Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 4/Chapitre 12

LIVRE 4 CHAPITRE 12

CHAPITRE XII.

De la part qu’eurent les interêts de la Religion aux disgraces & aux prospérités de Gondebaud, durant le cours de la guerre qu’il soutint contre Clovis et Theodoric.


On vient de lire dans les chapitres précedens deux révolutions des plus surprenantes dont l’histoire fasse mention, l’une et l’autre arrivées en moins d’un an. On y voit d’abord un roi établi sur le trône il y avoit vingt-cinq ans, et dont les Etats s’étendoient depuis les confins du diocèse de Troyes jusqu’à la Méditerranée, réduit après avoir perdu une bataille sur l’Ousche, à s’aller jetter dans Avignon. Non-seulement il se trouve hors d’état de mettre une nouvelle armée sur pied, mais ce prince que l’histoire ne represente point comme un homme timide, n’ose entreprendre la défense des villes qui sont sur la Saone ; il n’ose même s’enfermer dans l’ancien Lyon, que son assiette sur une montagne presqu’entourée par la Saone, rendoit si propre pour arrêter une invasion. Enfin Gondebaud n’a point la hardiesse de défendre Vienne qui étoit sa capitale, ni aucune des villes qui sont au-dessus d’Avignon, où il se jette, peut-être par l’impossibilité d’aller plus loin. Tout d’un coup la fortune change de face. Celui qui n’avoit osé défendre Lyon et tant d’autres villes, défend Avignon avec tant de succès, que Clovis est intimidé à son tour. Il désespere de prendre jamais la place, et levant le siége après un accord dont il ne reçoit d’autre garant que la parole de son ennemi, il se retire dans son propre pays. A peine a-t-il évacué les Etats de Gondebaud, qui sans doute avoit promis de laisser en paix Godégisile l’allié de Clovis, que Gondebaud abandonné de tout le monde quelques mois auparavant se remet en campagne. Tout le monde le rejoint, et bientôt il se trouve à la tête d’une nombreuse armée. Il assiége sans aucun ménagement pour les Francs, Vienne, où Godégisile que tout le monde abandonnoit à son tour, avoit été réduit à s’enfermer. La place est prise, Godégisile est tué dans l’azile où il s’étoit sauvé, Gondebaud est rétabli dans tous ses Etats, et même il se rend maître du partage de ce frere. Clovis, on sçait si ce prince étoit endurant ou timide, ne reprend point les armes pour tirer raison du manquement de parole de Gondebaud. Il souffre tranquillement cette injure, et autant qu’on en peut juger par son caractere qui nous est assez connu, uniquement par l’impossibilité d’en tirer raison. Quel tort ne devoit pas faire à sa réputation l’impunité de Gondebaud ? Il y a plus : il semble que ces deux princes soient devenus amis bientôt après. Ce qui est de certain, c’est que comme nous le verrons, ils étoient ligués ensemble contre les Visigots en l’année cinq cens sept, c’est-à-dire six ans après les évenemens dont il s’agit ici. Deux pareilles révolutions ne sçauroient être arrivées en Bourgogne dans le cours d’une année ; comme Marius Aventicensis dit positivement qu’elles arriverent, sans qu’il fût arrivé de grandes révolutions dans les esprits des sujets de Gondebaud. Il faut que la premiere de ces révolutions ait été l’effet de l’envie qu’avoient alors les romains de son royaume de changer de maître, et que la seconde révolution ait été l’effet du changement subit de ces mêmes romains dont Gondebaud avoit regagné pour lors l’inclination, en donnant des assurances positives de faire incessamment tout ce qu’ils pouvoient souhaiter de lui, et de remédier incontinent à tous les désordres qui lui avoient attiré leur aversion.

Quoique nous n’ayons l’histoire du cinquiéme siecle que très-imparfaitement, elle ne laisse pas néanmoins de fournir plusieurs faits très-propres à bien appuyer les conjectures que nous faisons pour expliquer les causes des malheurs surprenans et des succès inesperés de Gondebaud durant le cours de l’année cinq cens.

Deux choses donnoient envie aux Romains, sujets du roi Gondebaud, de changer de maître. La premiere, étoit la religion de ce prince qui faisoit profession publique de l’arianisme. La seconde, le mauvais traitement que les Bourguignons faisoient aux Romains dont ils étoient les hôtes. Or nous allons raporter deux faits qui font ajouter foi à ces deux motifs. Le premier fera voir que quelques mois avant la bataille de Dijon, ce prince avoit ôté à ses sujets catholiques l’esperance de sa conversion, qui jusques-là, pour user de la phrase vulgaire, leur avoit fait prendre patience, et les avoit retenus sous l’obéissance d’un prince hérétique. Nous ferons voir aussi que lorsque Gondebaud fut rétabli, il donnoit, corrigé qu’il avoit été par ses disgraces, toute l’esperance d’une conversion très-prochaine. Le second fait que nous rapporterons, c’est que Gondebaud dès qu’il fût rentré en possession de ses Etats, publia un nouveau code qui mettoit les Romains ses sujets à couvert de la vexation des Bourguignons. N’est-il pas très-probable qu’il avoit promis ce nouveau code aux Romains, afin de les faire rentrer dans ses interêts. Exposons ces faits-là plus au long.

Vers le mois de septembre de l’année quatre cens quatre-vingt-dix-neuf, c’est-à-dire, sept ou huit mois avant la bataille de Dijon, il se tint à Lyon en presence du roi Gondebaud, une conference entre les catholiques et les ariens. Nous en avons encore les actes, que Dom Luc D’Achéri a publiés dans son Spicilége, et que Dom Thierry Ruinart a inserés comme une piece également autentique et curieuse, dans son édition des œuvres de Gregoire De Tours. Voici le commencement de ces actes dans le livre de l’éditeur. » Il est arrivé par un effet de la Providence, qu’à la sollicitation de Remy Evêque de Reims, Apôtre des Francs, & sous le bon plaisir du Roi Gondebaud, plusieurs Evêques se sont assemblés pour aviser aux moyens de faire cesser la division de l’Eglise universelle, en y ramenant les Ariens. Afin qu’il parût, continuent nos actes, que ces Prélats se seroient trouvés ensemble comme par hazard, Stephanus écrivit à plusieurs d’entr’eux, pour les inviter de venir à la Fête de Saint Juste, qui attire toujours un grand monde. » Cette circonstance nous apprend le lieu et nous donne la date du mois où se tint la conférence en question, parce que dire la fête d’un saint absolument, c’est dire la fête qui se fait le jour de son passage à la vie éternelle. Or saint Juste, évêque de Lyon dans le quatriéme siecle, étoit mort au mois de septembre, en visitant les saints lieux, et son corps avoit été dans la suite rapporté et inhumé dans cette ville, ainsi que nous avons eu occasion de le dire, en parlant de la famille dont étoit Egidius. On verra encore par un incident rapporté ci-après, que la conférence se tint dans la ville même où saint Juste étoit enterré, et sur laquelle regnoit Gondebaud au commencement du sixiéme siecle. D’autres circonstances rapportées dans les actes dont il s’agit, montreront que cette conférence fut tenuë, comme je l’ai dit, en l’année quatre cens quatre-vingt-dix-neuf.

» Sur l’invitation de Stephanus, évêque de Vienne, le même dont on a vû ci-dessus une Lettre écrite à Clovis pour le féliciter sur son Baptême, Æonius Evêque d’Arles, l’Evêque de Valence, celui de Marseille, & plusieurs autres Prelats Catholiques se rendirent à Lyon, d’où Stephanus les mena saluer le Roi Gondebaud qui étoit à Sabiniacum avec sa Cour. Etdicius Avitus, Evêque de Vienne, pour qui ses Confreres avoient une grande déference, bien qu’il ne fût pas plus âgé ni plus ancien qu’eux dans l’Episcopat, dit à Gondebaud : Vous avez ici auprès de vous vos Docteurs les plus éclairés ; si vous voulez bien le permettre, nous allons les convaincre devant vous par le témoignage de l’Ecriture Sainte, que les Ariens sont dans l’erreur. Voici quelle fut la réponse de Gondebaud. Si votre Communion est la bonne, pourquoi les Evêques qui en sont, ne désarment-ils pas le Roi des Francs qui m’a déclaré la guerre, & qui pour me perdre, s’est allié à mes ennemis ? La veritable foi peut-elle se trouver avec la convoitise du bien d’autrui & la soif du sang des Nations ? Que Clovis justifie par ses œuvres la croyance qu’il professe. Avitus répliqua doucement avec l’air & l’éloquence d’un Ange : Nous ignorons, grand Prince, à quel dessein & par quel motif le Roi des Francs fait tout ce que vous venez de dire ; mais l’Ecriture nous enseigne que l’abandon de la Loi de Dieu est souvent cause de la subversion des Etats. Soumettez-vous, vous & votre Peuple à cette Loi, & le Tout-Puissant vous accordera des jours tranquilles. Dès que vous serez en paix avec lui, vous aurez bien-tôt la paix avec les hommes, & vos ennemis ne prévaudront point contre vous. »

Nous observerons deux choses sur cet endroit des actes de la conférence de Lyon. La premiere, c’est que nous y trouverons la date de l’année où elle se tint, comme nous avons trouvé par la fête de saint Juste, la date du mois où elle fut tenuë. Gondebaud dit que le roi des Francs s’étoit ligué avec ses ennemis, et qu’il lui avoit déclaré la guerre. Cependant comme Gondebaud, lorsqu’il dit cela, est encore paisible auprès de Lyon, le mois de septembre où il parle ne sçauroit être celui de l’année cinq cens. Cette année, comme nous l’avons vû, fut si remplie d’évenemens, qu’il faut que la bataille de Dijon qui en fut le premier ait été donnée long-tems avant le mois de septembre. Ainsi le mois de septembre dans lequel Gondebaud parle, est celui de l’année quatre cens-quatre-vingt-dix-neuf. Après avoir vû qu’il ne sçauroit avoir été le mois de septembre de l’année cinq cens, voyons aussi qu’il ne sçauroit avoir été le mois de septembre des années posterieures à l’année cinq cens. Depuis cette année-là jusqu’à la mort de Clovis, il n’y a point eu de guerre entre les Francs et les Bourguignons.

Clovis pouvoit bien avoir fait avec Theodoric son traité de ligue contre les Bourguignons dès le mois d’août de l’année quatre cens quatre-vingt-dix-neuf. Il pouvoit leur avoir déclaré la guerre dès cette année-là, quoiqu’il n’ait mis une armée en campagne contr’eux que l’année suivante. Quand il la déclara, la saison se sera trouvée être trop avancée, pour qu’il lui fût possible de rassembler ses milices avant que le tems d’entrer en campagne fût passé ; ou ce qui est plus probable, il se sera noué quelque négociation pour rétablir la paix, et cette négociation aura suspendu les hostilités, ou du moins la marche des armées royales. Qui auront été les médiateurs ? Saint Remy et saint Avitus. En effet, l’évêque de Vienne ; et c’est ma seconde observation, auroit-il dit à Gondebaud d’une maniere aussi intelligible qu’il le lui dit : Faites-vous catholique aujourd’hui, et demain votre paix sera faite avec les Francs ? s’il n’eût pas sçû tous les ressorts secrets de cette affaire, s’il n’eût pas été informé que ceux des Romains sujets de Gondebaud qui avoit promis de favoriser les armes des Francs, ne s’étoient engagés qu’au cas que la derniere tentative qu’on alloit faire pour convertir leur hôte, demeurât sans effet, et s’il n’eût pas été informé aussi d’un autre côté, que saint Remy qui étoit, comme on l’a vû, le promoteur de la conférence de Lyon, se faisoit fort d’engager le roi Clovis son prosélite, à désarmer, si Gondebaud prenoit enfin la résolution de se convertir. Il se peut faire que le traité de ligue offensive entre le roi des Francs et le roi des Ostrogots ne fût point encore ratifié, et que saint Remy eût promis positivement d’en empêcher la ratification, au cas que Gondebaud se fît catholique. Saint Remy auroit alors representé à Clovis que c’étoit agir contre les interêts de la religion, que de se liguer avec Theodoric arien déclaré, contre un prince qui venoit d’abjurer l’hérésie, et qu’on seroit mal servi dans la guerre qu’on oseroit entreprendre contre lui.

L’audience que Gondebaud donna aux évêques catholiques dans Sabiniacum, finit par la proposition d’une dispute de controverse. » Dès le lendemain le Roi descendit par la Saone à Lyon, & il envoya chercher Avitus & Stephanus, auxquels il dit : Les Evêques de ma Communion sont prêts à entrer en dispute avec vous, mais il est à propos que cette dispute ne soit pas publique, & qu’elle se faire seulement en presence de personnes dont vous & moi nous conviendrons. Aussi-tôt nos deux Prélats vinrent rendre compte des intentions du Roi à leurs Confreres, qui résolurent de se rendre à cette Conférence, non pas veritablement sans quelque répugnance, parce que le jour marqué pour la tenir se trouvoit être celui de la Fête de Saint Juste. Ils y allerent donc après avoir passé la nuit en prieres aux pieds du tombeau de ce Saint, & ils furent accompagnés de plusieurs Ecclésiastiques, & même de Placidius & de Lucanus, deux des principaux Officiers de Gondebaud. » La conférence se termina ainsi que toutes les disputes de controverse ont coutume de finir. Chacun se flatta d’avoir répondu solidement aux argumens de son adversaire, et la partie fut remise au lendemain. Comme les évêques orthodoxes alloient rentrer dans le lieu de la conférence, Aridius, ministre de Gondebaud vint leur dire qu’il ne leur conseilloit point de la tenir ; elle se tint cependant, et même avec quelque fruit ; car si Gondebaud ne se laissa point persuader, il y eut des ariens que la force de la verité convainquit, et qui se déclarerent catholiques. Suivant les apparences, Gondebaud qui avoit beaucoup de confiance dans la sagesse d’Aridius, ne lui avoit point caché le parti qu’il prenoit, et ce ministre qui étoit Romain, eût été bien-aise d’épargner aux prélats de sa communion une tentative infructueuse.

On peut bien juger que les évêques catholiques auront pris aussi un parti de leur côté, et que peu soigneux après cela d’aider Gondebaud à trouver de l’argent et des soldats, ils auront du moins laissé agir Clovis. Ils auront seulement engagé Aridius, qui restoit auprès de Gondebaud, à profiter des bons mouvemens, que les disgraces que ce prince alloit essuyer, exciteroient en lui, pour tâcher de l’amener à la véritable religion. Qu’arrive-t-il dans la suite ? Gondebaud abandonné de tout le monde et renfermé dans Avignon, s’y sera repenti du parti qu’il avoit pris à Lyon. Il aura pour ramener les Romains ses sujets, promis deux choses : l’une de se faire instruire, l’autre de publier sa loi Gombette, ou son nouveau code. Là-dessus Aridius aura été trouver Clovis, et après lui avoir expliqué les suites de la révolution qui alloit arriver dans les esprits, il lui aura fait comprendre que l’armée des Francs étant engagée aussi avant dans le pays ennemi qu’elle l’étoit, elle alloit se trouver incessamment affamée et coupée, parce que ceux qui avoient été jusques-là leurs amis secrets, alloient devenir leurs ennemis déclarés. Clovis informé de plus d’un endroit qu’Aridius ne lui disoit que la verité, aura pris le parti que nous avons vû qu’il prit, quoiqu’il jugeât bien que Gondebaud ne lui payeroit pas long-tems le tribut annuel qu’il lui faisoit offrir. Mais la promesse seule de ce tribut mettoit à couvert l’honneur des armes de Clovis. Dans la suite des tems, Gregoire de Tours, soit parce qu’il ne sçavoit point le secret de la négociation d’Aridius, soit parce qu’il n’a voulu rapporter que celles des circonstances de la retraite de Clovis, qui pouvoient faire honneur à la mémoire de ce prince, n’aura parlé que des conditions du traité, et il n’aura rien dit de ses motifs veritables qui furent la nécessité de le signer, à laquelle le roi des Francs se voyoit réduit par le changement des esprits.

Il est vrai que je n’ai pas trouvé dans aucun écrivain ancien que Gondebaud eût promis dans le tems qu’il étoit enfermé dans Avignon, de publier son nouveau code, et de se faire instruire ; mais je me fonde sur deux raisons pour le supposer. La premiere, est que Gondebaud se conduisit, aussi-tôt qu’il eût été rétabli, comme un prince qui auroit pris dans sa disgrace les deux engagemens dont nous venons de parler. Il se fit instruire et il publia sa loi Gombette. La seconde, c’est qu’il lui est très-utile de promettre durant son infortune, tout ce qu’il executa si-tôt qu’elle fut cessée. Il est donc question seulement de bien prouver les deux faits qui viennent d’être avancés.

Gregoire de Tours immédiatement après avoir raconté le rétablissement de Gondebaud, rapporte la publication de la loi Gombette, et la demande que fit ce prince d’être réconcilié secretement à l’Eglise catholique, comme les deux premieres choses qu’il avoit faites dés qu’il fût rentré en possession de ses Etats. » Gondebaud, dit notre Historien, recouvra toute la Bourgogne, & il publia une nouvelle rédaction des Loix des Bourguignons, faite afin de garantir les Romains ses Sujets, des vexations de ces Barbares. Ce Prince ayant aussi reconnu que les dogmes des Ariens étoient faux, il voulut les abjurer secretement entre les mains de Saint Avitus, Evêque de Vienne. »

Cet évêque dont le crédit étoit si grand dans les Gaules et même en Orient, devint donc le catéchiste de Gondebaud, et nous avons encore les lettres qu’il écrivit à ce prince pour le convaincre de la verité, mais ce saint évêque ne voulut point réconcilier le roi des Bourguignons à l’Eglise à moins que ce prince ne fît une abjuration publique de ses erreurs. Il eut beau alleguer qu’il lui convenoit de garder des ménagemens avec sa nation, Avitus traita tous les égards que Gondebaud vouloit avoir pour les hommes au préjudice de ce qu’il devoit à Dieu, de foiblesse, et de foiblesse dont un roi devroit être incapable. « C’est à vous, lui disoit-il, à faire la loi à vos Bourguignons et non pas à la recevoir d’eux. » Ces raisons terrassoient bien Gondebaud, mais elles ne le gagnoient pas, et il mourut enfin sans avoir pû se résoudre à faire une abjuration de l’arianisme telle qu’on l’exigeoit de lui, avant que de le réconcilier à l’Eglise.

Si les Romains sujets du roi des Bourguignons n’étoient rentrés dans ses interêts que par l’esperance de le voir bien-tôt catholique ; comment, dira-t’on, ne s’en séparerent-ils point de nouveau quand ils se virent frustrés de leur attente ? Comment ne rappellerent-ils point les Francs ? Je réponds que jusqu’à la mort de Gondebaud, nos Romains n’auront point désesperé de sa conversion. L’évêque de Vienne qui se faisoit un merite d’être l’apôtre des Bourguignons, comme l’évêque de Reims étoit celui des Francs, se sera toujours flatté qu’avec l’aide du ciel il ameneroit enfin son prosélite à faire une profession publique de la veritable religion, et il aura fait esperer la même chose aux Romains durant un grand nombre d’années. D’ailleurs et cela devoit leur faire souffrir avec patience les délais et les incertitudes de Gondebaud ; Sigismond le fils et le successeur nécessaire de ce prince avoit fait publiquement profession de la religion catholique. Il paroît par plusieurs lettres écrites à Sigismond du vivant de son pere par Avitus, que dès-lors Sigismond s’étoit réuni publiquement à l’Eglise. Nous avons même parmi les lettres de ce prélat, celle qu’il écrivit au nom de Sigismond au pape Symmaque mort plusieurs années avant Gondebaud, et dans cette lettre Sigismond après avoir rendu l’obédience à sa Sainteté et l’avoir remerciée des reliques qu’elle lui avoit envoyées, lui en demande encore de nouvelles. Ainsi les Romains sujets de Gondebaud étant contens de son administration, Clovis qui sans eux ne pouvoit rien contre lui, aura dissimulé l’infraction du traité d’Avignon. Il l’aura soufferte d’autant plus patiemment que ces mêmes Romains lui auront dès-lors proposé peut-être, la ligue qu’il fit en cinq cens six avec Gondebaud contre Alaric hérétique endurci et fils d’Euric le persécuteur.

Voilà donc comment Gondebaud aura été rétabli dans son royaume et comment il s’y sera maintenu en paix. Ce qu’il sera arrivé de plus, c’est que ceux des Romains ses sujets qui s’étoient déclarés en l’année cinq cens, les chefs du parti formé en faveur des Francs, ou qui étoient notés pour avoir fait de ces démarches que les souverains ne pardonnent point et qui sont toujours exceptées dans les amnisties génerales, se seront bannis de leur patrie pour chercher un azile dans les pays de l’obéissance de Clovis. Suivant les apparences Theodore, Proculus et Dinifius trois Romains qui après avoir été chassés de leurs évêchés dont le siege étoit dans les limites de la Bourgogne, se réfugierent dans les Etats de Clovis, étoient tous trois de ce nombre. L’historien ecclesiastique des Francs en parlant de la vocation de ces prélats à l’évêché de Tours où ils furent promus les deux premiers vers l’année cinq cens dix-neuf, et le dernier vers l’année cinq cens vingt et un, dit qu’ils étoient fort âgés dans le tems de leur élection, qu’ils avoient auparavant eu des évêchés dans le pays possedé par les Bourguignons, mais qu’ayant été expulsés de leurs sieges en haine de la guerre, ils s’étoient réfugiés auprès de la reine Clotilde, qui par un motif de reconnoissance contribua beaucoup à les faire choisir. Comme les Francs n’ont point eu la guerre avec les Bourguignons depuis la paix d’Avignon faite en cinq cens, jusqu’en l’année cinq cens vingt-trois, il faut que ces trois évêques installés sur le siege de Tours en cinq cens dix-neuf et en cinq cens vingt-un, et qui avoient été précedemment chassés de leurs diocèses en haine de la guerre, en eussent été chassés à l’occasion de la guerre commencée et terminée dans le cours de l’année cinq cens. Que sainte Clotilde ait procuré par un motif de reconnoissance, l’élevation de nos trois prélats sur le siege épiscopal de Tours, c’est une nouvelle preuve de tout ce que nous avons avancé. Nous avons déja parlé des justes sujets que cette princesse avoit de vouloir la perte de Gondebaud, et nous verrons dans le livre suivant que ce fut elle qui porta en cinq cens vingt-trois les rois ses enfans à faire la guerre aux Bourguignons. Ainsi l’on doit penser qu’ayant la confiance de Clovis, elle contribua beaucoup à lui faire entreprendre de déthroner Gondebaud en l’année cinq cens, et qu’elle eut alors beaucoup de part aux progrès des Francs par l’usage qu’elle aura sçû faire de son crédit sur l’esprit des Romains sujets du roi des Bourguignons. Suivant toutes les apparences, nos trois évêques auront été de ceux que Clotilde avoit pour lors engagés dans le parti des Francs, et ils se seront déclarés si violemment, qu’après la révolution qui remit Gondebaud sur le thrône, ils n’auront osé rester dans ses Etats.

On peut conjecturer encore qu’Eptadius, prêtre de l’église d’Autun, étoit aussi un des Romains, sujets de Gondebaud, qui furent après son rétablissement réduits à s’exiler de ses Etats, parce qu’ils s’étoient déclarés avec trop de chaleur pour les Francs, et qu’ils avoient commis contre leur souverain naturel de ces attentats, dont les coupables sont toujours exceptés des amnisties generales que les princes accordent à la fin des guerres, qui sont à la fois guerre civile et guerre étrangere. On peut voir dans le Pere Le Cointe[1] que lorsqu’il fut question d’élire cet Eptadius évêque d’Auxerre, dont le diocèse qui appartenoit aux Francs confinoit avec le pays des Bourguignons, et se trouvoit par conséquent exposé à leurs insultes, Clovis qui les ménageoit dans ce tems-là, ne voulut point consentir à l’élection proposée, avant que d’avoir fait trouver bon à Gondebaud qu’on y procedât.

Enfin pour confirmer nos conjectures sur les causes des deux révolutions qui arriverent en cinq cens dans le royaume de Bourgogne, nous rapporterons le contenu d’une lettre d’Avitus à Aurelien, personnage illustre. On a vû que ce ministre de Clovis avoit fait plusieurs voyages en Bourgogne pour y négocier le mariage de son maître avec Clotilde. Or la lettre d’Avitus paroît être la réponse à une lettre qu’Aurelien qui ne sçavoit point encore tout ce qu’Avitus sçavoit déja, lui avoit écrite pendant le siege d’Avignon, et dans le tems que Gondebaud paroissoit terrassé de maniere qu’on ne devoit pas croire à moins que d’être du secret, que ce prince dût si-tôt se relever.

» C’est un heureux présage que nos amis profitent de la sérenité passagere qui nous luit, pour nous donner de leurs nouvelles. Néanmoins les flots excités par la tempête que vous comparez si bien avec les orages ordinaires, ne sont pas entierement calmés. Il ne faut point prendre la bonace où nous sommes pour une preuve que le vent soit entierement tombé, mais plûtôt comme une marque qui montre qu’il veut varier. Que le calme, s’il continuë, que le vent s’il vous devient contraire, n’alterent point vorre amitié, & que vos sentimens pour nous ne dépendent jamais des tems que vous aurez. Aimez toujours vos amis : si les conjonctures le permettent donnez-leur de vos nouvelles ; si cela se peut point conservez-leur au moins votre amitié, rien ne sçauroit l’empêcher. Nous sommes dans un siecle où vous devez esperer que le vaisseau après avoir passé sur le bord des abîmes que vous décrivez si bien dans votre Lettre, entrera enfin dans un port où il n’aura plus à craindre le naufrage. »

Toutes les phrases de cette lettre dans laquelle Avitus affecte de s’expliquer en langage figuré, parce que le style métaphorique épargne à celui qui s’en sert, la nécessité de nommer par leur nom et les choses et les personnes dont il entend parler, conviennent bien aux ménagemens que l’évêque de Vienne devoit garder, pendant qu’on ajustoit et qu’on se disposoit à faire jouer tous les ressorts de la révolution qui remît le roi Gondebaud en possession de ses Etats. On y apperçoit l’embarras d’un homme qui se doit du respect à lui-même, et qui dans la situation où il se trouve, ne sçait ce qu’il convient d’écrire à d’anciens amis, dont il veut en tous évenemens conserver l’affection, et dont il va quitter le parti. Si d’un côté il n’ose dire clairement les faits dont ses nouveaux amis lui ont fait confidence, parce qu’il ne veut point les trahir, d’un autre côté il est bien aise de faire deux choses. La premiere, pour s’expliquer ainsi, c’est de prendre date en mandant à ses anciens amis des choses telles, qu’il puisse en les expliquant un jour, se faire auprès d’eux le mérite de leur avoir du moins donné avant l’évenement, des lumieres sur tout ce qui alloit arriver. La seconde est de preparer ses anciens amis à n’imputer sa conduite, lorsqu’ils le verront changer de parti, qu’à la destinée qui s’est plû à le mettre dans une situation telle, qu’il ne pouvoit s’empêcher de se laisser entraîner au torrent. On voit enfin dans la dépêche d’Avitus, que quoiqu’il arrive, il veut toujours conserver des liaisons particulieres avec une personne en grand crédit dans le parti qu’il est prêt d’abandonner, et même, s’il est possible, entretenir avec elle une correspondance reglée.

Pour reprendre le fil de l’histoire, je conclurai de tout ce qui vient d’être exposé, que Clovis désesperant de faire des conquêtes sur Gondebaud nouvellement réconcilié avec ses sujets Romains, aura fait la paix avec lui, à condition que chacun demeureroit en possession des pays qu’il tenoit avant la rupture. Quant à Theodoric, ce prince se voyant abandonné de Clovis, aura fait aussi sa paix avec Gondebaud, à condition que ce dernier lui cederoit la cité de Marseille et quelques cités adjacentes. Il seroit inutile de rechercher quelles étoient ces cités par une raison ; c’est que Theodoric qui affectionnoit beaucoup la province qu’il avoit acquise dans les Gaules, travailla sans cesse à l’agrandir, et qu’en effet dans les tems posterieurs à l’année cinq cens, il l’agrandit à plusieurs reprises. Ainsi l’on ne sçauroit sçavoir positivement tout ce qu’il acquit cette année-là. Le mariage d’Ostrogothe, l’une des filles de Theodoric avec Sigismond fils de Gondebaud, aura été une des conditions du traité dont nous venons de parler, ou du moins il en fut une suite. Voilà donc la tranquillité rétablie dans les Gaules pour quelque tems.

  1. Ann. Eccl. Franc. tom. 1. p. 210.