Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 2/Chapitre 10

LIVRE 2 CHAPITRE 10

CHAPITRE X.

Suite des évenemens. Prise de Carthage par les Vandales. Paix entre les Visigots & les Romains. Des Bagaudes d’Espagne. Saint Germain, évêque d’Auxerre interpose sa médiation en faveur des Armoriques.


Avant que de parler des suites de la défaite de Litorius Celsus, il est à propos de dire quelque chose de la prise de Carthage par les Vandales, puisque ce fut à la faveur des distractions que les affaires des Gaules donnoient sans cesse à Aëtius, qu’ils s’emparerent de la capitale de la province d’Afrique. Le dix-neuviéme d’octobre de l’année quatre cens trente-neuf, fut le jour qu’arriva un évenement si mémorable. Les Romains qui ne se défioient plus de Genséric, depuis qu’ils avoient fait la paix avec lui quatre ans auparavant, et qui avoient tant d’affaires ailleurs, ne prenoient pas les précautions nécessaires, pour garder une place d’une aussi grande importance, et située dans le voisinage d’un ennemi qui n’observoit les traités, que lorsqu’il ne pouvoit pas le violer avec avantage. Carthage fut donc aussi-tôt prise, qu’attaquée.

Idace rapporte avec ces mêmes circonstances la prise de la ville dont il s’agit. « Le roi Genséric, dit-il, ayant surpris Carthage le dix-neuf d’octobre, il se rendit maître de toute la province d’Afrique. »

La prise de cette ville qui rendit en peu de tems Genséric maître de l’Afrique, fut, suivant la chronique de Prosper, la principale cause de la chute totale de l’empire d’Occident. En effet les Vandales devinrent par leur nouvelle conquête, les maîtres d’affammer Rome. Les grains dont elle avoit besoin pour subsister, lui venoient presque tous d’Afrique, et ce qui mérite encore d’être observé, le peuple de Rome ne faisoit point de provisions. Il étoit dans l’habitude dangereuse, d’acheter dans les marchés et au jour la journée, les vivres qu’il consommoit. A combien de monopoles la moindre interruption du commerce ne donnoit-elle pas lieu ? Quels ménagemens nuisibles au reste du corps de l’Etat, ne falloit-il point avoir, pour un peuple barbare qui avoit de pareilles armes à sa disposition, et qui pouvoit encore comme il arriva plusieurs fois dans la suite, venir attaquer les Romains dans Rome même. Nous verrons plus en détail dans la continuation de l’histoire, toutes les suites funestes de la prise de Carthage par les Vandales. Aussi Salvien dit-il, après avoir parlé de plusieurs provinces de l’empire envahies par les barbares : qu’enfin en s’emparant de l’Afrique, ils avoient mis, pour parler ainsi, l’ame même de la république sous le joug.

Ce saint personnage revient plusieurs fois dans son traité de la Providence, à la prise de Carthage. Il paroît que de tous les malheurs arrivés à l’empire durant le cinquiéme siécle, où il essuya tant de disgraces, elle fut celui qui affligeoit davantage Salvien. Dans l’endroit que nous venons de citer, il fait une description pathetique du sac de Carthage, où l’on ne se tenoit point sur ses gardes, et dont les citoyens ne s’occupoient que de leur plaisir, quoiqu’ils eussent un voisin suspect et dangereux à leurs portes. « Les cris des Habitans qu’on massacra dans les rues de Carthage, furent, dit-il, confondus avec les cris de joie que jettoient ceux des Habitans, qui pour pour lors étoient au Cirque. » Notre auteur dit dans un autre endroit : que dans Carthage et dans la province d’Afrique, les prédicateurs étoient plus exposés avant cet évenement, aux insultes des habitans, à qui par une vie exemplaire et par des discours pathétiques, ils reprochoient leurs débauches et leurs vices, que ne l’étoient les apôtres lorsqu’ils entroient dans les villes payennes ; et que c’est par un juste jugement de Dieu que ces habitans, qui s’étoient montrés barbares envers les serviteurs de Dieu, portent, dans le tems qu’il écrit, le joug des barbares. Nous serons encore obligés de revenir plus d’une fois à ce sujet-là.

Voyons présentement quels furent dans la Gaule les suites de la défaite de Litorius Celsus. Sidonius Apollinaris dit que les Visigots après cet évenement auroient subjugué une grande partie de cette province de la monarchie romaine, si son beau-pere, le même Avitus qui fut depuis empereur, et qui étoit sorti d’une famille patricienne de la cité d’Auvergne, ne se fût servi du crédit qu’il avoit sur l’esprit de Theodoric, pour obliger ce vainqueur à traiter. » Ce fut en vous, dit notre Poëte à son beau-pere Avitus, que les Gaules mirent leur espérance lorsque les Visigots les faisoient trembler après la défaite de Litorius. Aëtius étoit accouru en vain ; ses prieres & ses offres ne fléchissoient point les Barbares, & dénué de troupes, il ne pouvoit point employer d’autres armes pour les arrêter. La prise de Litorius nous livroit à la discrétion de Théodoric, qui étoit résolu d’étendre ses quartiers jusqu’au Rhône. Pour executer ce projet, il n’avoit point de combat à donner ; il n’avoit qu’à marcher en avant. D’ailleurs la crainte que Theodoric avoit sentie, en voyant les Scythes aux pieds des remparts de Toulouse, s’étoit changée en fureur depuis sa victoire. Il ne pouvoit point pardonner son épouvante à ceux qui l’avoient causée. Quand Rome n’espere plus rien de ses Capitaines & de ses Négociateurs, Avitus, vous faites revivre la paix par un simple renouvellement des Traités que nous avions faits précedemment avec les Visigots. Vous écrivez une lettre d’une page à un Roi qui ne respire que le carnage, & il s’appaise. » Véritablement la paix fut faite dans la même année, c’est-à-dire, dès quatre cens trente-neuf.

Mais j’aime mieux en croire Prosper que Sidonius, sur l’état où se trouverent les Gaules après le désastre de Litorius. Sidonius écrit ce qu’on vient de lire dans un Panegyrique, & encore dans un Panegyrique en vers qu’il composoit, pour louer son Compatriote, son beau-pere, & son Empereur. Nous ne sçavons point que Prosper ait eu aucun motif d’altérer la vérité. Voici sa narration : » On fit la paix avec les Visigots la même année que Litorius avoir été battu. Ces Barbares la demanderent avec encore plus de soûmission après le combat douteux où Litorius fut fait prisonnier, qu’ils ne la demandoient auparavant. » Jornandés dit, en parlant de ce même évenement : » Les Romains & les Visigots renouvellerent les anciens Traités & après qu’une paix sincere eût été faite entre les deux Partis, les armées rentrèrent de part et d’autre dans leurs quartiers. En effet, nous avons vû qu’une partie des troupes de Litorius avoit battu les ennemis qu’elle avoit en tête, et que si ce général fut pris, ce fut apparemment parce que le corps où il combattoit en personne, eut le malheur d’être rompu. Il lui étoit arrivé une disgrace à peu près semblable à celle qui arriva au connétable Anne De Montmorenci à la bataille de Dreux. Ce général fut pris, mais cela n’empêcha point l’armée qu’il commandoit, de battre l’ennemi.

Il falloit bien enfin que l’armée Romaine n’eût point été entierement défaite, puisque Jornandés dit qu’elle ne rentra dans ses quartiers qu’après la conclusion de la paix. Ce que nous allons voir, porte même à croire que les Visigots abandonnerent par leur traité les Armoriques, ou du moins qu’ils consentirent qu’Aëtius obligeât ces révoltés à se soûmettre à certaines conditions.

Ce qui me paroît constant, c’est que le patrice Aëtius étoit encore dans les Gaules en l’année quatre cens quarante, et il est même probable qu’il y négocioit alors, pour engager les Armoriques à rentrer dans le devoir. Voici sur quoi je me fonde pour assurer ce que j’assure, et pour conjecturer ce que je conjecture.

En premier lieu, Sidonius dit positivement dans les vers qui viennent d’être rapportés, qu’Aëtius étoit sur les lieux, lorsqu’Avitus engagea Théodoric à renouveller les traités rompus par Litorius Celsus. On n’aura pas de peine à croire qu’Aëtius étoit revenu dans les Gaules à la premiere nouvelle de la bataille de Toulouse.

En second lieu, Prosper dit dans ses fastes : » Après la mort du Pape Sixte, l’Eglise de Rome fut près de quarante jours sans un Chef visible, parce qu’on attendoit avec patience le retour du Diacre Leon qu’on vouloit mettre sur le Thrône de S. Pierre, & qui se trouvoir actuellement dans les Gaules, où il travailloit à la réconciliation d’Albinus avec Aëtius. » Ainsi ce patrice étoit encore dans les Gaules en l’année quatre cens quarante. Il est presqu’aussi certain qu’il y négocioit avec les Armoriques, pour les engager à recevoir les officiers de l’empereur.

En effet, qui pouvoit être cet Albinus qui traitoit par la voye d’un médiateur si considérable, avec Aëtius le dépositaire de l’autorité impériale dans les Gaules ? Quel particulier jouoit un personnage assez considérable dans ce païs-là, pour avoir merité que Leon quittât l’Eglise de Rome, dont il étoit déjà un des principaux ministres, et qu’il passât les Alpes, pour être l’entremetteur du raccommodement de ce particulier avec un patrice ? Prosper ne donne point à notre Albinus le titre d’aucune dignité, lui qui qualifie presque toujours ceux dont il fait mention. Il ne devoit donc point y avoir dans l’empire d’occident un citoïen, un sujet d’une si grande importance, à moins qu’il ne fût à la tête d’un parti très-puissant, et en possession de ne pas obéir aux ordres du prince. Cependant l’histoire ne nous dit pas quel étoit cet Albinus. Ainsi son nom qui est romain, et les conjonctures où l’on étoit alors, me portent à conjecturer qu’il étoit un des principaux personnages de la confédération Armorique. Cette conjecture est rendue encore plus vraisemblable, par la certitude où l’on est qu’il y avoit dans le païs des Armoriques une famille illustre qui portoit le nom d’Albina. C’est ce que l’on apprend par la vie de l’évêque d’Angers, saint Aubin, qui s’appelloit en latin Albinus. Cette vie est d’une grande autorité, puisqu’elle est écrite par Venantius Fortunatus, évêque de Poitiers dans le sixiéme siécle. Or il y est dit, que saint Aubin qui fut fait évêque d’Angers vers l’année cinq cens vingt-neuf, étoit né dans une des plus illustres et des meilleures familles de la cité de Vannes. Comme cette cité étoit alors de la confédération des Armoriques, ne peut-on pas croire que l’Albinus qui traitoit avec Aëtius en quatre cens quarante, par l’entremise du pape saint Leon, étoit un des ancêtres d’Albinus évêque d’Angers, et qu’il a été un personnage des plus importans dans la confédération maritime.

Les descentes que les Vandales d’Afrique firent dans le même tems en Sicile, auront obligé Aëtius à retourner en Italie, comme à donner ordre à ceux qu’il laissoit pour commander dans les Gaules, de n’y point rallumer la guerre. Ainsi ces officiers n’auront commis alors aucune hostilité contre les Armoriques. En effet, tous les Romains sentoient si bien que l’occupation de l’Afrique par les Vandales, portoit un coup funeste à la monarchie entiere, que l’empereur d’Orient envoya en quatre cens quarante et un une flote considérable dans cette province qui étoit du partage d’Occident, pour en expulser les barbares. Mais Theodose ayant été obligé de rappeller ses forces, avant qu’on eût encore rien exécuté contre les Vandales, le peu de succès de cette entreprise, détermina Valentinien à faire la paix avec eux. Il fut dit dans le nouveau traité conclu en l’année quatre cens quarante-deux, que les Vandales demeureroient en possession d’une partie de l’Afrique, et qu’ils laisseroient l’empereur jouir paisiblement de l’autre partie.

Cette paix donnoit loisir au patrice Aëtius de songer aux affaires des Gaules, et ce qui se passoit en Espagne, l’encourageoit encore à les terminer par quelque coup décisif. Asturius, maître de l’une et de l’autre milice dans le département des Gaules, défit les séditieux qui s’étoient cantonnés en differens lieux de l’Espagne tarragonoise, et ausquels, comme nous l’avons dit plus d’une fois, on donnoit dans les Espagnes mêmes le nom de Bagaudes. Asturius étant mort peu de tems après cet évenement arrivé vers l’année quatre cens quarante, Merobaudes son gendre fut pourvu, quoique né barbare, de l’emploi de maître de l’une et de l’autre milice, et il contraignit à faire des soumissions ceux des Bagaudes d’Espagne qu’on appelloit Aracelitains, parce que le siege du gouvernement de leur république étoit dans Araciola, lieu du païs qui s’appelle aujourd’hui la Navarre.

Ce fut apparemment en ces circonstances, et durant le cours de l’année quatre cens quarante-trois, qu’Aëtius crut qu’il étoit tems de faire contre les Armoriques, une entreprise hardie et capable de les obliger à se remettre sans négocier plus long-tems, sous l’obéissance de leur souverain. Il résolut donc de faire à l’imprévu une invasion dans leur païs ; mais il ne jugea point à-propos de se mettre lui-même à la tête de l’armée qu’il destinoit à cette expédition. Si elle ne réussissoit point, il valoit mieux qu’il ne s’y fût pas trouvé, afin d’être le maître de désavouer les violences qui auroient été commises, et de pouvoir mieux après avoir conservé toujours le caractere d’un conciliateur qui n’a jamais voulu que la paix, renouer la négociation, que les hostilités qu’il ordonnoit lui-même, alloient rompre. Ainsi Aëtius chargea d’exécuter l’entreprise dont il s’agit, Eocarix, roi des Alains établis sur la Loire, et suivant les apparences, le successeur de Sambida. M. De Valois croit que c’est de notre Eocarich qu’il est parlé dans les fastes de Prosper sur l’année quatre cens trente-neuf, lorsqu’il y est dit ? « Dans ce tems-là Vitricus se distinguoit par son attachement pour l’empire, et par ses exploits de guerre. » Suivant M. De Valois, Prosper avoit écrit Eucricus  ; c’est une maniere d’écrire le nom d’Eocarich, dont un Romain aura bien pû se servir, et les copistes qui ne connoissoient point Eucricus, en auront fait Vitricus.

Quoiqu’Aëtius ne fût pas en personne à cette expédition, on ne sçauroit douter en lisant ce que nous allons transcrire, qu’il n’en fût l’ame.

Voici la narration de cet évenement, telle qu’elle se trouve dans la vie de saint Germain, évêque d’Auxerre, écrite quarante ans après sa mort, c’est-à-dire, vers l’année quatre cens quatre-vingt-huit, par le prêtre Constantius, qui mit la main à la plume sur les instances de saint Patient, évêque de Lyon. » A peine Saint Germain (c) étoit-il revenu de la Grande-Bretagne à Auxerre, qu’il y arriva des Envoyés du Commandement Armorique, venus pour le supplier d’entreprendre un nouveau travail. Aëtius qui sous l’Empereur gouvernoit la Republique, indigné de la hauteur & de l’orgueil des Habitans de ce païs-là, avoit donné commission à Eocarix, Roi des Alains & Prince trés-feroce, d’imposer le joug à ces Rébelles présomptueux. Le Barbare qui souhaitoit ardemment de piller les Contrées où l’on l’envoyoit porter la guerre, s’étoit chargé de la commission avec joie. C’étoit donc mettre en tête à un Roi Payen, & suivi d’une Armée aguerrie, un Vieillard seul & désarmé, mais la force que Jesus-Christ donnoit à Saint Germain, le devoit rendre victorieux. Notre Evêque se met en chemin incontinent, parce que les Alains étoient déja en marche, & après avoir passé au milieu des Cavaliers couverts de fer qu’il trouve sur la route, il parvient enfin jusqu’au Roi. Voilà le Saint personnage qui s’oppose seul au passage d’un Prince qui se hậtoit d’avancer, & que tant de milliers d’hommes armés accompagnoient. Saint Germain fit d’abord entendre à Eocarix par le moyen d’un Interprete, l’humble supplication qu’il venoit lui faire ; mais ce Barbare differant à donner une réponse favorable, le Serviteur de Dieu lui fait les representations les plus fortes, & même il saisit les rênes de la bride du cheval du Roi ; ce qui l’arrêra & fit faire halte à toute l’Armée. Enfin la Providence voulut que les diverses passions dont le cæur d’Eocarix étoit rempli, y fissent place à des sentimens d’admiration & de respect, pour le courage, pour la fermeté & pour l’air vénérable de Saint Germain. Tout ce grand appareil de guerre, tout ce mouvement de troupes aboutit donc à tenir paisiblement une conférence amiable, où l’on discuta les moyens de mettre en exécution, non pas le projet du Roi des Alains, mais celui de notre Prelat. En conséquence du résultat de cette conférence, Eocatrix remena ses troupes dans leurs quartiers, ou il promit qu’elles vivroient sans commettre aucune hostilité, à condition que les Armoriques feroient incessamment les démarches nécessaires pour obtenir de l’Empereur ou d’Aëtius, la ratification de la convention qu’il venoit de conclure avec eux. Voilà comment les grandes qualités & l’entremise de Saint Germain l’Auxerrois, arrêterent un Roi Barbare, firent rebrousser chemin à ses troupes, & empêcherent les Provinces du Commandement Armorique d’être ravagées. »

Si le prêtre Constantius avoit prévu la perte des livres qu’on avoit de son tems, et qu’on n’a plus aujourd’hui, il auroit été plus exact dans sa narration. Il nous auroit dit le tems et le lieu où l’évenement dont il parle étoit arrivé, et il nous auroit informé du contenu des articles qu’Eocarix d’un côté, et saint Germain de l’autre, arrêterent alors, pour servir de préliminaires au traité de pacification entre l’empereur et les Armoriques. Mais cet auteur qui comptoit sur ces livres, a mieux aimé écrire en panegyriste, qu’en historien, et il a évité les détails. Nous sommes ainsi réduits à conjecturer. Quant au tems, nous avons déja dit que les convenances veulent que cet évenement miraculeux soit arrivé en quatre cens quarante-trois ; et quelques circonstances de la nouvelle guerre entre les Romains fidelles à l’empereur, et les Armoriques, et qui seront rapportées dans la suite, fortifieront encore cette conjecture. Pour le lieu ; la situation du diocèse dont saint Germain étoit évêque, et la contrée où étoient les quartiers des Alains, peuvent faire penser que l’entrevûë de ce prélat et d’Eocarix se soit faite dans le diocèse de Chartres, bien plus étendu pour lors qu’il ne l’est à-présent. Pour ce qui est des articles préliminaires, à en juger par ce que nous avons vû, et par la suite de l’histoire, ils contenoient apparemment : que les Armoriques envoyeroient incessamment à la cour de Valentinien un homme chargé de leurs pouvoirs, pour conclure leur accommodement avec l’empereur, à condition que ce prince leur accorderoit une amnistie pour le passé, comme des sûretés pour l’avenir, et qu’il y auroit une suspension d’armes entre les deux partis, durable jusqu’à la conclusion du traité de pacification, auquel on alloit travailler.

Je crois devoir prévoir deux objections qu’on pourra me faire ici. La premiere seroit de dire que j’ai tort de faire Eocarix, roi des Alains, puisque les éditions que nous avons de la vie de saint Germain, l’appellent non pas roi des Alains, mais roi des Allemands. D’où vient, dira-t-on, changez-vous rex alamannorum en rex alanorum  ? Je répondrois en premier lieu, que ce n’étoit pas des Allemands mais des Alains établis dans les environs d’Orleans, et qui se trouvoient ainsi à portée de faire une invasion brusque et inattenduë dans le païs des Armoriques que ce barbare étoit roi. Ceux des Allemands qui étoient alors cantonnés dans les Gaules, avoient leur demeure auprès du lac-Léman. Ainsi je suis bien fondé à soutenir que Constantius avoit écrit Alanorum, et que ce sont les copistes qui de ce mot ont fait Alamannorum, en y ajoutant trois lettres. J’ai de bons garans de ce que j’avance.

Eric, un moine d’Auxerre qui vivoit sous le regne de Charles-Le-Chauve, c’est-à-dire, dans le neuviéme siécle, et qui a mis en vers la vie de saint Germain, évêque de cette ville, ajoute, après avoir fait une courte description des Armoriques, laquelle nous rapporterons plus bas. » Aëtius le Conservateur de sa Patrie, poussé à bout par l’insolence & par la rebellion criminelle de ces Peuples, donna la commission de dévaster leur Païs, aux Alains, dont le feroce Eochar étoit alors le Roi ; » et ce poëte raconte ensuite comment son prélat arrêta le roi barbare. La mesure du vers fait foi qu’Eric a écrit alanis, et non pas alamannis, ainsi qu’on le lit à present dans le texte de son original. Enfin le pere Sirmond et d’autres sçavans ont observé il y a déja long-tems, qu’il y avoit faute dans l’endroit de la vie de saint Germain écrite par Constantius, et dont il est question ici. Ils en restituent le texte, en y lisant les Alains au lieu des Allemands.

La seconde objection que je dois prévoir, consisteroit à dire qu’il ne paroît point croyable qu’Aëtius qui a laissé la réputation de bon citoyen, eût donné commission à un roi barbare et payen, d’aller le fer et la flamme à la main subjuguer le païs des Armoriques qui étoient chrétiens, qui étoient Romains, et qui bien que rebelles faisoient toujours profession de respecter la majesté de l’empire, et offroient même sans doute, de rentrer à certaines conditions sous l’obéissance du prince. à cela je réponds que dans tous les tems les souverains ont employé des troupes étrangeres à réduire des provinces rebelles. Les Alains étoient alors payens, et les Armoriques étoient chrétiens, j’en tombe d’accord, mais on voit par trente endroits de l’histoire du cinquiéme siécle, que les empereurs chrétiens se servoient souvent de troupes et d’officiers payens contre d’autres chrétiens. Litorius Celsus, comme on a pû le remarquer, étoit payen, cependant Valentinien IIIe ne l’employa-t-il pas contre Theodoric Premier, roi des Visigots, qui étoit chrétien, et contre nos Armoriques, qui comme les autres peuples de la Gaule, faisoient depuis long-tems profession de la religion catholique ? Nous verrons encore dans la suite de cette histoire que le même Valentinien dont étoit émanée la commission sur laquelle Eocarix fit la guerre aux Bagaudes de la Gaule, en donna une en l’année quatre cens cinquante-trois à Fréderic, fils de Theodoric Premier, roi des Visigots, pour faire la guerre aux Bagaudes d’Espagne, et que Frederic en qualité d’officier de l’empire romain, attaqua, et battit ces révoltés. Enfin Constantius dit positivement qu’Eocarix agissoit par ordre d’Aëtius, et ce témoignage seul suffiroit pour réfuter une objection fondée sur un simple raisonnement.

Je crois devoir anticiper ici sur l’histoire des années postérieures à l’année quatre cens quarante-trois, pour rapporter de suite tout ce que nous sçavons concernant la négociation de saint Germain l’Auxerrois en faveur des Armoriques. Il étoit dit dans la convention préliminaire qu’il avoit faite avec Eocarix, que les provinces confédérées en demanderoient incessamment la ratification à l’empereur, et qu’elles traiteroient de bonne foi sur leur réduction à l’obéissance du souverain. Notre vertueux évêque se chargea lui-même de cette négociation. Beda, auteur du septiéme siécle, dit dans son histoire ecclésiastique de la Grande-Bretagne où notre saint étoit célebre, parce qu’il y avoit fait deux voyages, pour y défendre la religion contre les pélagiens ; « Saint Germain se rendit à Ravenne, pour y être le médiateur des Armoriques, et il y fut reçu avec vénération par Valentinien, comme par la mere de ce prince. » Il y mourut, mais avant que d’avoir pû mettre la derniere main à l’accommodement, dont il avoit bien voulu être le médiateur. C’est du prêtre Constantius que nous apprenons cette derniere particularité. Après avoir parlé du voyage de saint Germain, et des honneurs qu’il reçut sur la route et à la cour, cet auteur ajoute : » Quant à l’accommodement des Confédérés Armoriques qui étoit le sujet du voyage de Saint Germain, il l’auroit conclu à son gré, en leur obtenant une Amnistie pour le passé, & des sûretés pour l’avenir, si ce Peuple leger & intraitable ne fût point retombé dans la révolte par une inconstance perfide. Cet évenement rendit inutile & l’entremise du Saint Evêque, & la facilité que l’Empereur apportoit dans cette négociation. Les Armoriques ne furent pas long-tems sans porter la peine dûë à leur supercherie & à leur témérité. »

Nous verrons dans la suite que cette seconde révolte des Armoriques, c’est-à-dire, le violement de la suspension d’armes que saint Germain leur avoit obtenue, a dû arriver entre l’année quatre cens quarante-trois et l’année quatre cens quarante-six. C’est tout ce que j’ai pû conjecturer concernant la date de ces évenemens, en m’aidant des lumieres tirées des évenemens postérieurs. Comme, lorsque les Armoriques reprirent les armes, saint Germain étoit encore à Ravenne, et même comme il y mourut, nous sçaurions quelque chose de plus précis sur la date, dont nous sommes en peine, si nous sçavions positivement la date de la mort de saint Germain. Cet évêque n’aura point voulu demeurer à Ravenne long-tems, après que sa médiation y aura été rendue inutile par le renouvellement de la guerre entre les Armoriques et les officiers de l’empereur. Ainsi dès que saint Germain est mort à Ravenne, il faut qu’il y soit mort peu de semaines après la rupture dont nous parlons. Mais Constantius se contente de nous dire que saint Germain entra dans la trente-uniéme année de son épiscopat, sans nous apprendre distinctement en quelle année commença ce sacerdoce, ni en quelle année il finit. La chronique d’Alberic dont nous allons parler, dit bien que saint Germain fut fait évêque d’Auxerre en quatre cens trente huit ; de maniere que ce prélat qui constamment a siégé trente et un ans, ne seroit mort qu’en quatre cens soixante et neuf. Mais cette date est insoutenable, et l’on doit regarder le passage d’Alberic, comme une des fautes dont sa chronique fourmille. Enfin je ne trouve point que les auteurs modernes qui ont voulu fixer avec précision la date de ces deux évenemens, ayent bien réussi à l’établir.

On a dit que je me trompois lorsque je conjecturois que l’expédition d’Eocarix contre les Armoriques avoit été faite en l’année quatre cens quarante-trois, puisqu’il est prouvé par la chronique d’Alberic, religieux du monastere des Trois-fontaines, qu’elle fut faite en l’année quatre cens quarante-sept. On a cité pour prouver ce sentiment, un passage de cette chronique où il est dit seulement : En quatre cens quarante-sept Ecchard roi des Alains dont il est parlé dans la vie de saint Germain, Le texte de la chronique n’ajoute rien à ces paroles. Qui sçait si ce qui manque pour en rendre le sens complet, n’est pas, mourut. L’obiit ou mortuus, est la restitution la plus plausible qu’on puisse faire, et il peut être suppléé avec d’autant plus de fondement, qu’il y a dans notre chronique une infinité d’articles, qui ne disent autre chose de ceux dont il y est parlé, si ce n’est qu’ils moururent. D’ailleurs Alberic n’a composé sa chronique que dans le treiziéme siécle, et ce n’est point dans des tems aussi éloignés des évenemens dont je fais mention que le treiziéme siécle l’est du cinquiéme, que j’ai coutume de prendre mes garants. Eocarix a pu survivre quatre ans à son expédition.

En réfléchissant sur ce que nous sçavons de l’histoire du milieu du cinquiéme siécle, je trouve que les Armoriques peuvent avoir eu vers l’année quatre cens quarante-cinq plusieurs motifs de rompre la négociation qui se faisoit à la cour de Valentinien, et dont la conclusion les auroit toujours obligés à recevoir dans leur païs les officiers du prince, et à se soumettre à leur autorité. Le premier étoit l’embarras que donnoient au patrice Aëtius les Francs, qui en ce tems-là faisoient une invasion dans le nord des Gaules où ils s’étoient emparés de Cambray et de Tournay. Le second, étoit l’état déplorable où se trouvoient réduits par la faute des officiers du prince, les peuples qui vivoient dans les provinces obéissantes dont plusieurs citoyens abandonnoient chaque jour leur patrie, pour venir chercher dans les Provinces-unies un asyle contre la misere. Le troisiéme motif aura été l’opinion fausse et ridicule, si l’on veut, mais presqu’universelle néanmoins, que le terme marqué par le ciel à la durée de l’empire de Rome étoit prêt d’expirer. Enfin le quatriéme motif aura été l’abus que les officiers du prince faisoient de l’armistice. Ils s’en prévaloient, pour former dans la république des provinces confédérées un parti, à l’aide duquel ils pûssent la subjuguer par la force. Traitons plus au long ces quatre points de l’histoire des Gaules.