Calmann-Lévy (p. 12-16).

III


Si nous n’avions pas eu notre servante Babette, nous nous serions trouvés, l’oncle et moi, dans un embarras terrible. J’étais beaucoup trop jeune encore pour diriger la maison, et, bien que j’eusse traduit les Économiques, je ne voyais aucun intérêt à ces détails de ménage dont Xénophon prenait souci. L’oncle Sylvain était l’homme le moins pratique qui fût au monde. J’ignorais la valeur de l’argent. Avec son autorité de vieille servante bourrue et fidèle, Babette intervint :

— Monsieur, dit-elle, il faut que vous donniez des vacances à mademoiselle Hellé. Comment fera-t-elle, quand elle aura un mari et des enfants, si elle ne sait ni coudre un bouton, ni faire cuire une côtelette ? Elle se mariera, un jour…

— Peut-être…

— Comment, peut-être ? interrompit Babette d’un air indigné. Il y a assez de jeunes messieurs dans la ville…

— Ces crétins, ces idiots, ces ânes ! interrompit l’oncle Sylvain. Ah ! par exemple, je voudrais bien voir que ces animaux-là vinssent me demander Hellé !

— Eh ! monsieur, fit Babette, ne criez pas si fort. Si vous croyez que mademoiselle sera facile à marier !… Mademoiselle est gentille ; elle a du bien ; elle est née. Mais vous lui avez appris trop de jargons. Ça fera peur au monde.

L’oncle se prit à rire.

— Sois tranquille, Babette. J’ai mes projets.



NOTRE SERVANTE BABETTE…

Il me fut donc permis de m’occuper de la maison, sous la direction de Babette. Une année encore passa.

Octobre finissait. Mon oncle semblait plus méditatif que de coutume. Un jour, le facteur lui apporta une lettre qu’il parcourut avec satisfaction.

— Hellé, me dit-il, viens au jardin ; j’ai à te parler.

C’était un de ces après-midi d’automne où les vibrations atténuées de la lumière laissent aux couleurs une franchise inconnue dans les mois ardents. Les arbres mordus par les soleils d’été, les vergers frappés de rayons obliques, le ciel vaporeux semblent apparaître à travers un cristal teinté d’or. Ce jour-là, quelques poires meurtries pendaient au ras des espaliers ; les figuiers secouaient leurs figues violettes, qui tombaient dans l’herbe avec un bruit doux et montraient, en se fendant, une ligne de pulpe carminée. Au-dessus de nos têtes, aux arceaux des treilles rougies, la vigne suspendait des thyrses de raisin noir. Comme il avait plu pendant la nuit, une odeur amère montait des feuilles accumulées contre les bordures de buis humide.

Nous marchions entre les dahlias, qui dépliaient au soleil la gaufrure de leurs fraises jaunes. Mon oncle était triste. Il contemplait le jardin et la maison qui avaient borné ses mouvements et ses regards pendant que l’étude élargissait à l’infini le domaine idéal de ses songes. Et, la main posée sur mon épaule, il dit tout à coup :

— Il faudra quitter tout cela.

J’eus un geste de surprise. Il continua :

— Nous allons partir pour Paris, ma chère petite. Tu as dix-huit ans. Tu es presque une femme. N’es-tu pas, déjà, bien supérieure à tes aînées, espèce frivole au cerveau d’enfant, aux gentillesses de singe ? Je ne regrette pas de m’être dévoué à toi, entièrement. En te voyant grandir et fleurir selon mes vœux, j’ai connu ce que le sentiment paternel a de plus doux et de plus rare. J’ai été ton père, ton maître, ton éducateur. Tu as pu croire, mon enfant, que j’étais égoïste en te gardant près de moi, en retranchant de ta vie les amusements familiers aux jeunes filles de ton âge. Je t’ai même assez brutalement reconquise sur ma pauvre sœur. Mais il fallait, pour achever mon œuvre, écarter de toi les contagions morbides, les puérilités mondaines, un mysticisme néfaste à la raison. Je t’ai modelée sur l’immortelle et gracieuse image d’Hypathie.



ET, LA MAIN POSÉE SUR MON ÉPAULE…

— Ah ! m’écriai-je, je suis bien heureuse d’avoir trouvé un père tel que vous.

Il sourit.

— Pourtant, mon Hellé, je vieillis, et je n’atteindrai pas l’âge du Centaure, éducateur d’Achille, que je devrais prendre pour patron. Je tremble de te laisser seule ici. Les gens de ce pays sont des barbares. Ils ne comprennent ni l’ordre, ni la beauté, mais ils ont un sens grossier de la grâce qui te vaudrait l’injure de leur amour. Il faut partir, ma chère fille. Il faut que tu connaisses la vie et les hommes pour choisir ton compagnon. Je le sais, ma petite, tu ne tiens pas à grossir de ta dot les rentes d’un boutiquier. Il est probable que tu épouseras un homme pauvre. Encore faut-il qu’il soit digne de toi.

Je répondis :

— Mon oncle, je ne pense pas encore au mariage. Je suis très heureuse près de vous. Assurément, je n’épouserais pas un homme médiocre. Vous m’avez rendue trop difficile. Un mari comme ce brave monsieur Bertin me déplairait.

M. Bertin était un cousin éloigné — cousin par alliance — qui avait passé quelques jours chez nous.

— Bertin n’est pas stupide, dit mon oncle. Beaucoup de gens estiment son esprit : l’esprit de calcul et de négoce. J’imagine que Bertin eût fait un excellent marchand, à Corinthe, un de ces armateurs qui trafiquaient avec les ports d’Orient et achetaient la pourpre, le miel, le vin de Samos et les esclaves musiciennes. Il est insinuant. Il persuade. Il mêle la courtoisie à la jovialité quand il souhaite placer ses pièces de vin. Il devrait avoir un petit Hermès sur sa porte. Mais cet homme ingénieux ne saurait te plaire. Les filles comme toi, Hellé, devraient être la récompense des héros.

— Y a-t-il encore des héros, mon oncle ?

— Oui certes ; mais, à notre laide époque, il faut savoir les découvrir. Ce que j’appelle le héros, Hellé, ce n’est ni le dompteur de monstres, ni le conquérant, ni même le grand savant, le grand artiste. C’est l’homme qui a su vivre d’une vie supérieure et, par le miracle du génie et de la vertu, créer en soi-même un demi-dieu. Il peut passer inaperçu dans la foule des médiocres ; il peut être incompris et bafoué ; c’est à nous, c’est à toi qu’il appartient de le reconnaître. Si tu étais une femme vulgaire, je te dirais : « Épouse le premier venu, pourvu qu’il soit bon et fort. » Mais, dès ton enfance, j’ai deviné ta race et ta destinée.

Nous fîmes quelques pas en silence.

— Je ne prétends pas que tu fasses un sacrifice, reprit mon oncle. Je souhaite, au contraire, que tu accomplisses ta destinée. Toutes les femmes ne sont point nées pour les soins du ménage. De même qu’il y a des hommes de génie, il y a des femmes élues par la nature pour s’apparier à eux. Rarement ils se rencontrent : ils s’attendent, s’espèrent, se cherchent toujours, et, de déception en déception, ils traînent jusqu’à la mort leur désir et leur nostalgie. Mais quelquefois, passant l’un près de l’autre, ils se devinent, ils se reconnaissent, amants prédestinés ; ils s’unissent, et la beauté de leur amour demeure comme un exemple aux hommes. Crois-moi, Hellé, un mariage vulgaire, pourvu qu’il réunisse ce que le monde appelle des conditions de bonheur, — c’est-à-dire la fortune, la beauté, les titres, — pourra t’offrir quelque appât : garde-toi de te prendre à ce piège. Ce serait trahir à l’avance ton légitime possesseur. Le jour où tu seras en sa présence, tu sentiras une force irrésistible te pousser vers lui. Rappelle-toi mes paroles, petite fille, tu n’arriveras à l’amour que par l’admiration.

L’oncle Sylvain me quitta sur ces mots. Je demeurai toute pensive.

L’amour ! ce mot représentait pour moi quelque chose d’abstrait et de théorique. Ni mon cœur ni mes sens ne s’étaient éveillés. Mon oncle m’avait fait vivre dans un monde idéal où les mœurs et les hommes contemporains n’étaient que des mots mal définis et des ombres inconsistantes, tandis que le passé, avec ses dieux, ses arts, ses rêves, constituait pour moi la seule réalité. Jamais je n’avais ouvert un roman, lu un journal, écouté des confidences de jeunes filles. Au seuil de la jeunesse, j’étais pareille à une statue enveloppée de voiles blancs, vivante seulement par le front qui pense. Mon oncle avait développé mon intelligence, ma raison, ma mémoire ; il m’avait donné le sens de la justice et de la beauté. Mais jamais je n’avais touché la main d’un homme. Je n’imaginais pas ce que pouvait être l’amour.

Arrivée au fond du jardin, je montai quelques marches de pierre, et je me trouvai debout, les bras appuyés sur la crête du mur, dominant la plaine aux verts pâturages, rayée de longues zones brunes par le labeur automnal. Le soleil déclinait vers les coteaux dont les nobles lignes bleuâtres fondaient sous un poudroiement d’or. L’éclair d’un soc luisait dans la terre grasse. Parmi les bouquets de châtaigniers, çà et là, une ligne de saules frissonnants et pâles indiquait le lit d’un ruisseau. La petite ville était derrière moi, invisible, absente, oubliée.

Le soleil s’abaissait. Mes yeux, qui buvaient sa lumière, saluèrent son orbe empourpré. Aucun nuage ne voila la splendeur de sa face quand il toucha la cime des châtaigniers. J’entendis, dans le silence du soir, passer l’écho sonore de la poésie antique, et mon âme, toute païenne et virginale, tressaillit d’un religieux émoi. Je me sentis entourée de présages, le cœur gonflé, les bras tendus vers le ciel de gloire, je me crus promise à l’amour d’un héros.



LES BRAS APPUYÉS SUR LA CRÊTE DU MUR…