Heures perdues/Dispute de l’Amour et de l’Amitié

Imprimerie générale A. Côté (p. 79-84).


DISPUTE DE L’AMOUR ET DE L’AMITIÉ


l’amour :
Place à l’amour ! J’ai l’empire des âmes !
l’amitié :
Tu dures peu, moi je règne toujours.
l’amour :
J’emplis les cœurs des plus ardentes flammes.

l’amitié :
De doux reflets moi je dore les jours.
l’amour :
D’un feu puissant je brûle et je consume.
l’amitié :
Ma chaleur douce et réchauffe et nourrit.
l’amour :
Moi, je ressemble au cratère qui fume.
l’amitié :
Je suis la fleur que nul vent ne flétrit.
l’amour :
Qui peut oser me disputer l’empire ?
l’amitié :
Moi, l’amitié, car je fais des heureux.
l’amour :
Quel est le cœur qui vers moi ne soupire ?

l’amitié :
L’abîme attire et ton gouffre est affreux.
l’amour :
Mon grand pouvoir, je le vois, te désole ;
Quel est ton rôle ici-bas, dis-le moi ?
l’amitié :
Demande aux cœurs qu’en secret je console,
Ange béni, des coups portés par toi !
l’amour :
Sécher les pleurs ! Moi je répands les larmes.
l’amitié :
Ce sont souvent des larmes de regrets.
l’amour :
Larmes d’amour, larmes pleines de charmes !
l’amitié :
Vois les sillons qu’elles creusent après !

l’amour :
J’ai pu dompter les âmes les plus fortes.
J’ai fait mon nid dans le cœur du guerrier.
l’amitié :
Moi, je lui rends ses illusions mortes,
Lavant le sang qui souille ton laurier.
l’amour :
Ainsi que moi soulèves-tu les guerres ?
Pas un n’échappe à mes traits dangereux.
l’amitié :
Je n’entre pas dans les âmes vulgaires ;
Je n’ai charmé que les cœurs généreux.
l’amour :
Vois mon pouvoir ! Je divise les femmes !
l’amitié :
Juge du mien ! Je sais les accorder !

l’amour :
Je suis l’auteur de leurs plus fines trames.
l’amitié :
Dans un cœur franc moi j’aime à présider.
l’amour :
Je suis le dieu de la verte jeunesse
Et le bonheur des jeunes fiancés.
l’amitié :
Quand tu n’es plus, pour que le cœur renaisse
J’assemble encor les espoirs dispersés.
l’amour :
Mon souvenir dans les âmes rallume
Les doux plaisirs de l’âge qui n’est plus.
l’amitié :
Le mien toujours avec bonheur exhume
Les saints désirs et les nobles vertus.

l’amour :
Avoueras-tu que mon rôle est immense ?
Courbe-toi donc car je suis ton seigneur.
l’amitié :
Quand tu n’es plus mon empire commence.
Sur les débris de ta toute-puissance
Des cœurs brisés je refais le bonheur !


Et j’écoutais cette étrange dispute,
Applaudissant l’Amour et l’Amitié.
Depuis ce jour de ma pauvre âme en lutte
Partage égal chacun prit la moitié !