E. Fasquelle (p. 159-164).
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XXXI


Le dimanche matin, Hermine, toute à sa résolution pour le lendemain, voulut vivre sa dernière journée d’une manière indifférente, en apparence, pour tous les yeux qui ne manquaient jamais de l’observer, mais avec tout le recueillement, toute la tendresse qui étaient en son esprit resté ingénu, en son âme toujours enfantine.

Elle ne pouvait partir sans dire adieu à toutes choses, à ce qui avait été sa maison, à ce qui avait été sa vie, la vie des siens.

Elle dirait adieu aussi au pays, à ce pays qu’elle ne reverrait sans doute jamais, ou qu’elle ne reverrait que plus tard, quand elle serait bien vieille, que personne ne la reconnaîtrait plus, que tous ses persécuteurs seraient morts ou dispersés.

Elle pourrait alors revenir, et cette idée du retour, un jour, dans bien longtemps, lui souriait malgré tout. Elle n’habiterait pas la pleine campagne, où elle ne serait pas en sûreté, où elle risquerait d’avoir peur, mais elle trouverait un logis au village, où elle vivrait ses jours jusqu’à la fin en toute tranquillité. Au village, on n’est pas seul. On vit parmi un va-et-vient de gens, on échange des bonjours et des bonsoirs, il y a des boutiques, pas beaucoup, mais enfin il y en a quelques-unes, la boucherie, la boulangerie, l’épicerie-mercerie. C’est très gai de voir les devantures, avec de la viande, du pain, des étoffes, des bonbons. Les commerçants sont sur leurs seuils, on peut causer avec eux, écouter leurs doléances, les réjouir en leur achetant quelque chose. Et dans les autres maisons, sans boutiques, il y a aussi du monde que l’on peut fréquenter, le cordonnier, la couturière, des vieux paysans qui ne peuvent plus travailler, qui sont assis auprès de leur vitre, le rideau relevé. L’été, les fenêtres sont ouvertes, on aperçoit les meubles, le lit, la table, la cheminée, tout le nécessaire de l’existence rassemblé dans une seule pièce, avec une petite cour ou un petit jardin derrière.

Hermine choisirait, pour y demeurer, l’endroit le plus fréquenté, sur la place de l’église. Elle habiterait là une petite maison, une toute petite maison, faite d’un minuscule rez-de-chaussée. En tous cas, elle n’aurait, comme toutes les vieilles femmes du village, qu’une chambre, pour n’avoir pas de ménage compliqué à tenir, une chambre pour dormir, pour faire sa cuisine, pour manger, une embrasure de fenêtre pour se tenir, pour coudre, pour lire, pour regarder, elle aussi, les passants, à travers ses rideaux blancs. C’était tout ce qu’elle demanderait à la vie, avant de s’en aller reposer au cimetière où elle avait conduit son père et sa mère.

Elle s’aperçut qu’elle rêvassait ainsi, une fois de plus, tout éveillée, et qu’elle arrangeait à sa guise la fin de son existence, sans savoir comment elle la vivrait. Elle se gronda pour cette maudite habitude de toujours vivre à une autre date que celle des jours présents. Qui savait ce qui se passerait d’ici là ? Il y avait eu déjà, sans sortir de chez elle, tant d’imprévu dans sa destinée, qu’il était bien vain de faire des projets, alors qu’elle s’en allait, droit devant elle, sans savoir où elle allait se fixer.

N’importe, qu’elle s’en aille pour toujours, ou qu’elle doive revenir, Hermine veut traverser le village, pour lui dire adieu comme au reste, si elle doit le quitter pour jamais, pour lui dire au revoir et y choisir sa place, si sa vieillesse doit lui demander un jour son asile. C’est dimanche, le jour est bien choisi pour faire cette promenade sans éveiller de soupçons. Des servantes de la ferme vont à la messe, Hermine ira aussi. Il y a longtemps que cela lui est arrivé, et François Jarry la regarde en ricanant quand elle paraît, avec sa mante à capuchon et son paroissien.

Elle subit le ricanement, et s’en va d’un pas paisible, sur le chemin où il y a déjà d’autres femmes, en mante noire, comme elle.

Bientôt, elle s’aperçoit que l’effrontée petite Zélie l’accompagne à distance, s’arrêtant pour cueillir les dernières baies des buissons, puis courant en avant, ne perdant pas Hermine de vue, et celle-ci pense que, le lendemain, elle aura du mal à dépister cette espionne. Elle continue sa route en pensant à cela, en cherchant le meilleur moyen de s’enfuir sans éveiller l’attention de ces yeux rusés, de cette méchanceté aux aguets. Elle croit l’avoir trouvé.