Heures perdues/Le Cheveu blanc

Imprimerie générale A. Côté (p. 93-96).


LE CHEVEU BLANC


Dépouille de mon front parfois triste et brûlant,
Je te tiens prisonnier, ô premier cheveu blanc !
Es-tu né du travail ? Messager de vieillesse,
Avant l’heure viens-tu du printemps qui me laisse

M’apporter sans pitié l’inconsolable adieu ?
Ma jeunesse tient-elle à si frêle cheveu ?
Me dis-tu que la vie est un brillant mensonge
Qui fuit comme au matin l’aile d’un joyeux songe ?
Mais je suis jeune encor ! Mais je sens dans mon cœur,
Nid négligé longtemps, éclore le bonheur !
Car l’espoir m’est venu, car une femme aimée
Sourit à mon amour, et mon âme charmée
Entrevoyant enfin des jours plus radieux,
Au printemps se refuse à faire ses adieux.
Tu n’es pas l’envoyé de la froide vieillesse,
Non, ce n’est pas encor le printemps qui me laisse.
Ce qui t’a fait blanchir, frêle cheveu d’argent,
Non, ce n’est pas la Parque au pas trop diligent ;
C’est plutôt, tu le sais, quelque sombre pensée
Hantant souvent mon rêve et souvent repoussée,
Mais revenant toujours se poser sur mon front…
Hélas ! ainsi que toi d’autres grisonneront !

Chère sœur, c’est toi qui, d’une main imprudente,
M’enlevant ce cheveu, de ma jeunesse ardente
Brisas l’illusion. C’est toi, quand souriant
À mon œuvre ébauchée, et sans doute oubliant
Que j’écoute, rêveur, le vol des nobles muses,
À caresser mon front quelque fois tu t’amuses.
C’est toi qui sans savoir le mal que tu causais,
Tenant ce fil d’argent dans tes doigts, me disais :
« Ô frère, j’ai trouvé sur ton grand front qui ride
« Ce cheveu blanc de ta pensée encore humide ! »
Je t’en prie, ô ma sœur, quand parmi mes cheveux
D’autres grisonneront ainsi que lui, je veux
Que ton geste discret, que ta lèvre muette
N’éveillent plus ainsi les regrets du poète.
Oh ! laisse les blanchir et laisse les tomber
D’eux-mêmes, ces cheveux ; tâche de dérober
À mon regard ému la marche sûre et lente
Du travail et du temps sur ma tempe brûlante !

Et toi, cheveu trompeur, qui viens de m’effrayer,
Sans regret je te livre aux flammes du foyer…
Non ! sois utile au moins. De peur qu’elle m’oublie,
Dès ce soir je t’envoie à ma bonne Amélie.
Reçois d’elle un baiser. Dans son médaillon d’or
Soigneusement caché comme on fait d’un trésor,
Tu lui diras tout bas les regrets de l’absence.
Émue à ton récit, désirant ma présence,
Apprenant que loin d’elle, en proie au triste ennui,
Seul son cher souvenir dans ma nuit sombre a lui,
Elle aura dans sa lettre afin de me surprendre,
Un baiser plus ardent, une note plus tendre,
Pour mon cœur de poète un mot plus obligeant…
Et je te le devrai, frêle cheveu d’argent !