A Lampsaque, l’An de ce monde (p. Ill.-63).

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HIPPARCHIA,
HISTOIRE
PHILOSOPHIQUE,
TRADUITE DU GREC.

PREMIÉRE PARTIE.



M A façon de penſer[1], la Secte dont je ſuis, & la vie que j’ai menée juſqu’ici, ſemblent me mettre au-deſſus des préjugés du vulgaire ignorant ; mais les diſcours que j’ai mille fois entendus tenir à des perſonnes, dont l’eſprit paſſe pour être au-deſſus du commun, & en qui l’autorité ſe trouve jointe à la réputation, m’engagent à me donner la ſatisfaction de rappeller les actions de ma vie, dont je puis me ſouvenir, pour me convaincre de la précipitation de leurs jugemens. Ils ignoroient ſans doute, ces graves cenſeurs de ma conduite, que je me fais gloire d’être de la Secte des Cyniques, que pénétrée de ſes maximes & de ſes préceptes, je n’ai rien cru qui ne me fût légitimement permis par le genre de vie que j’ai embraſſé.

Maronée fut le lieu de ma naiſſance, & je dois la vie à des Parens bien partagés des faveurs de la fortune : heureux dans leur aveuglement, ils y faiſoient conſiſter leur bonheur, croyant être parvenus à la ſuprême félicité, dès qu’ils pouvoient en joüir sûrement, & les tranſmettre à leur poſtérité. Telles ſont les maximes qu’ils ont voulu m’inſpirer, maximes auxquelles j’ai été oppoſée dès ma plus tendre jeuneſſe ; j’en ignorois la cauſe : mais, ô deſtin inévitable ! je joüiſſois dès lors d’une des vertus qui ont le plus contribué à me rendre heureuſe ; je parle de cette ſage indifférence, qui nous met au-deſſus de la fortune même. Auſſi, loin de m’amuſer aux ouvrages qui faiſoient l’occupation des filles de mon âge & de mon état, je ne me plaiſois qu’à la converſation de mon frere Métrocles, qui admirant mes heureuſes diſpoſitions, ne dédaignoit pas, malgré la foibleſſe de mon âge, de s’entretenir avec moi ſur la Philoſophie.

Quelque épineuſe qu’elle parût, elle ne me dégoûta pas ; j’eſpérai qu’avec le tems mon eſprit ſe développeroit, & que je deviendrois plus en état de concevoir ce qui paſſoit alors ma portée. Tels étoient mes plaiſirs, mon âge ne me permettoit pas encore d’en goûter d’autres.

Mon frere, que ſa foible ſanté empêchoit ſouvent de ſe trouver aux Aſſemblées publiques, recevoit les viſites de tout ce qu’il y avoit de mieux parmi les Philoſophes ; il en voyoit de toutes Sectes, les Cyniques, ſur-tout, y étoient bien reçûs ; il avoit dès lors un panchant ſecret pour leur doctrine, qui ſe confirmant de plus en plus, l’engagea enfin à ſe déclarer tout-à-fait pour eux.

Je le quittois peu pendant ſes maladies, ainſi je voyois tous ceux qui lui rendoient viſite ; & l’amitié que mon frere me témoignoit, m’attiroit de leur part mille attentions. Les uns admiroient ma beauté, les autres mon eſprit ; enfin, c’étoit à qui me donneroit le plus de loüanges. Un ſeul parmi eux ſembloit me mépriſer ; j’avois beau lui porter la parole, il me répondoit rarement, ou s’il le faiſoit, c’étoit d’un air ſi bruſque & ſi mépriſant, que tout autre que moi en eût été rebutée. Mais dès lors je ſentois des mouvemens ſecrets qui me le rendoient cher, quoiqu’il fut laid, bizarre & mal propre, ſes façons n’avoient pour moi rien de choquant ; je l’aimois, je tâchois de le lui témoigner en toutes occaſions ; mais loin d’en avoir la moindre reconnoiſſance, il n’avoit pas même pour moi les égards qu’ont les plus indifférens pour une fille de mon âge & de ma figure. Cependant, malgré des façons ſi extraordinaires, le tems ne fit qu’augmenter l’inclination que j’avois pour lui. Que de graces n’ai-je point à vous rendre, Dieux immortels ! de m’avoir fait connoître, dès ma plus tendre jeuneſſe, celui qui ſeul pouvoit me rendre la vie heureuſe.

Les Dieux en me formant, m’avoient prodigué tout ce dont ils avoient été ſi avares pour Crates ; autant il étoit pauvre & laid, autant j’étois riche & belle ; auſſi dès que mon âge le permit, une foule d’Amans vinrent ſe préſenter : mes Parens me les firent voir, c’étoit l’uſage ; mais je ne trouvai en aucun d’eux ce que j’admirois dans Crates : mon indifférence leur prouva que je n’agréois pas leurs recherches. Mes Parens, peu ſurpris de ma conduite, la prirent pour modeſtie. Dieux ! qu’ils ſe trompoient ; je n’ai jamais connu ce déguiſement honteux, qui fait penſer d’une façon & parler d’une autre : je leur déclarois mes ſentimens naturels, ils ne les comprenoient pas ; devois-je leur en dire davantage ? A peine avois-je quatorze ans ! mon âge m’autoriſoit à leur demander du tems pour penſer au parti que j’avois à prendre ; ils me l’accorderent. Les réflexions que je fis pendant cet intervale, (ou livrée entiérement à moi-même, mes Parens s’imaginèrent que je me déterminois à un parti convenable) exciterent en moi des ſentimens que je ne connoiſſois pas encore ; je ne ſavois quel jugement en porter : des troubles involontaires, une inſatiable avidité d’un bien qui me manquoit, & que je ne ſavois où trouver, une inquiétude dévorante, me plongerent dans une langueur que je croyois devoir durer juſqu’à la fin de mes jours. Ces Aſſemblées qui ſe tenoient chez mon frere, & dont j’avois toûjours fait mes plus cheres délices, n’avoient plus d’agrémens pour moi ; ſi je ſentois quelque ſoulagement, ce n’étoit que lorſque j’entendois parler Crates ; alors, je l’avouë, une joie ſecrète s’emparoit de mon ame, mon ſang couloit plus librement dans mes veines. Charmante Déeſſe ! divine Volupté ! tu me comblois déja de tes faveurs ; que je ſavois peu en profiter !

Mes Parens, déſeſpérés du changement ſubit qui s’étoit fait en moi, employerent tout pour me rendre à mon premier état : ils penſerent que rien n’y ſeroit plus propre que les voyages[2] ; mon goût décidé pour les Sciences, les confirma dans cette idée. Ils me conduiſirent à Athénes ; mais ni les exercices fameux des Savans de cette Ville, ni les plaiſirs brillans que l’on y goûte, n’apportoient aucun changement à mon état ; ma langueur augmentoit chaque jour ; on cherchoit en vain à en pénétrer la cauſe : enfin, à force d’étudier les mouvemens dont j’étois agitée, je parvins à découvrir ce qui me manquoit pour être heureuſe ; je connus que la poſſeſſion de Crates étoit le ſeul reméde qu’on pût apporter à ma maladie. On ſe flatte aiſément quand on eſpére ; auſſi ne doutai-je pas que Crates ne conſentît à me donner la main.

Alors mon cœur, d’accord avec mon eſprit, ſe tranquiliſa ; je ne reſpirois plus qu’après le moment qui me devoit rendre mon cher Crates : je preſſai mes Parens de retourner à Maronée ; ils y réſiſterent d’abord, perſuadés qu’ils étoient qu’Athénes avoit produit le changement qu’ils admiroient : enfin, ils céderent à mes inſtances. Avec quelle joie ne repris-je pas le chemin de ma Patrie ? C’eſt le ſeul moment où elle m’ait été chere.

Déja enyvrée des plaiſirs que je devois goûter, je m’y abandonnois entiérement ; mon imagination échauffée me les renouvelloit à chaque inſtant : quelle vivacité ! quels tranſports ! Hors de moi-même, je croyois réellement les partager avec l’objet de mes déſirs. Douce erreur, pourquoi m’abandonnois-tu !… Renduë à moi-même, je ſentois tout le prix de la volupté, je ne m’occupois plus qu’à me procurer de ces douces rêveries, de ces évanoüiſſemens pleins de charmes ; les déſirs qui m’agitoient, faiſoient une partie, ou plûtôt étoient la premiére cauſe du plaiſir dont je joüiſſois.

Rien ne me le faiſoit mieux ſentir que cette avidité que j’avois à le ſaiſir auſſi-tôt qu’il s’offroit ; alors la crainte de le perdre & mille autres idées, qui, comme autant de ſpectres effrayans, venoient ſe préſenter à mon eſprit, m’en faiſoient ſentir tout l’avantage. Vous le ſavez, grands Dieux ! ſi dans ces momens précieux j’ai négligé de prendre toutes les précautions néceſſaires pour le conſerver. Mais, ô fortune ennemie ! que de revers n’eûs-je pas à eſſuyer, que d’aſſauts à ſoutenir, avant que de parvenir où je déſirois !

Mes Parens me voyant rétablie, me preſſerent de choiſir un Epoux ; ils me laiſſoient cette liberté, diſoient-ils, parce qu’elle devoit faire mon bonheur. La vie indifférente & libre que menoit Crates, vint alors ſe préſenter à moi avec tous ſes charmes ; j’étois tellement prévenuë en ſa faveur, que je ne doutai pas que mes Parens ne conſentiſſent à mon choix. Après quelque tems de délibération feinte, je leur déclarai ce que j’avois réſolu. La ſurpriſe où ils furent de m’entendre, les empêcha d’abord de m’interrompre : je pris leur ſilence pour un conſentement tacite ; je détaillai avec feu les raiſons que j’avois d’embraſſer ce genre de vie : l’empreſſement où j’étois de ſuivre librement mon inclination, déployoit en moi tous les reſſorts de cette éloquence naturelle, ſi propre à toucher les cœurs. Que devins-je, quand rappellés à eux-mêmes, j’eſſuyai de leur part les reproches les plus ſanglans, m’aſſûrant qu’ils ne conſentiroient jamais à un choix ſi ridicule ! Non, la mort la plus cruelle m’eût été mille fois plus douce. Ces menaces, quelques ſévéres qu’elles me paruſſent, ne m’épouvanterent pas aſſez pour me faire changer de réſolution. Mon cœur d’un excès de joie, où il s’étoit trop tôt plongé, paſſa tout-à-coup à des tranſports de fureur & de rage que j’eus peine à ſoutenir. Inébranlable dans mon deſſein, je réſolus d’avoir par force ce que je ne pouvois obtenir de gré ; je me modérai autant que je pus. Vous pouvez, leur dis-je, faire ce que vous jugerez à propos : Crates ſeul a droit d’être mon Epoux ; je ſens que ſans lui je ne peux vivre heureuſe, & ſi vous perſiſtez dans vos premiers deſſeins, je ſaurai par une mort prématurée me délivrer des tourmens que vous me préparez, & que je ne puis enviſager ſans frémir.

Je n’en dis pas davantage : ce peu de paroles prononcées avec fermeté, les fit lire dans le fond de mon ame ; ils connurent que j’étois fille à ſoutenir ce que j’avois avancé ; ainſi toute réflexion faite, ils conſentirent à ma demande. Ce changement ſi prompt me donna plus de défiance que de ſatisfaction. Enfin, quoiqu’il pût arriver, j’étois entiérement décidée ; & la réſolution de Crates, que j’avois vû quelque tems auparavant prêt à me ſeconder de tous ſes efforts, me tranquiliſoit. Je le cherchai pour lui faire part de la reponſe que m’avoient fait mes Parens, & prendre avec lui les meſures néceſſaires pour ſurmonter les obſtacles qu’ils pourroient oppoſer à notre union. Le ſort, qui dans ces momens ne ſembloit reſpirer que ma perte, me le déroba pendant trois jours à mes recherches. Que ce tems me parut long ! chaque moment étoit pour moi un nouveau ſujet de peine ; tantôt je me repréſentois Crates infidéle & parjure : Ah ! me diſois-je, entiérement abandonné à lui-même, il ne veut s’embaraſſer de rien, il craint que je ne lui ſois à charge ; mais qu’appréhende-t’il ? ne connoît-il pas mes diſpoſitions ? peut-il en douter ? Non, je ne comprends point comme l’eſprit peut être aſſez fort, pour ſupporter les viciſſitudes violentes qui ſe ſuccédent ſi rapidement dans ces momens de criſe : Crates n’étoit pas le ſeul que j’accuſaſſe des maux que je ſouffrois, je m’en prenois à moi-même, aux Dieux, à toute la nature. Enfin, à force de me tourmenter, je m’étois perſuadée que je ne devois plus eſpérer de ſuccès. Déja le plus noir chagrin avoit ſuccédé à ces tranſports de douleur & d’impatience, quand je réſolus de voir mon frere, pour apprendre de lui, pourquoi Crates s’étoit obſtiné à me fuir pendant tant de tems. Il avoit vû naître mon panchant, il l’avoit approuvé, ſes conſeils m’y avoient affermie ; j’avois droit d’eſpérer de lui quelques conſolations. Que de peines ne me ſerois-je pas épargnée, ſi je l’euſſe conſulté plûtôt !

Nos Parens, me dit-il, entiérement oppoſés à vos deſſeins, ont mis tout en uſage pour vous détourner du parti que vous voulez prendre : vous aurez peine à le croire ; Crates lui-même a été ſollicité de ſe détacher de vous ; les plus belles promeſſes, les préſens, l’or, l’argent, rien n’a été épargné pour le corrompre ; ſon eſprit ferme & généreux lui a fait mépriſer toutes ces offres. Pour ſe délivrer de leurs pourſuites importunes, il eſt convenu avec eux, qu’il ne vous verroit pas pendant trois jours, & qu’il feroit même tous ſes efforts pour vous empêcher de vous unir à lui ; mais ne vous y trompez point, ma chere Hipparchia, Crates toûjours fidéle, ne reſpire qu’après le moment heureux qui doit vous unir ; ſoyez conſtante, réſiſtez à ſes diſcours, & ſoyez sûre que nos Parens, vaincus par votre fermeté, vous laiſſeront maîtreſſe de vos actions : Crates lui-même m’a averti de toute cette manœuvre ; je vous ai dit pourquoi il s’y étoit prêté : ainſi tranquiliſez-vous, & comptez ſur un heureux ſuccès.

Mon frere ne m’avoit jamais trompée ; je me livrai entiérement à ſes conſeils, & je me préparai à la ſcéne violente que j’avois à ſoutenir. Je touchois au moment qui me devoit rendre Crates, mais mon impatience l’emporta. Je l’envoyai chercher & il vint auſſitôt. J’en avois trop fait pour me déguiſer davantage. Mes Parens furent témoins des tranſports de ma joie ; quand je le vis près de moi, je l’accablai de careſſes les plus tendres. En vain il me rebuta, je ne ceſſai, que pour lui laiſſer un moment de liberté, qu’il me demanda pour m’expliquer ſes intentions.

Y penſez-vous, Hipparchia, me dit-il, avec cet air rude qui lui étoit ſi naturel ? Quoi ! à la ſieur de votre âge, dans le ſein des richeſſes & des délices, vous voulez tout quitter pour ſuivre un homme pauvre & déja vieux ? Que pouvez-vous en attendre ? Incapable de changer, vous ne pouvez pas même eſpérer de lui les plaiſirs que tout autre pourroit vous procurer ? Ah ! m’écriai-je, pourquoi vouloir augmenter mes peines ? Non, Crates, tous ces aveux ſont inutiles, vous ſeul pouvez faire mon bonheur. Prête à vous ſuivre, je renonce à tout. He bien, ajouta-t’il, encore plus irrité, voyez mes biens[3], examinez mes habillemens, conſidérez mon corps, c’eſt tout ce que je poſſéde, & ce que je poſſéderai jamais : ma beſace & mon bâton me ſont plus chers que le plus brillant équipage : je déteſte les honneurs, je mépriſe les richeſſes, & pour vivre avec moi, il faut que vous ayez les mêmes ſentimens. Avec quelle ardeur ne ſuivis-je pas ſes conſeils ! Je quittai ces vains ornemens, cette inutile parure, dont juſqu’alors on m’avoit chargée malgré moi, je ne me reſervai qu’une ſimple robe. Crates, charmé de mon empreſſement, me reçut avec tendreſſe entre ſes bras : ſon front ſe dérida pour la premiére fois. Quoiqu’enchantée de mon nouvel état, il me manquoit encore quelque choſe, un feu ſecret me conſumoit je ſentois que Crates pouvoit l’éteindre ; je le preſſai de nous unir par des liens plus étroits. Animée de cette douce eſpérance, je quittai la maiſon de mon Pere avec une joie ſans égale. Crates craignoit encore la vengeance de mes Parens : ils croyent, me dit-il, que je vous ai ſéduit ; fuyons, gagnons Athénes ; là, libres de toute inquiétude, nous ſatisferons nos déſirs. Que ce retardement me coûta cher ! Il fallut cependant m’y réſoudre. Enfin, après un chemin fort rude, qui me parut encore plus long, nous arrivâmes à cette Ville tant déſirée. Dieux ! que je m’y dédommageai bien des peines que j’avois eu à y venir[4]… Fameux Portique, lieu charmant, ce fut toi qui vis le premier mes tranſports amoureux : Que dis-je ? le ciel, la terre, tout fut témoin de mes plaiſirs. Hors de moi-même, j’y goûtai des plaiſirs divins, j’y vis la volupté avec tout ce qu’elle a de plus charmant, je commençai véritablement à profiter de ſes faveurs. O vous, mortels inſenſibles, froids contemplateurs d’un ſpectacle ſi touchant ! quoi ! à la vûë de tant de délices, vous reſtâtes immobiles ! Bien plus, un lâche, un ſtupide envia au ſoleil la gloire de nous éclairer ; il voulut nous couvrir d’un manteau ; mais ſa précaution fut inutile[5] : ce voile incommode parut ſe retirer de lui-même. Une Puiſſance plus qu’humaine, préſidoit à nos actions, & approuvoit, ſans doute, nos plaiſirs. Heureuſe, ſi elle les voyoit ſans jalouſie !

Crates ne put fournir longtems une carriére ſi pénible, ſes forces épuiſées l’abandonnerent entiérement. Quelle fut ma ſurpriſe, quand j’apperçus le changement qui s’étoit fait en lui ! il me parut ſi extraordinaire, que je crus que c’en étoit fait. Non, je ne pus me perſuader qu’il fût jamais en état de goûter des plaiſirs ſemblables à ceux que je venois de partager avec lui. Je penſai m’allarmer, mais les idées voluptueuſes, dont j’étois remplie, l’emporterent ſur tout autre ſentiment. Victorieuſe de Crates, je crus pouvoir joüir de la liberté permiſe par la Secte que j’avois embraſſée ; je triomphois ſur le champ de bataille, & j’attendois avec impatience que quelqu’un voulût entrer en lice avec moi, & tâchât de remporter une victoire que Crates m’avoit inutilement diſputée. O foibleſſe humaine ! j’y vis des Philoſophes de toutes Sectes, j’y vis des hommes de tout âge : le dirai-je ? j’y vis des Cyniques, qui, le feu dans les yeux, ne reſpiroient que le combat, & je n’en vis pas un aſſez hardi, pour venir éteindre ſur le champ une flamme, dont il aimoit mieux dévorer en lui toute l’ardeur, que de rendre le Public témoin d’une ſi belle lute. Comblée encore des plaiſirs que je venois de goûter, je faiſois tous mes efforts pour les empêcher de fuir ; mais ce fut en vain, j’en avois éprouvé de trop réels pour me contenter des imaginaires ; il fallut les quitter & étouffer les reſtes de ce ſentiment qu’on appelle honte, ſuite des ridicules idées que l’on m’avoit inſpirée dans mon enfance. La peine que je ſentis, en perdant la joüiſſance d’un plaiſir ſi doux, me fit connoître combien il nous eſt néceſſaire & combien il eſt difficile de s’en priver. Qu’on ne s’y trompe point ; ceux même à qui il a plu aux hommes de donner le nom de Sage, ſont ceux qui s’en ſont le moins abſtenus. Continuellement occupés à décrier la volupté & ſes douceurs, ils s’y livrent entiérement en ſecret. Déguiſement honteux, dont ne peut être capable un eſprit qui ſait penſer ſainement de toutes choſes, & prendre aſſez ſur lui-même pour ſe mettre au-deſſus des faux jugemens du Public.

Ennuyée d’attendre ſous le Portique, & voyant qu’aucun des ſpectateurs n’avoit aſſez d’audace pour m’aborder, je ſortis brillante d’un nouvel éclat. Une noble fierté m’animoit… Dieux ! quelle ſatisfaction ! Je ne vis plus la pompe & le faſte des grandeurs que comme des objets mépriſables. Indépendante de tout, je participois en quelque ſorte au bonheur de la Divinité. Mon eſprit, occupé de ces avantages, étoit plongé dans une réverie profonde, & je marchois, ſans ſavoir trop où aller, quand Anthiſténe vint me rappeller à moi. Je lui fis le détail de ce qui venoit de ſe paſſer. Charmé de ce que je portois ſi haut les interêts de ſa Secte, il me prodigua les loüanges les plus flatteuſes : ſes applaudiſſemens furent ſuivis de quelques careſſes, auxquelles je répondis fort librement ; & ne cherchant que l’occaſion de l’éprouver, & de connoître par moi-même s’il étoit homme à ſoutenir ce qu’il avançoit, je lui propoſai l’épreuve par où Crates venoit de me faire paſſer. L’embaras où je le vis d’abord, me mit en doute ſur le parti qu’il prendroit. Les yeux attachés ſur moi, il reſta quelque tems à me conſidérer. Impatiente de ce délai, je le preſſai vivement d’en venir à une explication plus circonſtanciée. Oüi, ma chere Hipparchia, me dit-il, il eſt juſte de céder à tes inſtances & de faire avec toi l’eſſai d’un plaiſir que je ne me ſouviens pas d’avoir goûté. Ne retournons pas ſous le Portique, il ne faut pas que cet endroit ſeul ſoit le théâtre de tes triomphes ; choiſiſſons quelqu’autre place. Flattée de ce qu’il venoit de me dire, j’eſpérois de goûter les mêmes plaiſirs auxquels j’avois été ſi ſenſible. Je le ſuivis avec empreſſement. Que cet endroit me parut éloigné ! Nous nous arrêtâmes enfin, & Anthiſténe, plus par complaiſance que par goût, crut pouvoir partager avec moi les tranſports dont il me voyoit agitée. Qu’il ſe trompoit ! Au premier aſſaut il fut vaincu & mis hors de combat : loin d’éteindre mes déſirs, il ne fit que les irriter, & ſa foibleſſe me rendit furieuſe à un point, que je fus long-tems ſans ſavoir ni avec qui, ni où j’étois… Mais quelle fut ma ſurpriſe, quand devenuë plus tranquile, je me vis enfermée dans une maiſon ! Quoi ! lui dis-je, trompeur, eſt-ce ainſi que tu m’abuſes ? eſt-ce là cette place où tu voulois rendre le Public témoin de ta fermeté à ſoutenir tes préceptes ? Non, tu n’es rien moins qu’un Cynique : va, je t’abhorre ; aſſez d’autres ſans toi ſoutiendront mon parti ; fuis, cache ta honte & ta foibleſſe. Son attention à m’écoûter, & ſa tranquilité calmerent un peu ma fureur… Penſez-vous, me dit-il, que ma conduite ſoit ſi blâmable ? je n’ai aucun tort de n’avoir pas voulu rendre le Public témoin d’une foibleſſe qui nous eſt commune avec les bêtes. Tel eſt le ſort de l’homme, fait pour être le joüet des Dieux, il eſt ſujet à mille néceſſités, dont il ne peut s’empêcher de rougir… Ce diſcours me fit frémir. C’eſt en vain, lui dis-je, que tu couvres ta ſaute par une plus grande ; mille fois plus à plaindre que le moins éclairé des mortels, tu démens par tes actions les maximes que tu étales chaque jour avec tant de pompe. N’eſt-ce pas de toi que j’ai appris à ne point rougir de ce que le vulgaire regarde comme honteux ? Quoi de plus noble & de plus charmant, en effet, qu’une action qui nous immortaliſe, à laquelle cependant tu veux attacher tant de honte ? Vieillard inſenſé, prêt à finir ta courſe, peux-tu croire que la mort d’un homme ſoit plus glorieuſe que ſa création ? L’homme meurt en public, & dans ces momens critiques, il ſe donne en ſpectacle ; & pourquoi ? c’eſt qu’alors il voit la vérité telle qu’elle eſt, il reconnoît le ridicule des préjugés, & emploie utilement le peu de tems qui lui reſte ; perſonne ne lui conteſte l’équité de cette action ; on l’admire, on le louë à proportion qu’il témoigne plus ou moins de courage. Et quelles loüanges ne méritai-je pas, pour avoir triomphé des préjugés de tout un Peuple ſpectateur, envieux de ma fermeté ? Jamais tu ne me perſuaderas que la deſtruction d’un être ait quelque choſe de plus noble que ſa production. Je te quitte ; donne à l’univers étonné le ſpectacle frappant d’un eſprit qui ne ſait pas ſe ſoutenir lui-même. Je lui parlai pour la derniére fois ; auſſi exacte à le fuir, qu’il étoit empreſſé à ſe raccommoder avec moi. je l’évitai par-tout, & je connus alors combien peu j’avois à eſpérer de ceux de ma Secte. Le dirai-je ? Je me repentis preſque de l’avoir embraſſée ; non que je déſapprouvaſſe la liberté qu’elle donne ; au contraire, elle faiſoit tous mes charmes, elle donnoit un libre accès à cette douce volupté, au-deſſus de laquelle je n’ai jamais rien connu.

Je ſortis bientôt de cette incertitude. Un jeune-homme grand & bien fait, & dont la force paroiſſoit l’emporter ſur la beauté, m’avoit paru plus ſuſceptible que les autres des plaiſirs qu’il m’avoit vû partager avec Crates. Je le regardai dès lors comme celui qui pouvoit contribuer à ma félicité. Je ne le connoiſſois pas, & ne ſavois où le trouver… Amour ! tu conduiſis mes pas, ton divin flambeau m’éclaira ; pouvois-je manquer de le rencontrer ? Bleſſé du même trait que moi, je le trouvai dans une Aſſemblée publique diſtrait & réveur, moins occupé, ſans doute, de ce qui s’y paſſoit, que des moyens de me voir. Quelle fut ſa joie, quand il apperçut que je l’abordois familiérement ! La ſituation où il m’avoit vû avec Crates, le fit juger que je n’étois pas aſſez cruelle pour le laiſſer languir. M’ayant tirée à l’écart, il me propoſa de me conduire dans une maiſon, dont il diſpoſoit abſolument. Là, me dit-il, dans une abondance parfaite de toutes choſes, nous goûterons à loiſir les plaiſirs les plus doux. Tout ce qui avoit l’air de contrainte étoit incompatible avec moi ; auſſi lui propoſai-je à mon tour de lui prodiguer ſur le champ les careſſes les plus tendres. Je ne pus le vaincre. Je ſuis à plaindre, me dit-il, charmante Hipparchia, de n’avoir pas autant de fermeté que vous : les ſentimens que j’ai ſucé avec le lait & qui me dominent entiérement, ne me permettent pas d’accepter la propoſition que vous me faites ; mais par tout ce que la volupté a de plus délicieux, par le feu divin qui me dévore, par Vénus même, belle Hipparchia, cédez à mes inſtances, laiſſez-vous conduire à cette maiſon que je vous ai indiqué ; là, je vous le repéte, vous vous trouverez au centre des plaiſirs.

Que faire en pareil cas ? Je n’avois pas à choiſir ; par ſes ſentimens je ne pouvois ignorer que je ne trouverois perſonne qui pût ſe réſoudre à partager mon inclination à braver le Public. Je l’aimois, que falloit-il de plus pour m’engager à le ſuivre ? Je conſentis à tout ce qu’il voulut : on peut croire que nous n’eûmes rien de plus preſſé que de nous rendre au plûtôt à cet endroit tant déſiré. Dieux ! quels plaiſirs n’y goûtai-je pas ! L’Amour lui-même ne peut en éprouver de plus parfaits : la nature attendrie ſembloit y prendre part ; la vigne s’attachoit plus étroitement à l’ormeau ; les oiſeaux redoubloient leurs concerts amoureux ; les fleurs s’entrelaſſoient les unes aux autres ; le ſoleil même ſembla s’épurer pour éclairer nos tranſports. Agaſyrthe, le charmant Agaſyrthe me diſputoit ſi vigoureuſement la victoire, que je ne ſais lequel dans ce combat amoureux l’eût remporté, ſi fatigués plûtôt que vaincus, nous ne nous fuſſions retirés d’un commun accord.

Je connus alors juſqu’où le plaiſir pouvoit aller, je l’avouë, j’en étois tellement avide, que je ne déſeſpérai pas de pouvoir en goûter de plus parfaits. Que les Cyniques me parurent au-deſſous d’Agaſyrthe ! je ne parle pas d’Anthiſténe, il ne connoiſſoit pas la véritable volupté, & étoit hors d’état de la jamais connoître. Crates, lui qui paſſoit pour le plus voluptueux de tous, à peine, malgré tous ſes efforts, avoit-il pû me donner une légére idée des plaiſirs, dont je venois de joüir. Non, il ne me manquoit plus rien pour être heureuſe ; je me trouvai amplement dédommagée de la ſatisfaction que j’aurois euë à braver le Peuple d’Athénes, j’y devins ſenſible ; je rappellai là-deſſus toute mon indifférence : il ſavoit, à n’en pouvoir douter, à quel point je portois la fermeté Cynique. Ainſi, raſſurée ſur la réputation que j’avois voulu me faire, je réſolus de pouſſer auſſi loin qu’il me ſeroit poſſible les plaiſirs que j’attendois d’Agaſyrthe.

Ses empreſſemens toûjours nouveaux, ſon ardeur qui paroiſſoit renaître à chaque inſtant, étoient pour moi une ſource intariſſable de délices. Puiſſante Déeſſe ! toi ſeule que j’ai reconnuë pour ma Souveraine, tu nous comblois de tes faveurs les plus précieuſes ! Momens heureux ! j’expirois entre les bras d’Agaſyrthe, Agaſyrthe ſe pâmoit entre les miens, nos plaiſirs confondus, nos cœurs réünis joüiſſoient de la félicité la plus parfaite. Helas ! que le reſte des hommes nous ſembloit peu de choſe. Ce fut, j’oſe le dire, le ſiécle d’or de ma vie ; mais qu’il dura peu ! Agaſyrthe, le tendre, le voluptueux Agaſyrthe, de la plus douce volupté paſſa à un chagrin mortel ; ſa foibleſſe me fit croire qu’il étoit arrivé au terme fatal de ſa vie ; je n’enviſageai qu’avec horreur la ſéparation qui ſe devoit faire entre nous. Que je connoiſſois peu les hommes !

Agaſyrthe déſeſpéré, me fit le récit de la ſituation où il ſe trouvoit ; je tremblai juſqu’à ce qu’il m’eût appris qu’il ne falloit que peu de tems pour le rétablir. Ah ! lui dis-je, ne t’allarme plus, rappelle tes forces, je t’en conjure par la volupté même ; d’autres en attendant peuvent me contenter ; ſois ſûr que tu me trouveras toûjours la même, & prête à faire avec toi les ſacrifices les plus agréables à l’Amour. Ah ! cher Agaſyrthe, l’idée des plaiſirs dont tu m’as comblée, me poſſéde encore toute entiére : de grace, ne la laiſſe pas fuir ; je ſais que tu ne peux pas l’entretenir ; mais tu as des amis, tu connois de jeunes Athéniens, appelle-les ici : ſpectateurs des plaiſirs que nous goûterons enſemble, tes forces en reviendront plus vîte, & tu te ſentiras plûtôt en état de les partager avec eux. O caprice de l’eſprit humain ! Agaſyrthe inſenſible à mes careſſes, inexorable à mes priéres, fut ſourd à toutes mes demandes : jaloux d’un bonheur que tant d’autres lui envioient, il ne voulut le partager avec perſonne. Le cœur rempli d’amertume, il ne regarda plus ma paſſion, qui juſqu’alors avoit fait ſes délices, que comme une débauche outrée. Il me fit les plus vifs reproches ; il alla juſqu’à m’accuſer de l’avoir reduit à l’état miſérable où il ſe trouvoit.

Je l’écoutois ſans mot dire, & ma tranquilité alloit changer ſon dépit en fureur, quand je lui répondis en ces termes : Finiſſez de grace, votre eſprit encore plus malade que votre corps, a beſoin de repos, la colére vous eſt plus dangereuſe que vous ne penſez. Adieu, je vous quitte, je ne veux plus altérer votre tranquilité. Je partois, en effet ; car je croyois pouvoir ſortir encore plus librement que je n’étois entrée. Je me trompois ; Agaſyrthe outré, ordonna que l’on me retint. Mon premier deſſein fut d’employer la force pour me débaraſſer ; mais que pouvoient les foibles efforts d’une femme, qui avoit à ſe défendre d’une foule d’Eſclaves ? Je cédai à propos, & je ſus ſi bien diſſimuler, qu’Agaſyrthe trompé, crut que j’étois réſoluë de vivre avec lui tant qu’il jugeroit à propos : j’affectai une grande tranquilité. Je réfléchiſſois beaucoup, & c’étoit ou ſur les moyens de m’échapper de ſa maiſon, ou ſur ceux de modérer le panchant que j’avois pour le plaiſir. Pour le premier, je ne doutois pas d’en trouver bientôt l’occaſion : la ſeule idée du ſecond me faiſoit frémir. Je ne prévoyois rien de plus malheureux, que d’être reduite à ne pouvoir me livrer ſans contrainte à la volupté.

Pendant ce tems, un Eſclave favori d’Agaſyrthe, jeune, bien fait, & qui par ſes ſentimens s’élevoit au-deſſus de ſon état, brûloit des mêmes feux que ſon Maître : il avoit été témoin de l’empreſſement que j’avois eû à les éteindre, & il crut que mon inclination dominante lui feroit trouver en moi aſſez de facilité pour contenter ſes déſirs. Il ne ſe trompoit pas ; en toute autre circonſtance, quels charmes n’eus-je pas trouvé à faire un ſi beau ſacrifice à l’adorable Cypris ? Mais, ô divine Volupté ! que d’amertumes étoient mêlées à tes faveurs ! Privée de ma liberté, tout m’étoit odieux, dans un endroit où j’étois retenuë par force. En vain Ilotas (c’eſt le nom de cet Eſclave) tâchoit de me faire connoître ſes ſentimens : toûjours attaché à mes pas, ſous prétexte de me garder, il trouvoit mille occaſions de me fatiguer de l’inutile aveu d’une flamme que je mépriſois : mes refus ne faiſoient que l’enflammer davantage ; enfin, il en vint à un point, que je le menaçai de me plaindre à ſon Maître de ſon impudence. Ce mot fut pour lui un coup de foudre. Il n’oſa pas me répondre. Qu’il avoit occaſion de ſe venger ! Je voulois m’échapper, lui ſeul pouvoit m’en donner les moyens. Quels reproches ne me fis-je pas ! quand réfléchiſſant ſur ma conduite, je connus que mon reſſentiment avoit retardé ma liberté. Je changeai de façon avec Ilotas : autant je l’avois rebuté, autant je devins complaiſante pour lui. Lorſque j’étois ſeule, je lui faiſois mille agaceries : ſes feux rallumés devinrent plus violens ; il me preſſa de le ſatisfaire ; je le refuſai, mais de façon à l’enflammer davantage. Voyant enfin que je pouvois l’engager à tout, je lui demandai, ſi pour prix des derniéres faveurs, il vouloit m’aider à fuir d’un lieu que je déteſtois. Ah ! me dit-il, pouvez-vous douter de mon empreſſement à vous obéïr ? Nous ſommes près de la nuit ; le Ciel couvert de nuages ſemble favoriſer notre entrepriſe, & trop heureux de vous ſervir, je trompe avec joie un Maître que je déteſte, dès qu’il a oſé vous contraindre. Modérez vos tranſports, lui dis-je, vous ignorez apparemment les coûtumes de ce Pays : un Maître a droit de faire arrêter ſon Eſclave partout où il le trouve. Accompagnez-moi juſqu’auprès d’Athénes, là je vous tiendrai ma promeſſe, & la nuit ſera aſſez longue pour vous donner le tems de vous retirer, ſans que l’on vous ſoupçonne d’avoir favoriſé ma fuite. Aveuglé par les plaiſirs qu’il eſpéroit, le miſérable Ilotas conſentit à tout. Nous ſortîmes auſſi-tôt que nous le pûmes. Sa paſſion me touchoit vivement : j’euſſe été charmée de lui procurer ſa liberté ; mais ne le pouvant, je l’en dédommageai par des faveurs qui lui devinrent funeſtes. Que nous penſions peu au triſte ſort qui l’attendoit ! Il me conduiſit juſqu’à la porte d’Athénes, & retourna avec précipitation chez Agaſyrthe.

Si le flambeau de l’Amour l’éclairoit en ſortant, les plus cruelles furies accompagnerent ſon retour. Agaſyrthe, agité de ſoupçons inconnus, n’avoit pû s’endormir : il ſe promenoit par ſa maiſon, quand il entendit dans l’obſcurité marcher quelqu’un qui venoit à lui. Il s’arrête, & le malheureux Ilotas alla ſe jetter lui-même dans les bras de ſon bourreau. D’où viens-tu ? lui dit-il. L’Eſclave étonné, n’eut pas la force de répondre. Agaſyrthe crie, appelle tous ſes Eſclaves. Ilotas immobile, ne ſonge pas même à fuir, & ſe laiſſe arrêter. En vain on l’interroge pour ſavoir d’où il ſort, il s’obſtine à garder le ſilence. Tous les domeſtiques, allarmés de voir que je ne paroiſſois point pendant ce tumulte, coururent à mon appartement. On me cherche par toute la maiſon, on ne m’y trouve plus. Agaſyrthe, connoiſſant la cauſe de ſon inquiétude, fait lier Ilotas, lui arrache au milieu des tourmens l’aveu de ce qu’il venoit de faire, & termine ſa vie par la mort la plus affreuſe.

Jour à jamais déteſtable ! comment oſas-tu prêter ta lumiére à une action ſi barbare ? Et toi, puiſſant Dieu des plaiſirs ! laiſſeras-tu ce forfait ſans en tirer vengeance ? Helas ! cet Agaſyrthe, ce furieux vit encore ; comblé des dons des Dieux & des faveurs de la fortune, il en joüit avec une ſécurité qu’il ſemble avoir aquiſe par un crime ſi énorme. Ineffable Providence ! eſt-ce ainſi que tu te plais à confondre nos idées, en prodiguant aux méchans des recompenſes qui ne ſont dûës qu’au mérite & à la vertu ? Mais mon reſſentiment m’emporte trop loin : non, ce ne ſont point des bienfaits ; continuellement occupé du ſoin de conſerver ou d’augmenter ſes biens, ils deviennent pour lui autant de furies qui le tourmentent ſans relâche.

Fin de la premiére Partie.
  1. Voyez Bayle, tom. 2. pag. 1471. Edit. de 1720. La Haye. Idem, tom. 2. pag. 767. Edit, de 1741. Baſle.
  2. Cet expédient étonnera ſans doute.
  3. Son bâton, ſa beſace & ſon manteau. Bayle, tom. 2. pag. 1472.
  4. Bayle, pag. 1472.
  5. Bayle, ibid.