Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 4/Chapitre 10

LIVRE 4 CHAPITRE 10

CHAPITRE X.

Clovis s’allie avec Theodoric pour faire la guerre aux Bourguignons. Recit des évenemens de cette guerre, tel qu’il se trouve dans Gregoire de Tours.


Ce ne fut pas neanmoins contre les Visigots que Clovis fit la premiere des guerres qu’il entreprit après la réduction des Armoriques et la soumission des troupes Romaines à son obéissance ; ce fut contre les Bourguignons. Comme il se ligua dans cette guerre avec Theodoric roi des Ostrogots, je trouve à propos de dire avant toutes choses, comment Théodoric étoit parvenu à regner enfin paisiblement sur toute l’Italie et sur quelques pays adjacens.

On a vû que ce prince étoit descendu en Italie de l’aveu de l’empereur Zénon, et qu’il avoit achevé deux ou trois ans avant le baptême de Clovis, de se rendre maître de cette belle portion du partage d’Occident, en faisant mourir Odoacer. Comme on l’a déja vû encore, Anastase qui avoit succedé à Zénon en quatre cens quatre-vingt-onze, voyoit avec beaucoup de regret la cession faite à Theodoric qui se conduisoit en Italie comme un souverain indépendant. Soit qu’Anastase ait contredit le titre de Theodoric en soutenant que Zenon n’avoit donné au roi des Ostrogots d’autre pouvoir que celui d’un lieutenant, et qu’il ne lui avoit point par consequent cedé ni transporté les droits des empereurs d’Orient sur aucune portion du partage d’Occident ; soit qu’Anastase ait cherché querelle à Theodoric sur la maniere dont il gouvernoit en Italie, la guerre s’alluma entre ces deux princes[1]. Il y a même apparence que la guerre que les Bourguignons faisoient aux Ostrogots dans le tems de la conversion de Clovis et dont nous avons parlé, fut une suite de celle que les Romains d’Orient avoient alors contre ces mêmes Ostrogots.

Theodoric qui vouloit être tranquille en Italie afin de pouvoir exécuter le projet d’étendre son pouvoir au-de-là des Alpes[2], et d’assujettir, s’il étoit possible, toutes les Gaules au nouveau thrône qu’il venoit d’élever dans Rome, comprit bientôt qu’il ne regneroit jamais paisiblement en Italie, tant qu’il seroit en rupture avec l’empereur d’Orient. Ce dernier y avoit des creatures, et d’ailleurs il n’étoit pas bien facile d’accoutumer les Romains, qui presque tous étoient catholiques, à se reconnoître sujets d’un roi barbare, et qui faisoit encore profession de l’arianisme. Il fallut donc que le roi des Ostrogots prît le parti de rechercher l’amitié de la cour de Constantinople, afin que, pour ainsi dire, elle le présentât de sa main aux peuples de l’Italie, comme celui qu’ils devoient reconnoître pour leur chef. Quelles furent les conditions du traité qui se conclut alors entre les deux puissances ? La suite de l’histoire porte à croire que le fondement et la base du traité, fut la cession ou absolue, ou conditionnée, que fit l’empereur en faveur de Theodoric, premierement de l’Italie entiere, la Sicile y comprise, secondement de celle des cités des Gaules que l’empereur Nepos s’étoit reservées par sa convention avec Euric en l’année quatre cens soixante et quinze, et dont les Bourguignons ou les Visigots ne s’étoient point emparés depuis ; enfin la cession de la partie des provinces Romaines situées entre les Alpes et le Danube, laquelle étoit encore sous la domination de l’empire d’Occident, lorsque son trône fut renversé en quatre cens soixante et seize, et qu’Odoacer se mit en possession des pays qui obéïssoient actuellement aux officiers de l’empereur de Rome. Comme nous n’avons point le traité d’Anastase et de Theodoric, et même comme nous n’en avons aucun extrait, nous n’en sçavons certainement que deux conditions. La premiere est, que Theodoric ne nommeroit point de son autorité le consul d’Occident, mais qu’il presenteroit chaque année à l’empereur d’Orient un sujet pour remplir l’une des deux places de consul de la republique Romaine, et que le sujet que Theodoric auroit presenté pour cet effet, seroit nommé consul d’Occident par l’empereur qui le feroit inscrire dans les Fastes[3]. Cassiodore de qui je tire cette particularité, nous a même conservé la formule du diplome ou du brevet que Theodoric faisoit expédier à celui qu’il presentoit pour être nommé consul, et une dépêche particuliere que ce prince écrivit à l’empereur d’Orient, pour lui donner avis qu’il venoit de désigner Felix pour être nommé consul en l’année cinq cens onze. Dès qu’Anastase laissoit ainsi à Théodoric le droit de disposer réellement de la premiere des dignités de l’empire d’Occident, on peut bien croire aussi qu’il abandonnoit à ce roi barbare l’administration de la portion du partage d’Occident désignée ci-dessus, non point comme à un lieutenant ou bien à un representant révocable et comptable de sa gestion, mais comme à un souverain, comme à un collegue.

Quant à la seconde de celles des conditions du traité entre Anastase et Theodoric, qu’il nous est permis de sçavoir, elle étoit, qu’aucun Ostrogot ne pourroit être pourvû des magistratures et des autres emplois civils dans les provinces gouvernées par Theodoric, mais que ces emplois seroient tous exercés par des citoyens Romains. Voici où je prends ce fait-là. Procope nous a conservé une harangue faite à Bélisaire au nom des Ostrogots dans le tems que ce capitaine commandoit en Italie l’armée de Justinien, laquelle y faisoit la guerre contre cette nation, environ quarante ans après la paix concluë entre Anastase et Theodoric. Les ambassadeurs des Ostrogots après y avoir dit plusieurs choses concernant la modération avec laquelle ils avoient toujours vêcu en Italie, ajoutent. » Les Romains ont exercé seuls tous les Emplois civils, & jamais aucun de ces Emplois n’a été conferé à un Ostrogot. N’a-ce point été un Romain qui a toujours été déclaré Consul d’Occident chaque année par l’Empereur d’Orient ? » Or il n’est pas vraisemblable que Theodoric qui avoit tant de gens à récompenser, et qui devoit se fier à ses compatriotes plus qu’aux Romains, en eût usé avec tant d’égards pour ces derniers, s’il n’eût point été obligé par quelque convention à garder des ménagemens qui lui étoient à charge. Il est donc apparent que lorsqu’Anastase lui avoit abandonné l’administration civile et militaire de la portion de l’empire d’Occident dont il s’agit, il avoit exigé de lui qu’il n’employeroit que des Romains dans le gouvernement civil, qu’il ne confieroit qu’à eux tous les emplois subordonnés à la prefecture du prétoire d’Italie, et qu’il ne confereroit à ses Ostrogots que les emplois qui étoient originairement subordonnés au maître de l’une et de l’autre milice dans le département de cette préfecture. Il y aura eu dans le traité d’Anastase et de Theodoric quelque stipulation de même nature, que celle que nous avons conjecturé avoir été faite la premiere ou la seconde année du regne de Clovis entre ce prince et les provinces Romaines qui le reconnurent dès-lors comme maître de la milice.

En quelle année fut conclu l’accord de Theodoric avec Anastase ? Je ne puis le dire precisément. Il paroît seulement que cet accommodement fut fait avant l’année cinq cens. On trouve dans les fastes de Cassiodore sur cette année-là. » Sous le Consulat de Patricius & d’Hypatius le Roi Theodoric notre Prince fit son entrée à Rome, où sa presence étoit ardemment souhaitée par tout le monde. Il y traita avec beaucoup d’affabilité son Senat, & il y fit au Peuple les largesses accoutumées. Il assigna même une somme considerable à prendre chaque année sur ses revenus, pour être employée à la réparation des murs de la Ville. «  Ce passage donne à croire deux choses : la premiere est, que jusques à l’année cinq cens, Theodoric, quoiqu’il fut depuis quatre ans le maître par la force en Italie, n’avoit pas laissé d’avoir des raisons pour ne point aller à Rome. La seconde, c’est que ces raisons cesserent en l’année cinq cens ou dans l’année precedente. Ces raisons me paroissent avoir été la guerre que lui faisoit Anastase. Si tandis qu’elle duroit encore, Theodoric fût venu à Rome, le senat s’y seroit prêté peu volontiers à la démarche de le reconnoître pour souverain. Il auroit fallu ou que le roi des Ostrogots eût souffert que plusieurs de ses nouveaux sujets lui désobéïssent, ou qu’il eût employé la violence pour se faire obéir. Enfin les princes qui sçavent regner, étudient le tems favorable lorsqu’ils veulent donner des ordres d’une extrême importance, autant que leurs courtisans habiles étudient le moment favorable pour demander les graces qu’ils veulent obtenir. La prudence de Theodoric est connue de tous ceux qui sçavent l’histoire. D’ailleurs on voit dans tout ce qui se passa à Rome lorsqu’il y fit son entrée l’année cinq cens, un roi qui fait un usage de ses finances, en prince qui jouit de la paix. Je crois donc que son traité avec l’empereur Anastase fut conclu ou cette année-là, ou qu’il l’avoit été l’année précedente.

Il peut bien aussi se faire encore que ce soit en vertu de quelque condition inserée dans le traité d’Anastase et de Theodoric que le roi des Ostrogots s’abstint de se faire appeller empereur, quoiqu’il fût le maître dans Rome et qu’il y exerçât, ou peu s’en falloit, l’autorité impériale dans toute son étendue. C’est l’idée que les auteurs du tems et Procope nous donnent du gouvernement du roi des ostrogots. » Theodoric, dit le dernier, après avoir mis dans son parti tous les Barbares venus en Italie sous les enseignes d’Odoacer, soumit entierement ce Pays sur lequel il regna paisiblement gouvernant les Romains & les Ostrogots en Prince à qui aucune des qualités qui font un bon Empereur, ne manquoit. Il ne prit pas neanmoins le titre d’Empereur, & il ne porta jamais les marques de cette Dignité, mais il se contenta toujours du nom de Roi, qui est celui que les Peuples Barbares ont coutume de donner à leur Chef suprême. »

On voit par une lettre de Sigismond fils du roi Gondebaud et écrite à l’empereur Anastase, que cet empereur n’avoit cedé à Theodoric que la portion du partage d’Occident, dont Theodoric étoit déja souverain de fait, quand cette cession fut convenue. Nous avons dit en quoi consistoit cette portion. Les autres provinces du partage d’Occident, et sur tout les Gaules, n’avoient point été comprises dans ce délaissement . En effet Sigismond qui n’écrivit la lettre dont il est question, que long-tems après l’année cinq cens, n’y traite Theodoric que de recteur , ou de gouverneur de l’Italie. Sigismond auroit qualifié autrement Theodoric, du moins en écrivant à l’empereur, si ce prince eût attribué à Theodoric quelque superiorité sur les Gaules, où étoit l’établissement de Sigismond. Nous rapporterons cette lettre de Sigismond quand nous en serons aux tems où elle fut écrite.

Theodoric en suivant ses nobles inclinations songea dès qu’il vit son pouvoir affermi, à faire des conquêtes à la fois avantageuses à sa réputation et profitables à l’Italie, où il vouloit être aimé. Il est vrai que celle de l’Afrique, dont les pirates saccageoient continuellement les côtes de l’Italie, et osoient même faire des descentes sur la plage Romaine, étoit la plus utile des conquêtes que Theodoric pût entreprendre. Mais les Ostrogots n’entendoient encore rien à la guerre navale, et les ports d’Italie devoient être dénués de vaisseaux depuis que les Vandales d’Afrique croisoient sans cesse dans la Mediterranée. Ainsi Theodoric tourna ses vûës du côté des Gaules. Si l’on excepte la conquête de l’Afrique, rien ne pouvoit donner plus de satisfaction aux Romains d’Italie où étoit, pour parler ainsi, le cœur du corps d’Etat qui composoit l’empire, que de voir une province de la Gaule réduite sous l’obeissance de leur prince, et l’autorité du Capitole rétablie au de-là des Alpes. En même tems rien n’étoit plus utile aux interêts de Theodoric qu’une telle acquisition, qui le mettroit en état de communiquer de plain pied avec les Visigots, peuple originairement de la même nation que ses Ostrogots et ariens comme eux. Il convenoit aux uns et aux autres de resserrer les anciens liens, en s’unissant aussi étroitement qu’ils l’eussent jamais été, et Theodoric en étoit si persuadé, qu’il donna dans ce tems-là sa fille Theodegote en mariage au roi des Visigots Alaric second.

Il auroit mieux valu pour Theodoric de s’agrandir seul et sans donner en même-tems à d’autres princes le moyen de s’agrandir aussi, mais il ne pouvoit point réussir dans son projet sans avoir les Francs pour alliés. Les Bourguignons unis étroitement à l’empereur d’Orient étoient en possession de la partie des Gaules qui confine avec l’Italie, et par laquelle Theodoric devoit commencer ses conquêtes ; leur nation étoit nombreuse et aguerrie. D’ailleurs elle étoit maîtresse des passages des Alpes les plus importans qui sont bien plus faciles à défendre contre les armées qui viennent d’Italie dans les Gaules, que contre celles qui descendent des Gaules en Italie. Ainsi Theodoric ne pouvoit pas réussir dans son projet à moins que d’avoir un allié qui fît une puissante diversion dans les Gaules. D’un autre côté il est apparent que la guerre entre Theodoric et Gondebaud durant laquelle saint Epiphane fit la rédemption des captifs dont nous avons parlé ci-dessus, duroit encore, et il paroît même que Gondebaud la faisoit avec avantage. En effet, dès que Theodoric étoit obligé de racheter à prix d’argent ses sujets que les Bourguignons avoient faits prisonniers de guerre, il faut que Theodoric eût pris un nombre des sujets de Gondebaud moindre que le nombre des sujets de Theodoric que Gondebaud avoit pris. Si le nombre des uns et des autres avoit été égal, Theodoric eût proposé un échange, et non point un rachat.

Theodoric avoit donc besoin, s’il vouloit réussir dans ses nouveaux projets, d’avoir un allié qui portât la guerre dans le centre de celles des provinces de la Gaule qui étoient occupées par les Bourguignons, et qui fît ainsi une diversion capable de les obliger à dégarnir leur frontiere du côté de l’Italie, ce qui devoit faciliter aux Ostrogots le moyen de la franchir. Proposer aux Visigots de se charger de faire cette diversion sans les assurer en même-tems que Clovis seroit de la partie, c’étoit faire une démarche inutile. Les esprits des Romains des Gaules étant aussi mal disposés en faveur des ariens qu’ils l’étoient, les Visigots devoient craindre que Clovis ne les attaquât dès qu’il les verroit embarassés dans une guerre contre Gondebaud. Nous avons vû quelle étoit la jalousie des Visigots contre le roi des Francs, dont les Etats touchoient aux leurs, ou n’en étoient séparés que par la Loire, le plus guayable de tous les fleuves. Le roi des Ostrogots prit donc le parti de s’allier avec Clovis dont il avoit déja comme nous l’avons dit, épousé la sœur Audéflede ou Angoflede. Quant aux motifs qui auront fait entrer le roi des Francs dans cette ligue, et peut-être la proposer le premier, il est facile de les deviner. L’envie de s’agrandir, et de faire quelque chose d’agreable à la reine Clotilde, qui, comme le dit Gregoire de Tours[4], gardoit un vif ressentiment du traitement inhumain fait à ses parens par Gondebaud. D’un autre côté Clovis n’avoit rien à craindre des Visigots tant qu’il seroit l’allié de Theodoric. Voyons ce que dit Procope de ce traité de ligue offensive contre les Bourguignons, et quelles furent les conjonctures qui donnerent lieu à sa conclusion.

Cet historien contemporain, après avoir raconté tout ce qu’on a lû ci-dessus concernant la cession des Gaules faite aux Visigots par Odoacer, parle de l’agrandissement des Turingiens de la Germanie qui s’emparerent de l’ancienne France, et s’étendirent jusques au Moein dans le même tems que Theodoric s’établissoit en Italie. Il écrit ensuite que dès-lors, c’est-à-dire, vers l’année quatre cens quatre-vingt-dix-huit, les Visigots craignoient déja le pouvoir des Francs qui étoient la nation la plus guerriere, comme la plus inquiéte, et qu’elle leur étoit d’autant plus suspecte qu’elle venoit d’augmenter considérablement ses forces. En effet elle venoit de s’unir avec les Armoriques et d’attacher à son service, comme nous l’avons vû, ce qui restoit de troupes Romaines dans les Gaules. Procope ajoute que les Turingiens et les Visigots à qui la puissance des Francs étoit également suspecte, firent proposer à Theodoric de se liguer avec eux contre cette nation entreprenante, mais que Theodoric se fit alors une loi de ne point signer aucune ligue particuliere avec aucune nation. Il se contenta, suivant Procope, de noüer avec elles des liaisons generales de bonne correspondance, et à tout évenement, de fortifier ces liaisons par des mariages. Voilà ce qui lui fit donner dans ce tems-là sa fille Theodegote au roi Alaric second, et ce qui lui fit donner encore Amalberge fille de sa sœur Amalafride, à Hermanfroy roi des Turingiens. Ces alliances obligerent donc Clovis à laisser en paix les Visigots et les Turingiens, et le réduisirent à chercher l’occasion d’employer ses forces contre quelqu’autre nation. Voilà ce qui fut cause enfin que le roi des Francs tira l’épée contre les Bourguignons.

Le traité de ligue qui fut fait avant la guerre entre Clovis et Theodoric contre Gondebaud, portoit : » Que les Alliés entreroient dans le même tems en campagne pour attaquer chacun de son côté les Bourguignons : Que si l’un des Alliés manquoit à se mettre en campagne au jour convenu, de maniere que faute de la diversion qu’il auroit dû operer, l’autre Allié eût affaire à toutes les forces des Bourguignons, alors celui des deux Alliés qui n’auroit pas rempli son engagement, seroit tenu de compter à l’autre qui auroit combattu seul contre l’ennemi commun, une certaine somme. Que l’Allié qui devroit ce dédommagement en deniers, ne pourroit pas jouir du Benefice du Traité avant que d’avoir satisfait l’Allié auquel il seroit dû, & il étoit énoncé dans ce Traité que les Francs & les Ostrogots partageroient entr’eux les Pays que les Bourguignons tenoient alors. »

On peut bien croire que le traité dont Procope ne nous donne qu’une notion generale, contenoit des articles qui énonçoient distinctement quelle partie du pays tenu par les Bourguignons devoit demeurer aux Francs, et quelle partie devoit appartenir aux Ostrogots. Suivant les apparences chacun des deux peuples ligués devoit avoir la partie de ce pays-là, qui étoit le plus à sa bienséance. Theodoric devoit avoir pour sa part la Viennoise, la seconde Narbonnoise et la province des Alpes. Clovis aura eu pour la sienne la premiere Lyonnoise, la Sequanoise et quelques cités adjacentes.

Gregoire de Tours a jugé à propos en parlant de la guerre des Francs et des Ostrogots contre les Bourguignons, de se renfermer dans ce qui regardoit particulierement les Francs. Ce qui concerne les Ostrogots dans l’histoire de cette guerre-là, lui a paru étranger au sujet qui lui avoit fait mettre la main à la plume. Il va parler.

» Gondebaud & son frere Godégisile, étoient alors Rois des Bourguignons qui occupoient les contrées assises sur le Rhône & sur la Saone, & même la Province Marseilloise. L’un & l’autre ils étoient Ariens aussi-bien que les Barbares leurs Sujets. Il y avoit entre ces deux freres des brouilleries qui furent cause que Godégisile rechercha l’alliance de Clovis, dont les Troupes étoient en grande réputation. Ce Roi des Bourguignons fit donc proposer au Roi des Francs de conclure un Traité de Ligue offensive contre Gondebaud, aux conditions suivantes. Que premierement on se déferoit de Gondebaud par les voyes les plus convenables. Secondement, que lui Godegisile, dès qu’il seroit défait de son frere, payeroit annuellement au Roi des Francs un tribut tel qu’il plairoit à ce Prince de l’arbitrer. «  Il faut que Godégisile pour proposer une pareille convention se crut à la veille d’être traité par Gondebaud d’une maniere aussi cruelle que l’avoient été leurs freres Chilperic et Gondomar. Clovis agréa les conditions qui lui étoient offertes par Godégisile, et bientôt il se mit en campagne pour satisfaire aux engagemens qu’il avoit pris. » Gondebaud mal informé de tout ce qui s’étoit traité à son préjudice, n’eut pas plûtôt eu nouvelle que les Francs entroient hostilement dans son Pays, qu’il manda à son frere de venir le joindre pour l’aider à les repousser. Deffendons-nous de concert, écrivit-il à Godégisile, afin de ne tomber point dans l’inconvénient funeste où nous avons vû tomber tant de Nations, détruites parce que leurs Chefs n’ayant pas sçu se réunir à tems pour faire face à leur ennemi commun, ils ne l’ont combattu que l’un après l’autre. La réponse de Godégisile à l’invitation de son frere, fut qu’il alloit rassembler incessamment ses Troupes, & qu’à leur tête il marcheroit à son secours. Bientôt après l’armée des Francs & celle des Bourguignons furent en presence auprès de Dijon, Château bâti sur la riviere d’Ousche, & là elles en vinrent aux mains. Dès qu’on eut commencé à se charger, Godégisile au lieu de donner sur les troupes de Clovis, attaqua celles de Gondebaud, qui se voyant ainsi prises en têre & en queue, à quoi elles ne s’attendoient point, se rompirent & furent défaites. Pour Gondebaud, dès qu’il eût vû la trahison de son frere, il ne songea plus qu’à se sauver, & prenant sa route le long du Rhône, il gagna la Ville d’Avignon où il se jetta. »

Il est aisé de remarquer, en lisant la narration de Gregoire de Tours, que la bataille de Dijon se donna peu de jours après que les Francs eurent commencé la guerre contre Gondebaud, et que ce ne fut qu’après cette bataille qu’ils firent des conquêtes sur lui. D’un autre côté il est certain par le témoignage de Marius Aventicensis, que cette bataille se donna en l’année cinq cens. Voici ce qu’il en dit : » Sous le consulat de Patritius et d’Hypatius, il se donna auprès de Dijon entre les Bourguignons & les Francs, une bataille. Godégisile qui avoit prémedité de trahir son frere, se joignit lui & les siens aux Francs dans le tems que commençoit la mêlée. Après la déroute de Gondebaud, Godégisile fut maître pour un tems des Etats de ce Prince infortune, qui s’étoit jetté dans Avignon. » Ainsi l’on voit combien le pere Rouyer a eu tort de croire que ce fut dans l’année d’après le baptême de Clovis, c’est-à-dire en l’année quatre cens quatre-vingt-dix-sept, que ce prince fit les conquêtes qu’il dit dans sa chartre octroyée à saint Jean De Reomay, avoir faites la premiere année de son christianisme. Reprenons la narration de Gregoire de Tours.

» Godégisile se mit en possession des Etats de son frere, & comptant la guerre finie, il se fit reconnoître pour Roi dans la Ville de Vienne, qui en étoit la Capitale. Il promit de nouveau d’accomplir sincérement son traité avec Clovis, & de lui remettre une partie du Pays tenu par les Bourguignons. Clovis de son côté poursuivit Gondebaud dans le dessein de le faire prisonnier, & d’en disposer ensuite comme il le trouveroit à propos. Ainsi la crainte qu’avoit le Roi des Bourguignons de perdre la vie de la même maniere que Syagrius l’avoit perdue, li jamais il tomboit entre les mains des Francs, devint extrême lorsqu’il vit leurs Pavillons tendus devant la Ville d’Avignon où il s’étoit renfermé. Il s’adressa pour être tiré d’embarras à un de ses Ministres nommé Arédius ou Aridius, personnage d’une prudence rare & capable neanmoins des actions les plus hardíes. Vous voyez, lui dit Gondebaud, à quelle extrêmité me voilà réduit par ces Barbares qui en veulent également à ma Couronne & à ma vie : Conseillez-moi ? Quel parti prendre. Je ne vois, répondit Arédius, qu’un moyen de nous sauver du naufrage, c’est de calmer Clovis. Je vais donc, si vous approuvez mon projet, feindre d’abandonner votre service pour m’attacher au sien, & j’espere venir à bout de l’amener au point de vous laisser la vie & même la Couronne. Il faudra seulement que vous acceptiez toutes les conditions dont je conviendrai avec lui, & vous les tiendrez jusqu’aux tems où la Providence vous sera plus favorable qu’aujourd’hui. Gondebaud agréa le projet d’Aridius, qui, bientôt après se fit presenter à Clovis comme un transfuge. Roy débonnaire, lui dit ce fidéle déserteur, je quitte le Prince infortuné que je servois pour m’attacher à vous, & si vous daignez me recevoir au nombre de vos Sujets, vous & vos enfans vous trouverez toujours en moi un Serviteur parfaitement dévoué aux interêts de votre Maison. Clovis accueillit Aridius avec bonté & il retint auprès de lui ce Romain qui étoit aussi aimable dans la societé, que capable en affaires. Il prit son tems durant le siége d’Avignon pour dire à Clovis, Grand Prince, si vous daignez entendre un homme aussi peu important que moi, vous qui avez tant de Personnages éclairés dans votre Conseil, je vous donnerai avec sincerité un avis, que peut-être ne vous repentirez vous pas d’avoir écouté, & que tous les Pays exposés aujourd’hui aux malheurs de la guerre vous loueroient certainement d’avoir suivi ? Pourquoi ruiner vos Troupes en les faisant camper plus long-tems devant la Place imprenable où votre ennemi se tient enfermé ? Que peuvent faire ici vos Soldats, si ce n’est dévaster le plat Pays des environs ? Ils ne prendront point Avignon. Faites donc dire à Gondebaud que vous voulez bien faire cesser les hostilités, & même lui accorder la paix, à condition qu’il s’engage à vous payer un tribut annuel. Par-là vous le rendrez votre créature. Supposé que Gondebaud refuse d’accepter vos propositions, vous n’en serez pas moins après les avoir faites, le maître d’en user comme il vous plaira. Clovis prit le parti que lui suggeroit Aridius, & après avoir donné ordre à tous les détachemens qui faisoient le dégât dans le plat-pays de rentrer dans le camp, il fit proposer la paix à Gondebaud aux conditions qui viennent d’être exposées. Le Roy des Bourguignons les accepta, & promit d’acquitter ponctuellement la redevance annuelle à laquelle il s’obligeoit. Il en avança même la premiere année. » On ne sçauroit douter que Clovis n’ait compris son allié Godégisile dans le traité dont nous parlons, bien que Gregoire De Tours ne le dise pas. Je reprens sa narration.

« Aussi-tôt que Clovis se fût retiré, Gondebaud se tint dégagé du Traité qu’il venoit de signer avec ce Prince. Le Roi Bourguignon rassembla donc une armée, & marchant précipitamment, il vint assieger Vienne, où Godégisile se tenoit. Godégisile qui ne s’étoit point préparé à soutenir un siege, craignoit principalement que la Ville ne fût affamée, ce qui lui fit avoir recours à l’expedient de mettre dehors les bouches inutiles. Malheureusement pour lui, il compris dans leur nombre un des Fonteniers de la Ville. Cet ouvrier indigné du peu de cas qu’on avoit fait de lui, vint trouver Gondebaud, & il lui enseigna le moyen de surprendre Vienne, en y entrant par un aquéduc lequel y portoit de l’eau, & qu’il indiqua. On fit usage de cet avis. Un corps de troupes à qui le Fontenier servoit de guide, défila par le conduit de cet aquéduc qui entroit fort avant dans la Ville, & lorsqu’il fut par venu jusqu’à un regard que cet ouvrier ne connoissoit que trop bien, on écarta avec des leviers la pierre qui en fermoit l’ouverture. Les Soldats déboucherent ensuite par cette issuë, & ils se mirent en bataille dans les derrieres des troupes ennemies qui gardoient les remparts. Dès que le corps de troupes qui étoit entré dans Vienne se fût formé, il fit connoître à son armée par des signaux, qu’il avoit pris poste dans la Ville, & il s’avança jusqu’aux portes dont il ne lui fut pas bien difficile de se rendre maître. En même tems celles des troupes de Gondebaud qui étoient demeurées dans son camp, s’aprocherent de la Place comme pour l’insulter, & les assiegés qui se virent attaqués dans le même tems en tête & en queuë ne songerent plus qu’à se sauver dans les aziles des Temples. Godégisile lui-même se réfugia dans une Eglise Arienne, & c’est-là qu’il fut tué avec un Evêque de cette Communion. Quelques Francs qui s’étoient attachés au service de ce Prince malheureux, prirent leur parti en gens de guerre, ils se jetterent dans une Tour pour s’y défendre le plus longtems qu’ils le pourroient. Quand ils furent enfin réduits à se rendre, Gondebaud ne permit pas qu’on leur fît d’autre déplaisir que celui de les désarmer, après quoi il les envoya à Toulouse, pour y être remis entre les mains d’Alaric Roi des Visigots. Il ne traita point avec la même clémence les Senateurs des Cités qui l’avoient abandonné, ni ceux des Bourguignons qui s’étoient déclarés pour Godégisile. Gondebaud les fit mourir, & il remit ensuite sous son obéissance tout le pays connu aujourd’hui sous le nom du Royaume de Bourgogne, où il publia un nouveau Code, dans lequel il y avoit plusieurs loix faites exprès pour empêcher que les Romains ses Sujets ne fussent opprimés par les Bourguignons leurs Hôtes. » On verra par un passage de Marius Aventicensis qui sera rapporté plus bas, que ce fut dès l’année cinq cens que se fit le rétablissement de Gondebaud.

Avant que de rapporter ce qu’on trouve dans Procope concernant les évenemens de la guerre des Francs contre les Bourguignons, je ferai deux observations sur la narration que nous en a donné Gregoire de Tours, et qui est celle qu’on vient de lire. La premiere, est que cet auteur remarque que Gondebaud se remit en possession de tout ce qu’on appelloit le royaume de Bourgogne, à la fin du sixiéme siecle, et cela en recouvrant le royaume qu’il avoit perdu, et en se mettant en possession des Etats de Godégisile. Or à la fin du sixiéme siecle[5], Langres et les autres cités que les Bourguignons tenoient au nord du pays qu’ils avoient occupé dans les Gaules, et qui leur servoient de frontiere contre les Francs dans le tems de l’avenement de Clovis à la couronne des Saliens, étoient encore réputées du royaume de Bourgogne. Ainsi, il faut que Clovis n’ait point gardé aucune des conquêtes qu’il avoit faites en l’année cinq cens sur Gondebaud. Au contraire, nous observerons quand nous aurons à parler de la conquête de Marseille et de quelques autres cités adjacentes, que Theodoric fit alors, que Theodoric les conserva. Aussi toutes ces cités-là n’étoient-elles pas comprises dans le royaume de Bourgogne : elles n’étoient plus censées en faire une partie dans le tems que Gregoire de Tours écrivoit, bien qu’elles eussent appartenu durant un tems à Gondebaud.

Ma seconde observation, sera que nous avons encore le nouveau code publié par ce prince, et dont il est fait mention dans Gregoire de Tours. Nous en parlerons amplement dans la suite. Ici nous nous contenterons de dire qu’il est souvent appellé la loi Gombette, du nom de son auteur, et qu’il a été en vigueur dans les Gaules jusqu’au regne de l’empereur Louis Le Débonnaire, qui l’abrogea.

  1. En 408.
  2. Sirm. in notis ad Avit. pag. 56. Cassi. Var. libr. pr. Ep. I.
  3. Cass. Var. lib. 2. Ep. 3. lib. 9. Ep. 22. Ibid. libr. 6. Formul. prima lib. 2. Ep. 1.
  4. Hist. lib. 3. cap. 6.
  5. Mar. Av. Chron. ad an. 500.