Heures perdues/Le possédé des Muses

Imprimerie générale A. Côté (p. 157-159).


LE POSSÉDÉ DES MUSES


« La poésie, ô Dieu ! serait-elle un mensonge
Et l’inspiration un éphémère songe ?
Quoi ce charme divin, cet art mystérieux
Serait fait pour tromper et l’oreille et les yeux ?

Des mots harmonieux l’assemblage magique
Serait un jeu frivole en ce siècle énergique ?
Le rêve au vol si doux ne serait qu’un travers,
Et compter vaudrait mieux que d’aligner des vers ? »


Ainsi, se défiant de son œuvre imparfaite,
Et doutant de son art, soupirait un poète.
Pour descendre au niveau des esprits de son temps,
Il a fait taire en lui tes rhythmes éclatants,
Ô Muse ! et maîtrisant tes strophes immortelles,
Au sol il a cloué tes palpitantes ailes.
Debout à son comptoir, tout le jour, sans repos,
Voyez-le par colonne entasser les zéros !
Le théorème ardu, la science des nombres
Entraînent sa pensée en leurs dédales sombres ;
Et ce rêveur d’hier, traître au premier devoir,
Se débat, impuissant, dans le Doit et l’Avoir.



Le malheureux ! Il croit n’être plus un poète,
Car le chiffre brutal qui roule dans sa tête
Est maître de la place et s’érige en vainqueur,
Rétrécissant l’esprit et desséchant le cœur.
Et lui, tout glorieux de sa métamorphose,
En adroit financier voilà déjà qu’il pose.
Il ne parle que chiffre il hante désormais
La bourse sombre au lieu des lumineux sommets.


Mais, ô retour fatal ! la Muse vengeresse
Le surprend dans la nuit, le tourmente, le presse,
L’affole sans pitié ; car à peine il s’endort
Que dans son rêve il jongle avec les rimes d’or !