E. Fasquelle (p. 165-170).
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XXXII


La journée de ce dimanche d’hiver s’annonçait belle.

Il faisait froid. Le vent, venant du nord, avait chassé les nuages, laissé tout l’espace libre au soleil, qui rayonnait dans le ciel d’un bleu pâle et dur, et dorait la terre, les routes, les maisons éparses, illuminait la mer.

Hermine voulut hâter le pas, toujours suivie de la petite Zélie, mais rapidement elle s’essouffla, dut s’arrêter pour chercher sa respiration. Il lui vint une douleur intolérable au sommet de la poitrine, une douleur qui gagna l’épaule, le bras, le poignet, la main gauche, jusqu’à l’extrémité du petit doigt.

Elle dut marcher plus lentement, absorbée par cette douleur, se tenant le bras gauche de la main droite, sous sa mante, dans la position d’un bras en écharpe.

La petite Zélie la regarda curieusement ralentir le pas, fermer un instant les yeux, et pâlir.

Hermine crut qu’elle allait tomber.

— Veux-tu me porter mon paroissien, Zélie ? — dit-elle d’une voix éteinte.

La fillette s’approcha, prit le livre. Hermine dut s’appuyer sur l’épaule de l’enfant, qui ne dit mot, puis elle s’assit un instant sur le talus de la route. Ce qu’elle éprouvait était, pour elle, extraordinaire. Elle ne pouvait respirer dans cette fraîche et vive atmosphère qui l’assaillait de toutes parts. Elle éprouvait la sensation d’avoir la poitrine et la bouche pleines d’ouate, elle étouffait, et plus l’étouffement s’accroissait, plus sa douleur du côté gauche devenait cruelle et tenace, lui brûlait le cœur, le bras et la main, comme si toute cette partie de son corps se trouvait dans un brasier aux flammes sans cesse ravivées. Pendant un instant, elle crut qu’elle allait tomber, paralysée ou morte. Le visage tourné vers la fraîcheur du vent, elle se ranima enfin, et, par un sursaut de volonté, se remit debout.

— Vous êtes malade ? — dit Zélie.

— Ce n’est rien, cela va passer.

Elle acheva le chemin, et cela parut passer, en effet.

Elle arriva au village, au moment où la cloche sonnait les coups de la messe. Il y avait quelques groupes sur la place, des femmes, en mantes noires, des hommes en chapeaux ronds, en courtes blouses bleues, en vestes de drap. Sous le porche de la petite église, une vieille mendiante, et deux marchandes de pommes et de sucres d’orge.

Hermine se rappela que ces sucres d’orge étaient ses délices lorsqu’elle était une toute petite fille, et qu’elle venait là, donnant la main à sa mère. Elle était seule, maintenant, et par la faute des autres. N’avait-elle pas essayé de faire sienne cette enfant ennemie qui était là avec elle ? Toute la vie d’Hermine aurait pu être changée par la rencontre d’une affection, d’un sentiment profond, d’un être doux et confiant. Si cette petite Zélie avait voulu, elle l’aurait traitée comme sa fille, elle l’aurait amenée là, en lui donnant la main. Elle la regarda, d’un regard si singulier et pénétrant, que la petite fille baissa les yeux.

« Après tout, — pensa Hermine, — elle n’est pas responsable des méchancetés qu’on lui fait faire, ni même des mauvais instincts qui sont en elle. Elle m’a porté mon livre, et m’a laissé m’appuyer sur son épaule, quand j’ai cru défaillir… Toute complaisance doit être récompensée, et j’aime mieux lui laisser le souvenir de mon pardon plutôt que de ma rancune. »

Elle prit pour quelques sous de sucres d’orge à la marchande et les donna à Zélie.

— Tiens, pour ta peine, — dit-elle simplement.

L’enfant mit en rougissant les friandises dans la poche de son tablier, puis releva vers Hermine des yeux où pouvait se lire sa pensée : « Tu veux m’acheter, — disaient ces yeux, — mais je prends tout de même tes sucres d’orge. »

Hermine répondit comme si la petite fille avait parlé à voix haute :

— Tu te trompes… je te donne les sucres d’orge pour rien… parce que cela me fait plaisir… Entrons !

Zélie rougit de nouveau.

Hermine trempa ses doigts dans l’eau bénite, les tendit à la fillette, et toutes deux allèrent s’asseoir parmi les mantes noires, Hermine un peu délivrée de la douleur de sa poitrine et de son bras, et revenant à ses pensées, Zélie la regardant en dessous.