A Lampsaque, l’An de ce monde (p. 64-115).

HIPPARCHIA,
OU
LA COURTISANNE
GRECQUE.
SECONDE PARTIE.

pag. 65


HIPPARCHIA,
HISTOIRE
PHILOSOPHIQUE,
TRADUITE DU GREC.


SECONDE PARTIE.



Q Ue l’homme ſeroit heureux, s’il pouvoit ſans ſatieté & ſans interruption ſe livrer aux charmes de la volupté ! Il pourroit ſe vanter d’avoir atteint le ſouverain bien ; ſes déſirs ne naîtroient que pour être comblés ; il ne ſeroit plus en proie aux ſoins, aux inquiétudes & au dégoût, mille fois plus terribles qu’eux.

Le goût décidé que nous avons tous pour la volupté, eſt une preuve de ce que j’avance ; j’en prends à témoin l’univers entier. Où eſt l’homme qui trouve quelque choſe de plus parfait que la joüiſſance du plaiſir ? Cette indifférence, cet oubli général où il eſt de toutes choſes, prouvent combien dans ce moment il eſt tranquile & ſatisfait.

Mais comme il ne lui eſt pas donné de ſe procurer lui-même cette heureuſe continuité de plaiſirs, il faut qu’il y ſupplée & travaille à ſon bonheur autant que ſes forces lui permettent, c’eſt-à-dire, toûjours avec prudence & modération. Qu’y a-t’il en effet de plus à craindre ? Qu’y a-t’il de plus terrible que l’état auquel le reduiſent les excès auxquels il ſe laiſſe emporter ?

Agaſyrthe en étoit une preuve senſible ; je l’avois vû noyé dans le plaiſir, oublier le reſte de la terre avec une ſatisfaction ſans égale ; enfin, je l’avois vû parfaitement heureux ; quelques inſtans après je l’avois vu triſte, inquiet, abattu. Fâcheux état ! qui l’avoit conduit juſqu’à la fureur. Un ſi funeſte changement m’avoit vivement touchée ; je ne craignois rien tant que de l’éprouver encore. Dieux tous puiſſans ! vous m’en avez préſervée ; que ne vous dois-je point pour un tel bienfait ! La réflexion ſeule a pû modérer cette vive ardeur pour le plaiſir qui me dominoit entiérement ; car en lui preſcrivant des bornes raiſonnables, je connus par ma propre expérience, que débaraſſée de tout autre ſoin, je pouvois porter mon bonheur à ſon point de perfection, en ce que mon imagination étant toûjours occupée de la volupté, l’idée ſeule auroit pour moi des charmes peu comparables, à la vérité, à ceux de la joüiſſance ; mais du moins aſſez forts pour me dérober aux inquiétudes qui tourmentent ſans ceſſe le commun des hommes, & qui les mettent hors d’état de goûter des plaiſirs purs. C’eſt ainſi que la fureur d’Agaſyrthe & la fin tragique d’Ilotas me rendirent à moi-même, & que dans le malheur de l’un & de l’autre, je parvins à trouver mon bonheur.

Ces réſolutions priſes, je retournai chez Crates, je lui trouvai cet air rude, ces maniéres bruſques, ces diſcours choquans que j’avois toûjours connu en lui. Quel changement pour moi ! Accoûtumée aux diſcours tendres & flatteurs d’Agaſyrthe, je me voyois vis-à-vis d’un homme qui n’avoit jamais ſouri. Mais à quoi m’arrêtai-je ? Je joüiſſois d’une liberté parfaite ; que me falloit-il de plus ? Je triomphai encore une fois des ridicules préjugés des Athéniens ; Crates me conduiſit près du Temple de Minerve, & là nous montrâmes au Peuple aſſemblé combien nous faiſions peu de cas des fauſſes maximes de ſageſſe & de prudence, qu’il a plu au vulgaire d’attribuer à cette Déeſſe. Notre fermeté penſa nous coûter cher ; les Athéniens, jaloux de notre bonheur, ne prétendirent pas moins que de nous en priver pour jamais. Des hommes infames, nés pour la perte & le malheur de la ſociété ; des délateurs iniques nous accuſerent de renverſer l’ordre établi dans la République, & de braver hautement les loix. L’Aréopage, cette Aſſemblée ſi fameuſe, dégénéra cette fois de cette équité, que l’on diſoit incorruptible : elle nous enjoignit, ou reſſource, de ceſſer nos déſordres ; car c’eſt ainſi qu’elle qualifioit notre conduite, ou de quitter la République, & cela ſous peine du dernier ſupplice. Cet Arrêt, quelque dur qu’il pût paroître, n’eut rien d’affligeant pour moi. Crates, cet homme que je croyois ſi ferme, parut déconcerté. Il faut, dit-il, céder à la force : nos préceptes, joints à l’autorité, pourroient triompher des fauſſes préventions, & nous venger des jugemens iniques des hommes. Par malheur, nous avons l’autorité contre nous ; nos préceptes, quelques juſtes qu’ils ſoyent, ſont une foible reſreſſource, ſur-tout avec des hommes qui les déſapprouvent : Ainſi que faire ? Mon parti eſt pris ; je céde à la force : nos plaiſirs pour être ſecrets, n’en ſeront pas moins exquis.

Lâcheté honteuſe ! déguiſement déteſtable ! m’écriai-je, à qui ſe fier déſormais, ſi celui que je croyois le plus intrépide de tous les hommes, a le cœur ſi bas ? Ecoute-moi, lui dis-je, & ſuis mes conſeils, ſinon je t’abandonne pour jamais. Cédons à la force, j’y conſens ; mais cédons-y ſans baſſeſſe ; fuyons cette Ville ingrate fuyons ces Juges iniques ; d’autres, moins prévenus qu’eux, nous recevront favorablement. Que ces hommes aveugles condamnent nos actions, nos peres leur en ont donné le droit ; qu’ils triomphent de notre liberté, c’eſt à quoi je ne conſentirai jamais. Partons, je t’en conjure ; qui peut te retenir ici ? Ce ne ſont pas tes amis, je ne t’en connois point ; ce n’eſt pas l’amour de la Patrie ; l’univers entier t’eſt égal ; par-tout tu trouveras ta maiſon, par-tout tu trouveras ta famille : de grace, épargne au Public, déja prévenu contre nous, le ſpectacle de ta foibleſſe & de ton changement.

C’en étoit fait, Crates ébranlé alloit céder, s’il n’eût pas trouvé en moi une fermeté à laquelle il n’oſoit s’attendre. Etonné de la vivacité de ma réponſe, il me dit qu’il me rendroit l’arbitre de ſon ſort, & que je n’avois qu’à décider de l’endroit où je voulois me retirer, qu’il étoit prêt à me ſuivre, fût-ce aux extrêmités de la terre. Partons donc, lui dis-je, cherchons un azile, où, à l’abri de la cenſure & de l’envie, nous puiſſions joüir librement du ſeul bonheur, auquel nous ayons droit de prétendre.

Déeſſe du plaiſir ! adorable Vénus ! tu nous conduiſis à Lampſaque : ce lieu charmant, où le bonheur & les plaiſirs ſembloient unis pour jamais, étoit le théâtre de la liberté[1]. Demetrius l’avoit choiſi pour s’y venir délaſſer quelquefois des travaux de la guerre, qu’une ambition démeſurée lui faiſoit ſoutenir ou entreprendre. Dieux ! qu’il étoit à plaindre, ce Prince magnanime, qui dans de certains tems paroiſſoit joüir de la félicité la plus parfaite, paroiſſoit dans d’autres né pour la deſtruction du genre humain ; car alors le fer, le feu, le pillage, enfin, tout ce que la guerre a de plus horrible, ſembloient faire ſes déſirs. Livré à l’inſatiable avidité de commander, il entaſſoit conquêtes ſur conquêtes, & ne ſe croyoit heureux qu’à proportion qu’il voyoit augmenter ſes ſoins ; il ne prévoyoit pas que cet effroyable exercice cauſeroit ſa ruine.

Ce ne fut pas dans ces tems malheureux que j’arrivai à Lampſaque. Demetrius, excédé des travaux de la guerre, avoit donné relâche à ſon ambition, & joüiſſoit tranquilement des plaiſirs, qui ſeuls peuvent rendre l’homme véritablement heureux, & il en joüiſſoit avec cette vivacité, qui ſeule y peut mettre le prix.

Le bruit de ma beauté & de ma hardieſſe m’y avoit précédé ; tous s’empreſſoient à me voir, aucun ne me vit avec indifférence. Je fus préſentée à Demetrius ; il me fit un accuëil charmant. Votre réputation, me dit-il, vous a prévenuë dans ces lieux ; je vois avec plaiſir que vous la ſoutenez parfaitement. Mes Sujets, enchantés de votre arrivée, ne parlent plus que de vos charmes, & ils eſpérent d’autant plus de vos bontés, qu’ils ſe perſuadent que vous ne ſerez pas plus ſévére pour eux, que pour les Athéniens. Vous n’avez plus de revers à craindre. Ce ſéjour ne reſpire que la volupté ; chacun s’y livre à mon exemple ; ſuivez votre panchant en toute liberté, & contribuez à votre bonheur & à celui de mes Sujets. Grand Roi ! lui répondis-je, un peu d’expérience a mis de juſtes bornes à mes déſirs : je commence à connoître ce qui peut me rendre heureuſe, & je n’ignore plus les précautions que je dois prendre pour rendre mon bonheur durable. J’ai bravé les Athéniens, je l’avouë ; j’ai cherché à me donner une idée parfaite de la volupté ; mais les ſuites funeſtes que mes plaiſirs ont eu, m’ont appris à me modérer.

Demetrius fut ſatisfait de ma réponſe. Quoique toûjours occupé ou des horreurs de la guerre, ou des douceurs de l’amour, il n’en étoit pas moins doüé de la plus ſaine raiſon. Ce Prince inacceſſible à la prévention, l’admiroit par-tout où il la trouvoit ; doux, affable, modéré, il paroiſſoit être né pour faire joüir les hommes des délices du ſiécle d’or : ſeulement à plaindre, en ce qu’il ne ſe plaiſoit pas moins à la fureur des combats, qu’à la pratique de toutes ces vertus ; il regardoit la manie de ceux que l’on appelle conquérans, comme une des vertus les plus ſublimes. Helas ! plus malheureux que condamnable, les ſiécles les plus reculés lui en fourniſſoient des exemples toûjours applaudis. Ses Courtiſans imitoient en apparence ſes vertus, & réellement ſes vices. Sa Cour nombreuſe & brillante, guerriére ou voluptueuſe, étoit livrée à la joie, ou plongée dans la triſteſſe, a proportion que le Prince paroiſſoit pancher vers ces paſſions. Enfin, jamais un ſeul eſprit n’a mieux animé différens corps que celui de ce Roi.

Panuchrillas étoit alors à la tête de ſes armées. Un projet brillant, conçû à la hâte, & dont il promettoit les plus heureux ſuccès, l’avoit conduit aux plus hautes dignités. Il flattoit l’ambition de ſon Maître, & lui faiſoit entrevoir la domination de toute l’Aſie. Le fond de la perſpective étoit ſéduiſant pour un Prince, qui ne reſpiroit que de nouvelles conquêtes ; mais le ſuccès ne répondit pas à l’eſpérance. Panuchrillas abuſé lui-même, ne connoiſſoit pas les Peuples à qui il avoit à faire. Bien loin d’agrandir les Etats de ſon Maître, il s’étoit mis dans le cas de les voir diminuer. L’envie ne l’avoit pas épargné ; & il perdit avec la faveur du Prince la plus grande partie de ſon crédit. Lequel des deux blâmerons-nous, ou le Prince d’avoir accepté, ou Panuchrillas d’avoir propoſé ? Pouvoit-on juſtement ſavoir mauvais gré à celui-ci de n’avoir pas ſû fixer l’incertitude du ſort ? Dalinales & Curnommas, qui lui ſuccéderent, ne réüſſirent pas mieux ; l’un par ſa trop grande-vivacité, l’autre par ſa lenteur, perdirent les plus belles occaſions de vaincre les ennemis de Demetrius, & je ne ſais quel eût été le ſort de ces Généraux infortunés, ſi la volupté, qui alors paroiſſoit être la ſeule ſouveraine des actions du Roi, ne l’eût emporté ſur cette violente ardeur, qui l’avoit précipité tant de fois dans les périls les plus évidens ; auſſi les Généraux n’avoient-ils pas grand crédit à la Cour.

Ducovelis étoit celui qui avoit le plus de part à la confiance du Roi. Elevé par ſa naiſſance à un rang diſtingué, il avoit ſû, par ſa complaiſance & ſes aſſiduités, s’attirer la bienveillance de ſon Prince. Sa politeſſe, ſa douceur, ſa droiture, lui avoient réünis tous les ſuffrages en ſa faveur ; on étoit charmé de voir un Favori, qui n’employoit ſon crédit qu’à protéger le mérite par-tout où il le trouvoit. Æretos le reſſentit mieux qu’aucun autre. Né Sujet de Demetrius, ſa ſcience & ſa vertu l’avoient élevé au-deſſus de ſes égaux ; ſes ouvrages dignes de ſon génie, avoient aſſûré l’immortalité à plus d’un Héros ; mais ſes talens avoient fait ſon malheur. Expoſé aux traits de l’envie, perſécuté par ſes ennemis, il avoit été contraint de quitter ſon Pays, & il avoit trouvé une retraite honorable chez l’étranger, qui avoit été charmé de poſſéder un ſi rare tréſor. L’amour de la Patrie l’avoit fait revenir ; il avoit trouvé en Ducovelis un ami fidéle & un protecteur zélé ; & cet homme, né pour le bonheur des autres, lui a aſſûré une tranquilité, à laquelle, ſans ſon ſecours, il n’auroit pas même oſé prétendre.

Numeſtupas, Grand-Prêtre de Cérès, tenoit auſſi un rang diſtingué à la Cour de Demetrius. Ses intrigues & ſes richeſſes, plûtôt que ſa ſcience & ſa vertu, l’avoient élevé à cette haute place. Il avoit même eſpéré pendant quelque tems de ſe voir à la tête des affaires ; mais ſon eſprit trop vif, ſa façon de penſer & d’agir trop tôt dévoilée, les mouvemens même de ſes Partiſans, lui avoient fait donner l’excluſion. Ce revers l’avoit touché ſenſiblement : une eſpérance, quelque légére qu’elle ſoit, ne s’évanoüit jamais qu’avec peine.

J’admirois la conduite de tous ceux qui compoſoient la Cour de Demetrius ; je les voyois tous avidement chercher le bonheur, & pas un n’employoit les moyens néceſſaires pour y parvenir. Ceux qui paſſoient pour les plus heureux, étoient très-ſujets à prendre ſouvent l’ombre pour la réalité, & à s’abuſer eux-mêmes. Murtoſagunes étoit le ſeul qui y travaillât le plus efficacement ; il ne devoit ſon élevation qu’à ſon génie ; & le peu de cas qu’il faiſoit de tous les préjugés, le rendoit le plus aimable de tous les Courtiſans. J’eus occaſion de les voir tous aſſemblés dans un repas public, que donnoit Lyſimachus, le plus puiſſant des Princes qui venoient groſſir la Cour de Demetrius. Les étrangers, qui ſe trouvoient à ſa Cour, y furent invités ; je ne fus pas oubliée, & ce fut là où je vis la premiére fois l’Athée Théodore, cet homme ſi fameux par l’accuſation d’impiété qu’il avoit eſſuyée. Plus curieux de me voir, que je ne l’étois de l’entendre, il ſe plaça à côté de moi. Son empreſſement à me parler me fit connoître que je ne lui étois pas indifférente. En vain il loüoit ma fermeté Philoſophique, & tous les talens qu’il diſoit admirer en moi ; il ne put me faire changer à ſon égard ; j’étois prévenuë contre lui, il lui étoit impoſſible de me plaire. Mon air fier & dédaigneux le fâcha à ſon tour ; il crut que le déguiſement le conduiroit plûtôt à ſes fins. Je n’ai loüé, dit-il, votre conduite, que pour ſavoir votre façon de penſer. Croyez-vous de bonne foi, qu’un homme ſenſé puiſſe approuver les excès auxquels vous n’avez pas craint de vous livrer à la face de tout un Peuple reſpectable par ſa ſageſſe & par ſa modération ? Vous blâmez l’Aréopage de vous avoir banni d’Athénes, admirez plûtôt ſa douceur ; il ne ſe lavera jamais de la tâche qu’il s’eſt faite en laiſſant vivre des monſtres auſſi pernicieux à la ſociété, que vous & votre Crates. Il vous ſied à merveille de me blâmer, lui répondis-je, vos ſentimens épurés, en matiére de réligion, ne reſteroient pas ſans recompenſe dans une République auſſi-bien policée qu’Athénes. Croyez-moi, partez, votre retour vous mettra en poſſeſſion des avantages, dont votre départ précipité de cette Ville vous a privé. Vous trouverez ſûrement dans l’Aréopage des Sectateurs zélés de votre pieuſe Philoſophie ; ils couronneront votre mérite & votre vertu de la façon la plus brillante. Je connois les Athéniens, quoiqu’ils en ayent mal agi à mon égard ; ils ne ſont pas inſenſibles aux talens, vous ne pouvez l’ignorer, ils les admirent par-tout où ils les trouvent ; ainſi, je vous le repéte, vous ne pouvez pas choiſir un théâtre plus éclatant. Ceſſez, dit-il, vos railleries ; une femme de votre eſprit & de votre conduite n’eſt pas faite pour pénétrer dans les ſecrets de la Philoſophie, une éguille & un fuſeau doivent être les ſeuls objets de ſa ſcience : vous avez voulu vous diſtinguer en ſuivant la mépriſable Secte des Cyniques ; mais dites-moi, je vous prie, quel a été votre but ? Le libertinage ſeul, & la licence outrée qui y regnent vous ont ſéduite : vous avez cherché la volupté ; encore ſi vous l’euſſiez trouvée. Qu’avez-vous donc éprouvé ? Des plaiſirs brutaux, toûjours ſuivis de la honte & des remords. Quelque piquant que fut ce reproche, je conſervai aſſez de modération pour vouloir me venger de lui, en le faiſant tomber dans les prétendus excès qu’il condamnoit ſi hautement.

La raiſon même, lui dis-je, s’explique par votre bouche ; je commence à connoître que j’ai eû tort de déſapprouver ce qu’il ne m’eſt pas poſſible de comprendre ; mais de grace, illuſtre Théodore, ne me reprochez plus ma conduite paſſée : j’ai cherché la volupté, & je la cherche encore ; elle ſeule peut me procurer un bonheur ſolide : c’eſt un ſentiment dont je ſuis intimement perſuadée, & que je ne changerai jamais.

J’accompagnai ce diſcours de regards tendres & de geſtes encore plus ſéduiſans. Théodore, en croyant m’amener à ſon but, ſe précipita dans le piége que je lui tendois. Enfin, le voyant preſque vaincu, je fis un dernier effort pour l’engager à donner à Lyſimachus & à ſes conviés un ſpectacle ſemblable à celui que j’avois donné aux Athéniens ſous le Portique. Je ne ſais quel mouvement ſecret le retint dans le tems qu’il étoit prêt à ſuccomber. C’eſt ainſi qu’aveuglé par ſa propre foibleſſe, les apparences l’avoient entraîné à blâmer ma conduite, & à m’en faire les reproches les plus vifs. Ses emportemens & ſa chûte avoient fait un contraſte trop ſingulier pour n’être pas apperçû ; auſſi ne m’épargnai-je pas à lui faire ſentir le ridicule outré de ſa vanité.

Déſeſpéré de s’être laiſſé vaincre, ſans avoir prévû ſa défaite, il ſortit la rage dans le cœur ; je redoutois peu ſon courroux. Murtoſagunes, ce Courtiſan qui ſavoit mêler les plaiſirs les plus doux aux plus importantes affaires, prévenu en ma faveur dès la premiére fois qu’il m’avoit vû, ſoutenoit hautement mes interêts ; je cherchois en toutes occaſions à lui en témoigner ma reconnoiſſance : Pluſieurs entretiens que j’avois eû avec lui, me l’avoient fait connoître. Que ſa façon de penſer étoit charmante ! Son rang l’obligeoit, à la vérité, à garder de certaines bienſéances ; & cette prudence n’ôtoit rien à la vivacité de ſes plaiſirs, elle lui en faiſoit mieux ſentir les douceurs. Débaraſſé du poids de ſes occupations, il venoit ſe jetter entre les bras de la volupté, & s’y livroit avec autant de liberté, que s’il en eût fait ſa ſeule occupation. Je parle bien hardiment de ſes inclinations, me dira quelqu’un ; cependant je n’ai jamais rien déguiſé, je veux bien que l’on ſache, que pendant la meilleure partie du tems que je reſtai à Lampſaque, je contribuai aux plaiſirs de Murtoſagunes.

La vanité qui m’avoit ſeule ébloüie, pendant le peu de tems que je reſtai à Athénes, n’étoit plus ma paſſion dominante : toûjours occupée à me rendre heureuſe, j’en avois trouvé les moyens moins éclatans, quoiqu’auſſi réels & plus ſolides. Le ſeul ſouvenir du tems heureux que je paſſai avec Murtoſagunes m’eſt encore ſi ſenſible, que je le conſerve précieuſement. Ah ! que ne puis-je décrire ces momens ſi doux, ces tranſports ſi charmans, où Murtoſagunes venoit ſe délaſſer entre mes bras de ſes fatigues. Helas ! s’il eût eu autant de conſtance que d’agrémens, mes jours purs & ſereins euſſent coulé ſans aucun revers ; enfin, il étoit homme, & par conſéquent, ſujet à changer, & je crois que je ne m’y étois tant attachée, que parce que je craignois de le perdre. Il m’avoit juré mille fois une fidélité & un attachement à toute épreuve. Il ménageoit ſi prudemment ſes plaiſirs, que je ne croyois pas qu’ils dûſſent jamais ceſſer, & j’en étois tellement perſuadée, que je fus la derniére à m’appercevoir de ſon changement. On s’en étonnera ; les yeux jaloux d’une Amante ſe laiſſent rarement tromper.

Uniquement occupée de cette douce yvreſſe, dans laquelle il m’entretenoit depuis ſi long-tems, j’avois éloigné de moi toutes les idées contraires à mon bonheur ; point de ſoupçon, point de crainte, la défiance étoit bannie de mon cœur ; le ſeul Murtoſagunes avoit droit ſur mes penſées ; je ne ſongeois qu’à lui, j’imaginois mille moyens nouveaux d’augmenter le goût que nous avions tous deux pour le plaiſir ; mais l’ingrat, lorſque mon empreſſement à lui plaire me rendoit plus digne que jamais de toute ſa tendreſſe, le perfide m’abandonna, pour ſe livrer aux charmes d’une Rivale indigne de me ſuccéder. Son inconſtance ne reſta pas impunie. Netonemia, cette femme à laquelle il m’avoit ſacrifiée, le fit repentir plus d’une fois de ſon changement, rien ne pouvoit contenter ſon ambition : richeſſes, dignités, elle vouloit diſpoſer de tout ; elle connoiſſoit le rang & le pouvoir de Murtoſagunes, elle vouloit être l’ame de ſes réſolutions, ainſi que de ſes plaiſirs. Que de chagrins n’eut-il pas à eſſuyer avant que d’avoir ſatisfait à ſa paſſion ! Cette femme dure & impitoyable lui refuſoit juſqu’aux moindres faveurs, dès qu’il ne conſentoit pas à tous ſes déſirs ambitieux.

Tant de caprice & d’ambition dégoûterent enfin Murtoſagunes. Il rompit avec Netonemia, & en l’abandonnant il cherchoit avec empreſſement l’occaſion de ſe rejoindre à moi : il employa tout, il ſentoit vivement ſa faute. Mon déſintereſſement, ma tranquilité, comparée avec l’avidité inſatiable de Netonemia, le ſouvenir de la tendreſſe que j’avois toûjours euë pour lui, le panchant que j’avois à la volupté, ces plaiſirs purs & continuels que je lui avois prodigué, toutes ces idées qui le ſuivoient par-tout, me repréſentoient à lui plus aimable que jamais. Il eſpéroit que la paſſion que j’avois euë pour lui n’étoit pas encore éteinte, & qu’elle ſe rallumeroit. Si je l’avois trop aimé, pour pouvoir jamais le haïr, ſon ingratitude avoit changé ma tendreſſe en une indifférence inſurmontable ; ſes priéres, ſes careſſes, toutes ſes inſtances furent inutiles ; je conſervai aſſez d’empire ſur mon cœur pour lui ôter toute eſpérance de me ramener jamais à mes premiers ſentimens pour lui. Votre inconſtance, lui dis-je, en le quittant pour toûjours, a fait en moi un changement que je ne puis comprendre. Je ne vous hais point ; mais je ne reprendrai pas une place que j’ai quittée avec tant de peine.

Je ne crois pas que rien lui ait jamais été auſſi sensible que ce diſcours. Il me connoiſſoit incapable de changer, auſſi perdit-il toute eſpérance, & alors il commença véritablement à me connoître & à m’eſtimer. Telle eſt la façon de penſer de preſque tous les hommes ; inſenſibles aux biens qu’ils poſſédent, ils n’en connoiſſent le prix que quand ils leur ont échappé : leur mémoire trop fidéle à ſe les rappeller, fait alors chez eux ce que le diſcernement & le goût auroient dû faire plûtôt & plus utilement pour leur repos.

L’expérience que j’avois aquiſe depuis le tems que j’étois à la Cour de Demetrius, m’avoit convaincuë de la vérité de ce ſentiment ; ainſi je réſolus d’en ſortir. Rien ne m’y retenoit plus ; le goût de la nouveauté, qui m’avoit d’abord fait rechercher avec tant d’empreſſement, étoit diſſipé : à peine parloit-on de moi, quand on me voyoit ; & ſi quelqu’un y faiſoit encore attention, ce n’étoit que quelques étrangers, gens ordinairement plus occupés de la fantaiſie de voyager, que des charmes de la volupté. J’aurois attendu long-tems, avant que de trouver quelqu’un parmi eux auſſi aimable que Murtoſagunes. Ce goût décidé que j’avois pour le plaiſir, n’étoit plus aſſez violent pour m’engager à m’unir d’abord à un inconnu ; car quoiqu’il ſubſiſtât toûjours avec la même vivacité, j’avois ſû le modérer à un tel point, que Crates ſeul, pour qui je conſervois ma premiére tendreſſe, me ſuffiſoit.

Les troubles, qui ſurvinrent tout-à-coup à la Cour de Demetrius, me firent penſer ſérieuſement à mon départ. Crates qui, depuis notre ſortie d’Athénes, étoit parfaitement ſoumis à mes volontés, fut de même avis. Cette réſolution priſe, nous reſtâmes encore quelque tems, pendant lequel nous fûmes témoins des révolutions les plus ſurprenantes. Demetrius, ce Prince, dont les armées triomphantes ſembloient autrefois avoir enchaîné la victoire, ſe voyoit à la veille d’être accablé par ſes ennemis ; ſoit caprice du ſort, ſoit incapacité de la part de ſes Généraux, ſes troupes malheureuſes, loin d’avoir fait de nouvelles conquêtes, étoient reduites à défendre les frontiéres de ſes Etats.

Murtoſagunes lui-même, ce Miniſtre, dont la fortune paroiſſoit inébranlable, ſurtout étant ſoutenuë par les talens les plus relevés, ſe vit diſgracié, ſans avoir pû prévoir ſa chûte ; chéri & admiré de la plûpart des Sujets de Demetrius, craint & reſpecté des autres, il ne pouvoit prévoir un revers ſi étrange. Tel eſt le ſort de ces hommes, qu’un mérite ſupérieur éleve au-deſſus du commun : leurs vertus font des envieux, & leurs bienfaits des jaloux & ſouvent des ingrats. Il ne l’éprouva que trop.

Netonemia, cette femme ambitieuſe, avec laquelle il avoit été contraint de rompre, cherchoit depuis longtems à ſe venger. Elle attaquoit en vain ſon pouvoir placé & ſoutenu par le Prince, elle n’avoit fait que des efforts impuiſſans ; ſa réputation ſans tâche ne fourniſſoit pas même un prétexte à l’envie la plus envenimée. A force d’intrigues & de cabales, Netonemia étant parvenuë à ſe rendre utile aux plaiſirs du Roi, les ennemis de Murtoſagunes, qui ne voyoient qu’elle ſeule capable de le détruire, la placerent d’abord chez Erphilie, Favorite du Roi depuis quelques années.

Cette Femme bonne & ſimple, & dont la douceur égaloit la beauté, contente de ſe voir honorée de la tendreſſe d’un Prince puiſſant, n’avoit d’autre occupation, que celle d’entretenir ſes charmes, & de perpétuer, s’il étoit poſſible, le goût que le Roi avoit pour elle. L’eſprit amuſant de Netonemia lui plut d’abord. Le Roi, qui la voyoit quelquefois avec Erphilie, en fut charmé, tellement que lorſqu’il y alloit, le tems qu’il ne donnoit pas aux plaiſirs de l’Amour, étoit employé à ceux de la converſation. Ambitieuſe comme elle étoit, elle ne négligea rien pour enlever à Erphilie la faveur du Roi ; elle en vint à bout. Le Prince enchanté de ſon eſprit, lui trouva encore aſſez de beauté pour plaire : il lui offrit ſon cœur, ne doutant pas qu’elle ne l’acceptât avec autant de joie que d’empreſſement. Netonemia ſe ſervit utilement de ſon eſprit ; elle ſut refuſer habilement ce qu’elle ſouhaitoit paſſionnément, & ſes refus ne firent qu’augmenter le déſir que le Roi avoit de la poſſéder ; enfin, elle ne céda que lorſqu’elle vit qu’il étoit à propos.

A peine commençoit-elle à joüir de ſa faveur, que les Sujets de Demetrius, environnés d’ennemis & accablés par les impoſitions exceſſives qu’ils étoient obligés d’aquitter pour les fraix de la guerre, porterent leurs plaintes au Roi. Ces mécontentemens partoient de la Cour même de Demetrius, & Netonemia profita de l’occaſion, vengea pleinement les mépris de Murtoſagunes ; elle lui imputa les mauvais ſuccès & les malheurs publics ; elle perſuada au Prince, que l’ambition particuliére de ce Miniſtre, étoit la cauſe de tous ces déſordres ; elle lui fit remarquer, que les plaintes des Peuples ne venoient que de la mauvaiſe adminiſtration des affaires ; enfin, elle ſut ſi bien manier l’eſprit du Roi, que Murtoſagunes fut dépoſé.

Le Roi, qui l’aimoit véritablement, craignant que tout ce dont il étoit accuſé ne fût vrai, ſe contenta de le renvoyer, ſans exiger de lui qu’il juſtifiât ſa conduite. Ainſi, il fut la victime du reſſentiment d’une femme, dont le bien de l’Etat l’avoit empêché de contenter les caprices : heureux encore de ne s’être jamais livré aux coupables illuſions de l’orgueil & de l’ambition, & d’avoir conſervé aſſez de force pour ſoutenir avec fermeté un ſi cruel revers.

Qu’il me parut alors digne d’être aimé ! ſa grandeur d’ame avoit pour moi des charmes inexprimables, je l’avouë, j’euſſe été charmée de joüir avec lui des douceurs d’une agréable retraite ; j’en avois trop fait pour changer ; je triomphai des tendres ſentimens qui m’entraînoient vers Murtoſagunes, & je quittai la Cour de Demetrius avec moins de plaiſir, mais avec autant d’empreſſement que je l’avois cherchée.

Fin de la ſeconde Partie.
  1. Voyez Moreri, Edit. 1732. Paris.