Heures perdues/Le Canon de la Citadelle

Imprimerie générale A. Côté (p. 97-103).


LE CANON DE LA CITADELLE


i

Se dressant sur le cap, la sombre citadelle
Regarde avec mépris l’indolente cité,
Sans soupçonner jamais qu’une frêle hirondelle
A suspendu son nid à son flanc redouté.



L’oiseau timide a cru choisir un lieu paisible
Dans un angle creusé jadis par les boulets ;
La pierre qui l’abrite un jour servit de cible
Aux noirs obus vomis par les canons anglais.


Autour du mont jaloux s’étend la vieille ville,
À ses pieds vient mourir la lointaine rumeur :
Mais voilà que soudain le vieux bronze servile
Jette à tous les échos sa puissante clameur.


Dans le ciel clair s’effrange une blanche fumée,
Et l’on sent tressaillir le vieux roc engourdi.
C’est que, se réveillant à l’heure accoutumée,
Le canon tout rouillé vient de tonner midi.



Effaré par le choc, le pauvre oiseau s’envole ;
Il bat de l’aile et fuit vers le bleu firmament ;
Il tournoie, étourdi de ce bruit qui l’isole
Du compagnon fidèle et de son nid charmant.


Mais le calme se fait. L’écho meurt dans la brume
Le canon, fatigué de son puissant effort,
Éteignant dans ses flancs le cratère qui fume,
Et honteux de sa foudre inutile, s’endort.


Des champs aériens alors à tire-d’aile
Vers le roc ébranlé l’oiseau revient toujours,
Et retrouvant au nid son compagnon fidèle,
Ils reprennent tous deux leurs touchantes amours.

ii

Ainsi, bronze servile, oubliant ton histoire,
Le temps où tu bravais d’héroïques assauts,
Comme un ancien lutteur endormi dans sa gloire,
Ton réveil sans éclat ne fait peur qu’aux oiseaux !


Longtemps accoutumée à ton morne silence,
Ignorant que jadis tu vomissais l’enfer,
L’enfance de nos jours, ô naïve insolence,
Nargue la foudre éteinte en ta bouche de fer.



Pourtant ne rougis pas si ces têtes mutines
Insultent sans remords ta sombre majesté ;
Nous devons le repos dans lequel tu t’obstines
Aux œuvres de la paix et de la liberté.


Attends, attends les jours où ta voix solennelle,
Ébranlant les échos si longtemps endormis,
Au lieu de marquer l’heure à l’humble sentinelle,
Sèmera l’épouvante au camp des ennemis.


Et ces enfants surpris qu’une longue fumée
Puisse sortir encor de ta bouche en repos,
Comprendront ce que peut ta foudre rallumée,
Ou le boulet lancé par la main d’un héros !



Mais, non, repose encor, sans force mais sans haine ;
Laisse la paix planer sur tous nos vieux tombeaux.
La discorde est impie et la guerre inhumaine ;
Les jours les plus sereins sont les jours les plus beaux.


Ainsi, résigne toi, bronze toujours fidèle,
À marquer l’heure encore à l’heureuse cité,
Et laisse pour longtemps la timide hirondelle
Suspendre ses amours à ton flanc redouté.


Laisse tous ces enfants que ton calme apprivoise
Troubler de leurs ébats ton solennel repos.
Qu’ils grandissent en paix : notre époque bourgeoise
Veut de bons citoyens et non pas des héros.



Qu’ils voient, en contemplant les antiques blessures
Que montre avec orgueil ton affût défoncé,
Non l’instrument fatal de nos guerres futures
Mais le débris muet d’un orageux passé !