Calmann-Lévy (p. 16-18).

IV


Mon oncle avait décidé de se fixer à Paris. J’obtins qu’il retardât notre départ de quelques semaines, car je désirais choisir les objets et les meubles que nous devions emporter. L’oncle Sylvain maugréa en se voyant abandonné des journées entières, mais je lui répondais en riant :

— Mon oncle, avez-vous oublié l’histoire d’Ischomaque et ses conseils à sa femme ? Je me souviens, moi, d’avoir expliqué Xénophon. La femme, dit-il doit être dans le logis comme la mère, abeille dans la ruche. Et il ajoute que les objets les plus vulgaires ont leur part de beauté quand ils sont bien rangés, « car ils sont la matière dont est faite la symétrie, qui est un commencement de beauté ». Je vous assure, mon oncle, que Xénophon eût aimé voir ces cuivres éclatants et ces fruits vermeils ainsi disposés sur les étagères. J’ai honte de ne pas savoir tailler une robe à mon goût. Ma couturière n’a pas le sentiment de la ligne, et elle vous fait dépenser un argent que vous emploieriez mieux à acheter ces nouvelles éditions allemandes des Tragiques grecs dont vous avez si grande envie. Tante Angélie n’osait pas m’instruire dans cette science économique que vous paraissez mépriser. Laissez-moi me préparer à mes tâches futures, au nom de Socrate, qui m’approuverait certainement.

Je savais qu’en flattant la manie de l’oncle Sylvain, je le rendrais favorable à ma fantaisie. Il se résigna.



BABETTE SE PROSTERNA…

Les matinées brumeuses, les soirées fraîches, annoncèrent la fin de l’automne. Le givre étincela au reflet des aubes rouges, dans le jardin sans fleurs. Nous devions partir le 3 novembre, après la fête des Morts. Mon oncle, ferme comme un vieux stoïcien devant la succession des phénomènes, ignorait le culte des tombes. Il fuyait le tertre entouré de buis, le marbre pesant sur les os désagrégés dans l’argile, car les ombres des défunts qu’il avait aimés vivaient dans sa mémoire une vie fixe et divine, affranchie des outrages du temps. Il s’enferma dans sa bibliothèque pendant que je faisais, avec Babette, le pèlerinage annuel au tombeau de mes parents.

Nous traversâmes l’enclos peuplé de croix noires et blanches et de mausolées qui m’attristaient par leur pompeuse laideur. Des femmes en deuil passaient ou s’agenouillaient ; d’autres disposaient sur les grilles des bouquets de chrysanthèmes et des couronnes en perles de verre. Par la porte entr’ouverte des chapelles, on voyait vaciller la flamme d’un cierge, jaune en plein jour et tremblante comme une petite âme.

Babette se prosterna sur la dalle qui portait le nom de mes parents et une inscription plus récente. Je ne m’attendrissais point sur le père et la mère que je n’avais pas connus. La perte de ma tante était mon seul vrai chagrin. Je l’avais pleurée sincèrement ; mais je comprenais que la disparition de mon oncle eût été pour moi le suprême malheur. D’autre part, l’oncle m’avait accoutumée à l’idée de la mort, que n’accompagnait pour moi aucune image effrayante. La mort… c’était un fait nécessaire, que je ne souhaitais certes point avant le temps normal, mais que j’eusse été capable d’accepter sans autre émotion que l’angoisse physique, la révolte d’Iphigénie pleurant la douce lumière. Je m’abandonnais avec confiance à la nature, qui détient le secret du néant ou de l’immortalité. Je savais que j’avais un rôle à jouer pendant un laps de temps qu’il ne m’appartenait point de déterminer, et tout l’effort de mon éducateur tendait à me préparer pour ce rôle. J’étais faite pour vivre la vie, et je considérais comme une folie contre nature l’ascétisme qui ordonne de vivre pour la mort.

Babette se releva :

— La pauvre demoiselle est au ciel, pour sûr, murmura-t-elle. À son bout de l’an, j’ai fait dire une messe, malgré monsieur Sylvain.

« Comment peut-on croire au ciel et au pouvoir des messes ? me demandai-je en revenant. Mon oncle dit que le christianisme a régné par terreur de la mort. Il a satisfait l’instinct des hommes qui ont la volonté obstinée de se croire immortels. Mais comment peut-on accepter ces dogmes obscurs et despotiques qui pèsent sur la raison comme un joug ? Il faut qu’il y ait, dans cette religion, une grâce que j’ignore. »

Le lendemain, tandis qu’on descendait les malles, Babette ferma les volets de la maison. Nos chambres, l’appartement de tante Angélie, restaient intacts. Nous emportions seulement les livres et les meubles de la bibliothèque. Quand la grosse clef tourna dans la serrure, une angoisse étreignit mon cœur. J’embrassai d’un regard les allées, les murs, les arbres, la maison aveugle et muette, puis la voiture partit.

Dans les rues de la petite ville, les passants se retournaient avec un air de blâme et de curiosité. Babette pleurait dans son mouchoir à carreaux. Mon oncle, les bras croisés, ne disait rien. Nous suivîmes une route bordée de peupliers, qui conduisait à la station. La ville, une dernière fois, montra ses toits rouges, ses vergers, ses fumées obliques qu’une bise aigre inclinait vers le sud, puis un pli de colline me la déroba. L’express de Paris m’emporta vers la vie nouvelle.