Heures perdues/1885 et 1886

Imprimerie générale A. Côté (p. 151-156).


1885 et 1886


Tout transi, j’écoutais dans le froid de la nuit,
À l’an nouveau qui vient l’adieu de l’an qui fuit.


Vois mon œuvre, disait l’an qui va disparaître,
Compte, si tu le peux, ceux que j’ai moissonnés.
Dis, ces puissants du siècle et ces fronts couronnés,
Dans la tourbe des morts peux-tu les reconnaître ?



Comme un chêne tombé sous le fardeau des ans,
Vois ce penseur profond, cet immortel poète.[1]
De mon doigt souverain j’ai comprimé sa tête.
Je suis juste sans crainte et roi sans courtisans.


Ce soldat, le héros d’une guerre civile,[2]
Étonnant l’ancien monde en sauvant le nouveau,
Sans gloire est descendu dans un sombre caveau,
Comme tous les obscurs que je fauche par mille.


Ce moderne Nabab, plus riche que les rois,[3]
Cet homme qui ployait sous l’or de cent fortunes,
Du pauvre n’entend plus les plaintes importunes.
Regarde son palais ! Quatre planches de bois !



Hier, j’ai fait tomber le jeune roi d’Espagne,
Que, des lambris dorés du sombre Escurial,
On vient de déposer dans son tombeau royal.
Frère, fais comme moi que la mort t’accompagne.


Oui, sans pitié de l’âge et sans respect du rang,
Balaie ainsi que moi cette poussière humaine,
Et du ciel irrité sombre vengeur, promène,
D’un hémisphère à l’autre, un glaive indifférent.


Et l’an nouveau disait à l’an qui fuit : Mon frère,
Après ta rude tâche et ton rôle éclatant,
Que reste-t-il à faire et quel travail m’attend ?
L’an qui fuit répondit : Regarde vers la terre.



Vois là-bas vers le nord un superbe empereur,
Puissant dans les combats, fort par la tyrannie,
Qui sous son sceptre tient les rois de Germanie.
L’ancien monde à sa voix frissonne de terreur.


Couche dans le cercueil cette superbe tête.
N’est-ce pas un beau rôle ? En vain je l’ai tenté !
Cet obstiné vieillard toujours m’a résisté.
Mais toi, plus jeune, frappe, et que rien ne t’arrête.


Sur terre il est encor des penseurs et des rois,
Des esprits orgueilleux et des âmes hautaines,
Des financiers puissants, de hardis capitaines.
Contemple avec amour ce vaste champ d’exploits.



Ô frère, ne crains rien. La moisson sera bonne.
Pour que l’humanité survive à nos assauts,
L’éternel pourvoyeur fait surgir deux berceaux
Pour chaque être créé que notre faulx moissonne.


Ce globe aura toujours de pâles habitants.
Pour notre œuvre de mort partout germe la vie,
Afin qu’en notre ardeur toujours inassouvie
Sans merci nous frappions jusqu’à la fin des temps.


Pourtant, dit l’an nouveau, de ma courte carrière
Puis-je par des bienfaits parfois marquer le cours,
Prolonger des humains les trop rapides jours,
Et sourire aux berceaux sans ouvrir une bière ?



Et s’il me faut frapper tous les fronts orgueilleux,
Puis-je épargner au moins l’humble bras qui travaille ?
— Frappe partout. De peur que ton bras ne défaille,
Plane au-dessus du globe un bandeau sur les yeux.


Adieu ! Fais ton devoir. Poursuis l’œuvre obstinée
De tes prédécesseurs à travers tous les temps.
Sous tes coups tiens toujours les humains palpitants.
À ce travail de mort bien courte est la journée !


Et transi, j’écoutais, dans le froid de la nuit,
À l’an nouveau qui vient l’adieu de l’an qui fuit.

  1. Victor Hugo.
  2. Grant.
  3. Vanderbilt.