A Lampsaque, l’An de ce monde (p. 116-152).

HIPPARCHIA,
OU
LA COURTISANNE
GRECQUE.
TROISIÉME PARTIE.

pag. 117


HIPPARCHIA,
HISTOIRE
PHILOSOPHIQUE,
TRADUITE DU GREC.

TROISIÉME PARTIE.



R Ien ne change plus vîte & plus aiſément que les mouvemens dont le cœur de l’homme eſt agité ; quoiqu’il faſſe pour s’affermir contre toutes ſortes d’accidens, ſa Philoſophie ne peut jamais être aſſez forte pour l’empêcher d’éprouver les mouvemens de l’humanité : enfin, il eſt homme, il faut abſolument qu’il en ait la foibleſſe, & cette foibleſſe ne doit pas paſſer pour vice. Je déſapprouve les ſentimens de ces Sages outrés, qui prétendent qu’il doit être inſenſible à tous les événemens ; je ſoutiens, au contraire, que cette prétenduë fermeté ne peut avoir d’autre cauſe que la ſtupidité, ou la barbarie, défauts mille fois plus à craindre que la plus lâche foibleſſe.

A me voir, à m’entendre, chacun m’eût cru inſenſible. Que l’on me connoiſſoit peu ! l’indifférence avec laquelle j’avois quitté Murtoſagunes, le mépris que je lui avois témoigné, lorſqu’il avoit voulu me rendre à mon premier état, étoient des préjugés aſſez forts contre moi. Crates lui-même en étoit perſuadé ; j’avouë qu’il n’avoit pas tort, je lui avois préféré tant de rivaux, que mon indifférence pour lui ne devoit pas être douteuſe. La liberté des Cyniques, me diſoit-il, vous a été bien favorable, aucune femme avant vous n’avoit oſé embraſſer cette Secte ; mais je ne crois pas qu’aucune ait plus utilement joüi des avantages qui y ſont attachés, & je ne doute point qu’après un pareil exemple pluſieurs ne ſoyent portées à vous imiter. Je pris ces paroles pour une eſpéce de reproche. Ne ſont-ce pas vos maximes, lui répondis-je ? Ai-je fait autre choſe que de les mettre en pratique ? La tendreſſe que j’ai conſervée pour vous, même dans le cours de mes plus agréables avantures, vous a dû faire connoître que je vous ai toûjours regardé comme l’auteur de la félicité dont je joüiſſois. Eh quoi ! ne penſez-vous donc plus qu’il ſoit permis de chercher ſon bonheur par-tout où on le croit pouvoir trouver ? Helas ! que je me juſtifiois inutilement ! Crates touchoit au terme fatal de ſa vie ; prêt à payer le tribut que tous les hommes doivent à la mort, il n’étoit plus maître ni de ſes ſentimens, ni de ſes paroles ; en vain il s’efforçoit de paroître tranquile ; malgré toute ſa Philoſophie, il mourut quelques jours après dans une agitation forcée. Que cette perte me fut ſenſible ! Je ſentis dans ce moment fâcheux redoubler la tendreſſe que j’avois pour lui. Helas ! en le perdant, je crus perdre mon bonheur, & ma triſteſſe fit connoître combien je lui étois attachée. Elle ne fut cependant pas aſſez forte pour m’ôter tout autre ſentiment. Toûjours maîtreſſe de moi-même, je tâchois de trouver dans les événemens les plus malheureux les moyens de connoître à fond la foibleſſe de mon cœur. Je comparois la joie que j’avois eû de m’unir avec Crates avec le chagrin que me cauſoit ſa perte. La ſource de l’une & de l’autre étoit la même, & dans ces extrêmités ſi différentes aux yeux du vulgaire, je me trouvois préciſément dans la même ſituation. Le panchant qui m’avoit entraînée vers Crates, occaſionnoit les mouvemens intérieurs que je reſſentois ; il en étoit toûjours l’objet. Cette langueur que j’avois éprouvée, lorſque j’étois attachée à conſidérer l’objet de mes déſirs, s’étoit renouvellée & m’attachoit à réfléchir ſur la cauſe de mes regrets. Enfin, dans l’un & dans l’autre état, mon émotion étoit ſemblable, quoique le motif en fût différent ; je ſentis que je n’étois pas née pour être longtems malheureuſe ; les violentes diſgraces, que j’avois eû à eſſuyer, m’avoient appris d’où je pouvois tirer du ſoulagement & de la conſolation.

Les ſecours étrangers m’étoient tout-à-fait inutiles. Ma raiſon ſeule, aidée d’un peu de Philoſophie, étoit plus puiſſante à fortifier mon eſprit, que les maux ne l’étoient à l’abattre. Le calme revint peu à peu dans mon ame, & je me trouvai dans une ſituation d’où je pouvois enviſager le bonheur, comme un état où il m’étoit encore permis d’aſpirer. Je ſentis que ſi la perte de Crates étoit un malheur pour moi, il n’étoit pas irréparable : ces ſentimens, quelques conformes qu’ils fuſſent à mon panchant, ne prévalurent pas d’abord ; la mélancolie, ſuite ordinaire du trouble & de l’affliction, eſt ce qui me coûta le plus à diſſiper. Comme ſur les aîles du tems la triſteſſe s’envole, il n’y a point de peine qui ne diſparoiſſe inſenſiblement, dès que l’on peut ſe diſtraire. L’idée que je m’étois faite du bonheur me ſuivoit par-tout ; j’agiſſois avec connoiſſance de cauſe, & j’étois raſſûrée ſur l’efficacité du reméde que je cherchois, par le ſuccès avec lequel je l’avois autrefois employé.

Une vie agitée & tumultueuſe n’étoit pas de mon goût ; je n’étois plus dans cette brillante jeuneſſe, qui me rendoit indifférens les événemens les plus fâcheux ; je cherchois un repos aſſuré, & dont je pus joüir juſqu’à la fin de mes jours.

Parmi tous ceux qui m’inviterent à m’unir à eux, après la mort de Crates, aucun ne me parut plus propre à mes deſſeins qu’Eraſthothenes : cet homme, aſſez Philoſophe pour être raiſonnable ſans être ridicule, étoit encore dans la force de ſon âge ; ſon eſprit doux, ſon humeur aiſée & toûjours égale m’engagerent à lui donner la préférence ſur tout autre. Je m’applaudis de mon choix, ne croyant pas m’être trompée. Auſſi sensible à la volupté, que s’il eût été dans ſa premiére jeuneſſe, il fut toûjours prêt à partager avec moi les plaiſirs que je lui offrois. Je paſſai deux ans dans cette douce tranquilité. Eraſthothenes avançant en âge, parut s’éloigner de ces maximes de ſageſſe & de raiſon, qui l’avoient guidé juſqu’alors, & qui l’avoient rendu reſpectable à ſes ennemis même.

Mes doutes s’éclaircirent peu à peu, & je connus enfin qu’il avoit changé de ſentimens à mon égard. Les plaiſirs qu’il goûtoit avec moi lui devinrent inſipides ; mes careſſes lui parurent ennuyeuſes ; enfin, il ſacrifia des voluptés tranquiles & durables aux incertitudes de l’inconſtance. Une jeune Lacédémonienne devint l’objet de toute ſa tendreſſe. Je ne ſais ce qui pouvoit l’avoir engagé dans cette paſſion ; car, à quelques années près qu’elle avoit moins que moi, je pouvois lui diſputer tout autre avantage ; ſans beauté, ſans agrémens, elle n’avoit d’autre mérite que celui d’être étrangère & miſérable ; auſſi je la jugeai tellement indigne de mon reſſentiment, que je ne me plaignis pas à Eraſthothenes de ſon changement.

Autant indifférente pour lui qu’il l’étoit devenu pour moi, je voulois lui rendre le change, & je ſongeois ſérieuſement à lui donner un Rival, plus digne de ma tendreſſe que ſa Lacédémonienne ne pouvoit l’être de ſes attentions ; mais un coup imprévu du deſtin ne m’en donna pas le tems.

Chacun s’apperçut du changement d’Eraſthothenes, & ſur la réputation de ſageſſe & de raiſon, dont il joüiſſoit depuis nombre d’années, on ne douta pas que ma Rivale ne fût quelque choſe de charmant, puiſqu’il en étoit uniquement occupé. La prévention étoit ſi forte à Athénes, qu’on ne parloit plus d’autre choſe : on étoit très-curieux de la voir ; mais Eraſthothenes, aveuglé par ſa paſſion, étoit ſi jaloux de ſon bonheur, que ſes amis ne purent jamais parvenir à la voir.

Cette conduite extraordinaire perſuada tout-à-fait les Athéniens, qu’il n’y avoit rien de plus parfait que cette jeune étrangère. Xeniade ſur-tout, qui par ſon crédit & ſes richeſſes tenoit un rang diſtingué à Athénes, s’en forma une idée ſi ſéduiſante, qu’il imagina ne pouvoir être heureux, s’il n’en étoit aimé. Il avoit quelque liaiſon avec Eraſthothenes ; il chercha tous les moyens imaginables pour avoir ſa confidence ; mais ce fut inutilement. Xeniade, voyant que les liaiſons d’amitié ne pouvoient le faire réüſſir, réſolut de tout entreprendre pour lui enlever ſa Lacédémonienne. Ses richeſſes lui applanirent toutes difficultés ; il ſéduiſit l’Eſclave, confident des amours d’Eraſthothenes, qui lui ménagea une entrevûë avec la Lacédémonienne ; il lui fit l’aveu de ſa paſſion dans les termes les plus vifs, ſoutenus des plus magnifiques préſens ; & lui ayant propoſé de l’enlever, elle ne réſiſta qu’autant qu’il fallut pour éprouver la paſſion de ſon nouvel Amant : enfin, comblée de ſes bienfaits, & ébloüie de ſa magnificence, elle céda à ſes empreſſemens, & conſentit à partager avec lui le ſort heureux dont il la flattoit.

Cette bruſque évaſion fut un coup de foudre pour Eraſthothenes. Déſeſpéré d’avoir perdu la ſeule perſonne qui lui fut chere, il jura dès lors la perte de ſon Raviſſeur, quel qu’il pût être. Il avoit appris qu’elle avoit été enlevée ; mais il ne lui avoit pas été poſſible de ſavoir par qui, ni en quel endroit elle avoit été conduite : l’Eſclave confident, qui l’avoit cruellement trompé, étoit diſparu avec elle. Enfin, livré aux noirs accès de la jalouſie, il ne ſavoit ſur qui il devoit faire tomber ſa vengeance, ni comment éclaircir les ſoupçons qui le dévoroient.

Reduit à diſſimuler ſa rage, il s’informa ſecrétement de l’endroit où pouvoit être ſa chere Lacédémonienne ; & à force de recherches, il découvrit que Xeniade en étoit le poſſeſſeur. S’il eût été auſſi riche & auſſi puiſſant que lui, je ne doute pas qu’il n’en eût tiré une vengeance éclatante. Tout ce qu’il pouvoit entreprendre, c’étoit de ſe ſervir des mêmes moyens que Xeniade avoit employé. Il tenta inutilement de corrompre les Eſclaves par ſes libéralités ; ils étoient trop bien prévenus pour ſuccomber. Allarmé de ce que cette reſſource lui manquoit, il réſolut d’avoir recours à la force ouverte. Je m’apperçus de ſon deſſein ; je lui en repréſentai les riſques ; j’eus beau lui dire, qu’il courroit à une perte inévitable, il ne voulut pas me croire, perſuadé qu’il étoit, que ma jalouſie ſeule vouloit le détourner de ſon projet.

Il faut avoir éprouvé la force d’une paſſion violente, pour ſavoir avec quelle impétuoſité le cœur ſe détermine ſur les moindres apparences de juſtice & de raiſon, qui ſemblent favoriſer ſon panchant. Cette idée d’enlevement parut d’abord ſi juſte à Eraſthothenes, qu’elle lui fit regarder cette réſolution, comme une des plus équitables qu’il eût jamais conçû : le contentement actuel qu’il en reſſentoit, avoit pour lui tant de charmes, qu’il étoit incapable de prévoir les maux qui en étoient inſéparables.

Il choiſit, pour l’exécution de ſon projet, un jour que Xeniade donnoit un grand repas à ſes amis, ſe perſuadant, qu’occupé avec eux, il ſeroit moins attentif à ce qui regardoit la Lacédémonienne. S’étant fait ſuivre par quelques Eſclaves, dont la fidélité ne lui étoit pas ſuſpecte, il les détermina à périr, plûtôt que de céder : il ſe mit à leurs têtes, entra dans la maiſon de Xeniade, & perça juſqu’à l’appartement de la jeune étrangére. Les cris qu’elle pouſſa en le voyant, pénétrerent juſqu’à l’endroit où Xeniade étoit avec ſes amis ; ils accoururent tous, & ſurent d’une ſurpriſe extrême, en voyant qu’Eraſthothenes en étoit la cauſe : En effet, quoi de plus ſurprenant, que de voir un homme, qui juſqu’alors avoit paſſé pour ſage, donner dans des travers ſi inexcuſables ! Auſſi de quels excès n’eſt point capable une paſſion de cette eſpéce, dès que l’on s’y eſt livré ſans reſerve ?

Les remontrances de Xeniade & de ſes amis ſurent inutiles ; Eraſthothenes leur déclara que l’enlevement de Zéladis (c’étoit le nom de l’étrangère) par Xeniade, avoit occaſionné ſes démarches, & qu’il étoit déterminé à périr, plûtôt qu’à la céder ; mais il avoit à faire à un homme auſſi inſenſé & plus opiniâtre que lui. Votre propoſition, lui dit-il, n’eſt pas juſte ; Zéladis n’a pas conſenti à être enlevée de chez vous, pour y vouloir jamais retourner ; je ne puis donc vous la céder avec honneur ; vous n’avez point de meilleur parti à prendre, que de vous en détacher. Eraſthothenes, furieux de ſe voir inſulté, voulut immoler ſon Rival à ſa paſſion : ſes coups furent vains, il devint lui-même la victime de ſa fureur ; car Xeniade, outré d’avoir vû ſa vie en ſi grand danger, perça de mille coups le malheureux Eraſthothenes, & ſe défit d’un Rival qu’il avoit toûjours appréhendé.

C’eſt ainſi que l’inconſtance d’Eraſthothenes fut la cauſe de ſa perte. Helas ! ſavoit-il ce qu’il vouloit, en ſe propoſant quelque contentement de ſon choix ? Cette étrangère, qui lui avoit d’abord paru née pour le rendre heureux le reſte de ſes jours, devint l’écueil de ſa tranquilité, & une ſource d’infortunes & de malheurs. Il goûtoit avec moi des plaiſirs tranquiles & aſſûrés ; il s’en étoit laſſé par inconſtance, & l’ombre d’un bonheur imaginaire qu’il avoit pourſuivi avidement, l’avoit conduit à une fin tragique.

La mort d’Eraſthothenes ſembloit m’avoir détaché du reſte du monde ; je n’oſois plus me livrer à l’eſpérance, j’avois tout abandonné ; la légéreté, la perfidie de tous les hommes que j’avois connu, me rendoient odieux tous ceux qui reſtoient ſur la terre. Ah ! que je regrettois alors Crates, lui ſeul m’avoit été fidéle ; encore, grace au deſtin, qui ne lui avoit pas donné le tems, ou les occaſions de changer. Ces reflexions, qui ſe ſuccédoient les unes aux autres, m’avoient conduite à une tranquilité que je n’avois jamais éprouvée, & je la conſervai aſſez long-tems, pour me perſuader qu’elle dureroit le reſte de mes jours. Après la vie que j’avois menée juſqu’alors, pouvois-je me ſuffire à moi-même ? Non, je ne me connoiſſois pas encore, ou plûtôt je m’abuſois. Ce panchant, qui m’avoit toûjours entraînée vers les plaiſirs, ſubſiſtoit encore ; il ſe ralluma tout-à-coup avec violence, & me fit ſentir combien peu je devois compter ſur moi-même. Il eſt vrai que je prévoyois un tems, où j’en devois être tout-à-fait délivrée ; mais il falloit l’attendre & ſortir de l’agitation où je me trouvois.

Le ſouvenir de ces actions éclatantes, qui avoient autrefois tant fait de bruit, avoit été enſeveli avec Crates, & la tranquilité dans laquelle j’avois vêcu pendant quelques années avec Eraſthothenes, m’avoit preſque entiérement fait oublier des Athéniens ; & j’aurois ſans doute paſſé mes jours dans une obſcurité qui me ſeroit devenuë fatale, ſi les égaremens d’Eraſthothenes ne m’en euſſent tirée. La patience avec laquelle je les ſupportai, m’aquit l’eſtime de ceux qui auparavant n’avoient que du mépris pour moi. On en vint même juſqu’à m’admirer : ils ignoroient la cauſe de ma ſageſſe, ne ſachant pas, volupté charmante ! que tes faveurs, toûjours préſentes à mon eſprit, m’occupoient trop pour me permettre de faire attention à la folie d’un homme, qui m’abandonnoit pour ſe perdre.

Le tems n’avoit pas encore aſſez agi ſur ces attraits, qui plus encore que ma conduite, m’avoient fait rechercher, pour me rendre indifférente à ceux qui me verroient. J’eus le plaiſir de l’éprouver. Je ne connoiſſois qu’un ſeul Citoyen dans Athénes de qui je pus eſpérer de recevoir le peu de ſatisfaction dont je ſentois que j’avois à joüir ; mais ſon indifférence marquée pour toutes les femmes, m’ôtoit tout lieu d’eſpérer : ce n’eſt pas qu’il fût accuſé de ce vice déteſtable ſi commun à Athénes, on l’avoit examiné pendant long-tems, & on n’avoit jamais rien découvert dans ſa conduite qui pût donner le moindre ſoupçon ; ſon indifférence ne venoit que de la tranquilité dans laquelle il avoit vécu juſqu’alors, & qui avoit été ſi grande, qu’on l’avoit priſe pour l’inſenſibilité la plus complette.

Quel fut mon étonnement, lorſque je vis Cleanthide me venir faire l’aveu d’une paſſion dont perſonne ne le croyoit ſuſceptible ! Mon indifférence, me dit-il, n’a pû tenir contre vos charmes & votre ſageſſe. Vous triomphez aujourd’hui d’un homme que toutes les femmes d’Athénes ont cru inſenſible. Oh qu’elles ſe trompoient ! Au milieu de cette indifférence affectée, je cherchois une perſonne avec qui je puſſe paſſer des jours heureux & tranquiles ; je n’en ai trouvé aucune parmi les Athéniennes de qui je duſſe attendre ce bonheur ; vous ſeule paroiſſez être née pour me rendre content. Je ſuis pénétré de ce que je viens vous déclarer ; voyez ſi en uniſſant votre ſort au mien, vous pouvez eſpérer le réciproque. Un aveu auſſi ſimple dans une affaire ſi importante ne me permit pas de douter de la ſincérité de Cleanthide. J’étois trop flattée de ſon choix pour différer ſa ſatisfaction. Je pourrois, lui dis-je, déguiſer mes ſentimens pour éprouver votre paſſion ; mais je compte tellement ſur votre probité, que je ne rougirai pas de vous dire, que prévenuë en votre faveur depuis que je vous connois, j’ai toûjours reſpiré après ce moment heureux qui nous unit l’un à l’autre. Oüi, mon cher Cleanthide, vous paſſerez avec moi les jours les plus tranquiles : les Dieux qui nous ont fait naître l’un pour l’autre, nous accorderont un ſort digne d’envie. Cleanthide, comblé de joie de trouver en mot autant de ſincérité que de modération, ne ſavoit comment m’en témoigner ſa reconnoiſſance ; il ne trouvoit point de termes aſſez forts pour l’exprimer ; ſon ſilence mille fois plus énergique que ſes paroles & ſes regards enflammés, ne me faiſoient que trop connoître ſes ſentimens.

Je me rappelle en vain toutes les circonſtances de ma vie, je n’en trouve point qui m’ait été auſſi ſenſible que celle-ci ; rien ne m’en perſuade mieux que la peine que j’eus d’être privée de Cleanthide ſeulement pour quelques jours ; car après l’aveu qu’il venoit de me faire, il fut obligé de quitter Athénes pour des affaires indiſpenſables.

Que d’inquiétudes, que d’allarmes m’agiterent pendant ce tems ! Mes tranſports, en le voyant revenir, lui témoignerent ſenſiblement combien je l’aimois. Charmé de ma tendreſſe, il n’eut pas la force de me répondre, il ſe précipita entre mes bras. Ces plaiſirs ſi délicieux & tout-à-fait nouveaux pour lui, le raviſſement où il ſe trouvoit l’avoit tranſporté hors de lui-même. Ah. ! chere Hipparchia, me dit-il, que de charmes ! quelle ſatisfaction ! Oüi, je ſuis parfaitement heureux, je veux expirer entre vos bras. Il ſe livroit ſans reſerve, & peut-être auroit-il eu lieu de s’en repentir, ſi je ne l’euſſe modéré.

La plûpart des femmes d’Athénes, piquées de ce qu’il m’avoit préférée à elles, mirent tout en uſage pour le dégoûter de ſon choix ; la médiſance & la calomnie ne furent pas épargnées ; elles me dépeignoient des couleurs les plus noires. Cleanthide eut beau me juſtifier ; ſon attachement pour moi ne ſervit qu’à le faire paſſer pour imbécile : enfin, ennuyé des railleries qui ſe faiſoient ſur ſon compte, il réſolut de ſe retirer d’Athénes, ne doutant pas que je n’y conſentiſſe ; il me cacha la véritable cauſe de notre départ. Je ſens, me dit-il, tout le prix de mon bonheur, je ne veux pas que rien ſoit capable de l’altérer ; prévenons tout embaras, en ne nous reſervant de bien que ce qui nous eſt néceſſaire pour vivre tranquilement ; quittons Athénes, retirons-nous à une petite maiſon de campagne ; là, ſéparés du reſte des hommes, nous vivrons uniquement l’un pour l’autre. Nous tardâmes peu à partir ; un petit nombre d’Eſclaves fidéles nous ſuivit : depuis ce tems, Cleanthide toûjours tendre, toûjours empreſſé, ne peut m’abandonner un ſeul inſtant, ſa tendreſſe augmente chaque jour. O deſtin inévitable ! faut-il que je te céde dans le tems de ma vie le plus heureux ! La volupté me prodigue en vain ſes faveurs les plus précieuſes, je ne puis plus en profiter, je ſens que mes forces m’abandonnent, je veux les rappeller inutilement, je touche au terme de ma carriére : ce n’eſt pas que j’appréhende ce fatal moment ; privée alors de tout ſentiment, qu’eſt-ce qui pourra me toucher ? Une ſeule choſe m’attriſte : le chagrin de Cleanthide, qui s’apperçoit de ma foibleſſe, quelque ſoin que j’aie de la lui cacher, me fait craindre pour lui le déſeſpoir où notre ſéparation le va jetter, & plus que tout encore, cette privation de plaiſirs & de toutes voluptés, à quoi je ne puis penſer ſans frémir !

Fin de la troiſiéme & derniére Partie.