et l’histoire fait foi en second lieu, que les Francs ont souvent contracté mariage avec des personnes de cette nation, dès les premiers tems de la monarchie.

Tout ce qui est permis par la loi naturelle en matiere civile, et n’est point défendu par une loi du droit positif particulier à la nation dont il s’agit, est réputé permis par ce droit positif. Or la Loi Salique et la Loi Ripuaire ne deffendent dans aucun des endroits où elles statuent sur les mariages, le mariage d’un Franc libre avec une Romaine de même condition, ni celui d’un citoyen Romain avec une femme libre de la nation des Francs. Il y a même dans ces deux loix plusieurs articles dont on peut tirer induction, qu’elles approuvoient ces sortes de mariages.

Le quatorziéme titre de la Loi Salique composé de seize articles, est entierement employé à statuer sur les rapts et sur les mariages. Il y est bien dit, que la fille libre qui épousera un esclave qu’elle sçaura être esclave, deviendra serve ; que celui qui épousera une femme fiancée avec un autre homme, sera condamné à une amende de soixante sols d’or au profit du roi, et à une amende de quinze sols d’or envers le fiancé ; que l’homme qui aura épousé sciament l’esclave d’un autre, perdra la liberté ; que les mariages de ceux qui auroient épousé leurs parentes ou leurs alliées dans un degré prohibé, seroient déclarés nuls, et les enfans qui en seroient provenus, bâtards. Mais il n’y est point dit, que le Franc libre qui auroit épousé une Romaine libre doive être sujet à aucune peine de quelque nature que ce soit. Au contraire un article de la Loi Salique de la premiere redaction, ne condamne qu’à une amende de trente sols d’or celui qui auroit épousé l’affranchie d’un autre citoyen, et cela sans distinction de nation. Il n’impose au délinquant aucune autre peine, et il ne dégrade point les enfans nés ou à naître d’un pareil mariage.

Lorsque les Francs se souleverent contre le mariage que Theodebert avoit contracté avec une matrone Romaine, avec Deutéria, et qu’ils l’obligerent à la quitter pour épouser Visigarde, ils n’alléguerent point que ce mariage fût prohibé par la Loi Salique. Ils dirent pour toutes raisons : que Theodebert n’avoit pas dû délaisser Visigarde qu’il avoit fiancée avant que d’avoir vû Deutéria, pour épouser Deutéria. Cependant il est naturel que des sujets qui prétendent obliger leur maître à rompre un mariage dont il est content et à en contracter un pour lequel il n’a pas d’inclination, fassent valoir toutes les raisons de nullité qu’on peut alleguer contre le premier mariage.

Lorsque l’évêque Sagittarius avançoit que les fils que le roi Gontran avoit eus de sa femme Austregilde, n’étoient point capables de succeder à la couronne, il ne se fondoit pas sur ce qu’Austegilde, qui, lorsque ce prince l’épousa, étoit esclave de Magnarius ou de Magnacharius, les manuscrits ortographient differemment ce nom propre, devoit être réputée de la nation Romaine dont étoit son maître, mais bien sur ce qu’elle avoit été esclave[4]. On juge, par ce qu’ajoute Gregoire De Tours ; Sagittarius se trompoit ne sçachant point que tous les fils des rois sont capables de succeder à la couronne, nonobstant la condition de leur mere, qu’alors on étoit persuadé que l’honneur que faisoit le souverain aux esclaves qu’il daignoit épouser, les affranchissoit de plein droit.

Venons à la loi des Ripuaires, qui, comme nous l’avons déja observé, étoit moins favorable aux Romains en general, que la Loi Salique. Il est vrai qu’elle condamne, ou pour mieux dire, qu’elle improuve le mariage des Romains avec les Ripuaires. Il y est dit à ce sujet : » Si un homme affranchi en face d’Eglise, si un Romain, ou si un Affranchi de la dépendance du Domaine du Roi, épouse une Ripuaire née libre, ou si un Ripuaire né libre épouse, soit une Romaine, soit une Affranchíe dépendante du Domaine du Roi, soit une femme affranchie en face d’Eglise, les enfans qui naîtront de ces sortes de mariage, seront de la condition de celui des deux conjoints, dont l’état est le moindre. » Ainsi le fils du Ripuaire qui avoit épousé une Romaine, et qui naturellement devoit jouir de l’état de Ripuaire, étoit réduit à l’état de Romain par cette loi. Elle n’ordonne rien de plus, soit à son préjudice, soit au préjudice de son pere. Encore est-il probable que par Romain, il ne faut point entendre ici, les Romains unis avec les Ripuaires et domiciliés parmi eux, mais les Romains qui n’avoient point cet avantage, et qui étoient comme étrangers par rapport aux Ripuaires : en un mot, les Romains que la Loi Ripuaire qualifie Advena Romani. Nous en avons déja parlé.

Mais quel qu’ait été l’objet et le motif de cette sanction particuliere, l’esprit de la loi des Ripuaires est si peu opposé aux mariages entre les personnes des deux nations, que cette loi n’impose aucune sorte de peine à la fille d’un Ripuaire, laquelle auroit épousé un Romain. Elle ne statue autre chose à cet égard, si ce n’est que les enfans nés d’un pareil mariage, seroient Romains, c’est-à-dire, de la condition dont ils devoient être, suivant la loi naturelle. La loi des Ripuaires est néanmoins très-sévere contre les filles de condition libre, qui contracteroient les mariages, qu’elle regarde comme de véritables mésalliances. Tels sont les mariages qu’une fille née libre pouvoit contracter avec de certains affranchis ou avec des esclaves. La loi[5] condamne les enfans nés de quelques-uns de ces mariages à l’esclavage. Les filles qui auroient contracté quelques autres de ces mariages, sont condamnées elles-mêmes à devenir serves. Voici une des dispositions que le code Ripuaire fait à ce sujet, et qui paroît digne d’être rapportée. » Si une fille Ripuaire & née libre a suivi an Esclave de sa propre Nation, & que ses parens veuillent empêcher que la Loi par laquelle cette fille est condamnée à l’esclavage ne soit exécutée, la susdite fille & le Serf seront traduits devant le Roi ou devant le Comte. Alors le Roi ou le Comte présentera une épée & une quenouille à la fille. Si la fille opte l’épée, il faudra qu’elle tue avec certe épée le Serf qui l’aura séduite. Si la fille opte la quenouille, qu’elle demeure Esclave. » Cette loi, l’on n’en sçauroit douter, étoit très-propre à retenir les serfs Ripuaires dans les bornes du respect qu’ils devoient aux filles des citoyens de la nation, mais d’un autre côté, elle assuroit à l’un des coupables le moyen de se justifier par le meurtre de son complice. Enfin, ce que la Loi Ripuaire statue concernant les mariages de ses citoyens avec des personnes de la nation Romaine, est une preuve que souvent il se contractoit de pareils mariages.

Après tout ce qui vient d’être exposé, je crois devoir me contenter de rapporter deux exemples de mariages contractés entre des Romains et des Francs. Il est dit dans la vie de saint Rigobert, archevêque de Reims, et né vers le milieu du septiéme siecle, qu’il étoit d’une famille considérable du canton des Gaules, connu sous le nom du pays des Ripuaires, et qu’il étoit fils de Constantinus, et d’une fille de la nation des Francs. Si l’auteur de la vie de saint Rigobert se contente de marquer la nation dont étoit la mere de ce prélat, c’est qu’il croit avoir dit assez intelligiblement que le pere de notre saint étoit Romain, en disant qu’il s’appelloit Constantinus. Saint Médard, né dans le Vermandois, et mort évêque de Noyon sous le regne de Clotaire I étoit fils de Nectardus, de la nation des Francs, et de Protagia de la nation des Romains. Ces mariages étoient en usage, même avant que Clovis se fût rendu maître des Gaules.

Enfin Procope écrit dans l’endroit de son Histoire de la guerre Gothique, où il raconte comment se fit l’union des francs avec les Armoriques, et que nous avons rapporté dans le troisiéme chapitre du quatriéme livre de cet ouvrage, que l’union dont il s’agit fut faite aux conditions que les Francs avoient proposées, et qu’une de ces conditions étoit que les deux peuples, pour rendre leur confédération plus étroite, s’alliroient ensemble par des mariages. Les Francs qui s’incorporerent à la tribu des Saliens, qui avoit fait le traité dont nous venons de parler, se seront conformés à sa disposition. Si l’on trouve dans la loi des Ripuaires quelqu’espece de peine imposée au Franc qui épousoit une Romaine, c’est que les Ripuaires n’ayant point été incorporés à la tribu des Saliens, ils auront eu la liberté de continuer à maintenir ce qui avoit été statué à cet égard dans les tems précedens.

Les Visigots, il est vrai, ont été long-tems sans vouloir s’allier par mariage avec les Romains des Gaules, on vient de le voir ; mais la raison qui les éloignoit de ces alliances, n’en éloignoit pas les Francs. Les Gots venoient de la Pannonie, et lorsqu’ils s’établirent en-deçà des Alpes et au-delà des Pirenées, ils n’étoient pas familiarisés de longue main avec les Romains de ces contrées-là. Au contraire les nations Germaniques du nombre desquelles étoient les Francs, n’auront jamais eu de répugnance à s’allier par des mariages avec les Romains de la partie des Gaules où elles s’habituerent, parce qu’elles avoient eu de grandes relations avec eux, même avant qu’elles passassent le Rhin, pour venir occuper cette partie des Gaules. En effet, nous voyons en lisant la loi des Bourguignons, qui étoient une autre nation Germanique, qu’ils pouvoient dès les premiers tems de leur établissement dans les Gaules, épouser des Romaines, et donner leurs filles à des Romains.

Il y est dit dans le douziéme titre qui concerne le crime de Rapt. « La fille Romaine qui sans avoir obtenu le consentement de ses parens, ou bien à leur insçû, épousera un Bourguignon, sera deshéritée. » Suivant cette loi il étoit donc permis aux filles Romaines d’épouser impunément des Bourguignons, pourvû qu’elles se mariassent de l’aveu de leurs parens ; et par conséquent il étoit, dans ce cas-là, permis aux Bourguignons de les épouser. Il suffiroit de cet article et de ce qu’on ne trouve dans la Loi Gombette aucune sanction qui deffende les mariages entre des personnes des deux nations, pour conclure avec fondement qu’elle les approuvoit. Je crois néanmoins que mon lecteur ne sera point fâché de trouver encore ici une sanction de cette loi tirée du titre où il est statué sur la satisfaction dûe aux veuves et aux filles Bourguignones qui se plaindroient en justice d’avoir été séduites, parce qu’il y est supposé qu’elles demandassent alors que leur séducteur, soit qu’il fût Romain, soit qu’il fût Bourguignon, seroit tenu de réparer leur honneur en les épousant. Voici le premier article de ce titre. » Si la fille d’un Bourguignon né libre, a, tandis qu’elle est encore fille, un commerce criminel avec un Barbare, ou bien avec un Romain, & qu’elle se plaigne ensuite en Justice d’avoir été séduite, aprés qu’elle aura dûment prouvé son accusation, son séducteur lui payera quinze sols d’or de dommages & interêts, & il sera mis hors de Cour. Quant à la fille, elle demeurera chargée de l’infamie qu’encourent celles qui manquent à leur honneur. »

Le second article de ce même titre montre bien que j’ai eu raison de supposer, en expliquant le premier, que la fille, qui se plaignoit, demandât que son séducteur fût tenu de l’épouser. Il y est dit : » Quant à la veuve qui volontairement aura eu un commerce criminel avec quelqu’un, & qui intentera dans la suite une action contre lui, on ne lui adjugera aucuns dommages & interêts, & si celui auquel elle se sera abandonnée, refuse de l’épouser, nous deffendons de l’y contraindre, attendu que par sa conduite elle se seroit renduë indigne d’avoir ni un mari, ni des dommages & interêts. »

Enfin nous avons vû que dans les cas d’homicide, la Loi Gombette traitoit avec parité les Bourguignons et les Romains, ordonnant la même peine contre le meurtrier du Romain que contre le meurtrier du Bourguignon. Ainsi tout nous oblige à croire que la Loi Gombette n’empêchoit pas ces deux nations de s’allier ensemble par des mariages.

Dans la suite de cet ouvrage nous confirmerons encore tout ce que nous venons d’avancer par une observation. C’est que dans toute l’étenduë du royaume de France, tel qu’il étoit sous le regne de Hugues Capet, il a toujours été permis aux hommes de quelque condition qu’ils fussent, d’épouser impunément et sans que leur posterité en fût dégradée en aucune maniere, des filles d’une condition inferieure à la leur, pourvû néanmoins qu’elles fussent nées libres. Je ferai voir que même depuis les tems où les loix ont mis dans ce royaume-là plusieurs differences entre les citoyens nés dans certaines familles et les citoyens nés dans d’autres familles, que depuis que les citoyens laïques y ont été divisés en deux ordres ; sçavoir l’état de la noblesse et l’état commun, ou le Tiers état : il n’a jamais été deffendu aux citoyens du premier de ces deux ordres, d’épouser des filles du second, soit par une prohibition expresse, soit par des reglemens qui auroient contenu une prohibition indirecte, en excluant les enfans nés de ces alliances inégales, de certains emplois, honneurs, bénéfices et dignités étant à la collation de leurs concitoyens, ou à celle de nos rois.

Aussi voyons-nous que toutes les preuves que quelques compagnies, de qui les reglemens ont été faits sous les premiers rois de la troisiéme race, exigent encore aujourd’hui des récipiendaires qui se présentent pour y entrer, consistent uniquement à faire paroître qu’on est né d’une mere de condition libre, et même depuis que presque tous les serfs ont été affranchis, le récipiendaire en est cru à son simple serment : il en est quitte pour affirmer en disant, juro quod jum ex venire libero, ou juro quod sum ab omni servitute solutus. C’est encore l’usage observé dans plusieurs églises cathédrales des pays compris dans les limites du royaume de France, tel qu’il étoit lorsque Hugues Capet le possedoit.

Quant aux dignités affectées à la noblesse et instituées depuis que ce n’est plus la profession qui décide de l’ordre dont est un citoyen, mais bien le sang dont il est sorti, nos rois n’ont pas voulu qu’on exigeât du novice ou du récipiendaire qui se présentoit pour y être admis, aucune preuve de noblesse du côté des meres. S’il se trouve aujourd’hui dans quelques contrées de la monarchie des corps, des compagnies, et des societés où l’on n’est admis qu’en prouvant qu’on est issu de mere et d’ayeules nobles, c’est par trois raisons.

En premier lieu, les successeurs de Hugues Capet ont réuni au royaume qu’il avoit possedé, plusieurs pays démembrés de la monarchie Françoise à la fin du regne de la seconde race, et qui durant le tems écoulé entre leur démembrement et leur réunion, avoient été soumis à l’empire d’Allemagne, où l’esprit des loix Saxonnes a toujours prévalu, parce que plusieurs des premiers chefs de cette monarchie ont été Saxons de nation. Il s’est donc trouvé dans les pays dont je parle, lorsqu’ils ont été réunis au royaume de France, plusieurs coutumes et usages contraires à ceux qui s’y observoient avant le démembrement, et nos rois ont bien voulu laisser subsister ces nouveautés.

Secondement, ces princes ont souffert que depuis deux siecles on ait introduit des usages contraires aux anciens usages de la monarchie, en differentes contrées de leur obéissance.

En troisiéme lieu, nos rois ont eu la facilité de permettre que des ordres ou societés dont le chef-lieu est hors du royaume, y établissent des maisons, que dans la réception des novices on y suivît des loix faites en un pays étranger, et qu’on y observât même les nouveaux statuts que ces ordres ont ajouté depuis cent quatre-vingt ans, aux anciens, soit pour obliger les novices à faire preuve de trois dégrés de noblesse paternelle et maternelle, au lieu qu’il suffisoit dans les premiers tems qu’ils fissent preuve d’un dégré, soit pour astraindre ces novices à faire ces preuves par actes et leur interdire de pouvoir les faire par témoins, ainsi qu’elles se faisoient précédemment.

On doit regarder comme une de ces loix étrangeres dont nos rois ont bien voulu permettre l’exécution dans leurs Etats, l’article de la Pragmatique de Bourges, dans lequel il est ordonné que, pour jouir du privilége qu’on accorde aux nobles de pouvoir, après trois ans d’étude dans une université, y être faits gradués, quoique les non-nobles n’y puissent être faits gradués, qu’après cinq ans d’étude, il faudra être issu d’un pere et d’une mere nobles. En effet cet article de la Pragmatique Sanction ne fut jamais rédigé par les officiers du roi instruits des loix et des coutumes de la monarchie. Ainsi que la plûpart des autres articles de la Pragmatique, il a été tiré mot pour mot des décrets du concile de Basle. D’ailleurs le point de cet article qui regarde les meres ne s’observe pas. Ce que je vais écrire servira encore de nouvelle preuve à ce que je viens de dire concernant l’état et condition des Romains des Gaules sous nos rois Mérovingiens.

  1. Ecoar. Leger. Sal. pag. 82.
  2. Greg. Tor. Hist. Lib. 4. cap. 47. & lib. 6. cap. 4.
  3. Boul. Traité de la Noblesse, pag. 17.
  4. Ruin. Greg. Tur. p. 220.
  5. Lex Rip. Tit. 58, Art. 16.