Calmann-Lévy (p. 6-12).

II


J’avais huit ans, quand ma tante s’ouvrit à son frère de ses projets sur mon éducation. Ne convenait-il pas de me mettre dans un pensionnat — si le couvent effrayait mon oncle — puisque M. de Riveyrac était trop occupé, mademoiselle Angélie trop souffrante, pour diriger mes études ?

— Dans un pensionnat ? s’écria mon oncle. Vous voulez mettre cette petite dans une de ces usines d’abêtissement où elle apprendra à rougir, à faire la révérence, à jouer d’ineptes musiques et à dissimuler sa pensée comme une coquette de trente ans ? Je m’y oppose, par droit de tuteur. Hellé restera chez nous. Si notre frère m’avait laissé un garçon, celui-ci n’aurait pas d’autre précepteur que moi-même. À notre petite nièce, un minimum de connaissances suffira, à moins qu’elle ne révèle des aptitudes extraordinaires. Croyez-moi, Angélie, l’éducation doit former des êtres harmonieux. Les esprits sont pareils aux plantes sauvages qui cherchent d’elles-mêmes l’ombre et le soleil qui leur convient.




Il caressa mes cheveux, et une tristesse passa sur son beau visage, qui reproduisait avec une ampleur virile les traits corrects de mademoiselle Angélie.

— Ah ! si tu étais un garçon, petite Hellé ?

Il trahissait le secret chagrin de son existence : j’étais la dernière des Riveyrac. Avec moi, le nom devait disparaître. Tante Angélie conservait bien quelque orgueil nobiliaire, mais l’oncle Sylvain était inaccessible au préjugé. Il songeait seulement que mon sexe restreignait les pouvoirs de sa paternité spirituelle.

Mon oncle était né dix ans après le mariage de ma grand’mère, alors que cette femme, étroitement et passionnément religieuse, déplorait sa stérilité comme une malédiction. Persuadée qu’elle recevait de Dieu une grâce particulière, madame de Riveyrac, dans un transport de joie reconnaissante, avait voué au service de Dieu le fils tant désiré. La naissance de deux autres enfants n’avait pu modifier sa détermination, ma grand’mère croyant que le Seigneur la récompensait ainsi de son sacrifice. Mais, quand Sylvain de Riveyrac quitta le petit séminaire, il manifesta sa volonté de vivre dans la retraite et d’abandonner sa part d’héritage au frère qu’il chérissait. Mon aïeule, qui se réjouissait de le voir prêtre, puis évêque, ressentit un vif chagrin. Elle se consola en pensant que la bizarrerie de Sylvain — et son désintéressement — permettraient un meilleur établissement au jeune frère, mademoiselle Angélie de Riveyrac désirant ne point se marier. L’ainé des Riveyrac cloîtra sa vie dans l’étude et la méditation. Pendant vingt ans, les jalousies et les méchancetés de la petite ville expirèrent au seuil de son logis. Enfermé avec ses livres, parmi les moulages et les gravures qui reproduisaient ses chefs-d’œuvre préférés, il traduisait Aristote, commentait Lucrèce, sans souci des gloires officielles, satisfait seulement d’être en correspondance avec quelques illustres savants européens. La mort de mon père, mon arrivée à la Châtaigneraie, avaient été les seuls événements de son existence.

Mon oncle avait dépassé cinquante ans. Il commençait à moins aimer sa solitude, car cet homme sans faiblesse n’était point dépourvu de sensibilité. Tante Angélie, douce et bornée, avait embaumé sa vie d’une discrète amitié ; mais, atteinte d’une grave maladie de cœur, elle pouvait disparaître. Et lui, à Castillon, n’avait point d’amis. À l’âge où l’homme, affranchi de l’amour, sent la joie et l’orgueil de la paternité, mon oncle eût rêvé de modeler une âme sur son grave et pur idéal. Femme, je lui échappais par ce qu’il appelait l’infirmité de mon intelligence, par la destinée que m’imposait la société. Mes grâces enfantines consolaient mal sa tendresse frustrée.

Tante Angélie m’indiqua les lettres du bout d’une aiguille à tricoter ; quelques semaines après, je savais lire. Bientôt l’alphabet puéril fut délaissé. Au hasard, passionnément, je lus tout ce qui me tombait sous la main.

J’avais vécu huit ans d’une vie inconsciente, sans accidents, presque sans souvenirs. Aucune maladie n’avait appauvri ma sève, éveillé la morbide nervosité qui rend effrayants les enfants précoces. J’avais l’âme heureuse et libre du petit faune, lâché à travers la nature, où se satisfaisaient tous ses instincts. Je pouvais grimper sans efforts jusqu’à la fourche des figuiers, sauter les fossés, courir, pendant des heures, nu-tête, sous la brûlante caresse du soleil. Mes épaules étaient larges, mes yeux d’un gris nuancé d’émeraude. Il y avait des reflets d’or dans la soie châtain tendre de mes cheveux. Partout on me regardait avec le plaisir que suscite la vue d’un enfant frais et robuste. Mais, ignorante des petites manières qu’on enseigne aux filles bien élevées, je ne savais ni sourire, ni répondre, ni montrer mon esprit, en récitant des phrases serinées à l’avance. Je ne faisais pas grand honneur à ma tante, et les « comtesses d’Escarbagnas » l’en blâmaient un peu.

Soudain, ce fut la seconde naissance, l’inoubliable initiation. Les livres, agrandissant mon univers, me révélèrent le monde du rêve. Les mots mêmes, par le hasard de leur assemblage, s’animèrent d’une vie que je ne soupçonnais pas. Ils furent la couleur, la musique, le parfum. Déjà sensible à la cadence des vers, à l’écho des rimes, je pressentis une beauté d’ordre inconnu, étrangère au sens même des phrases que je lisais, et dont certaines me semblaient si douces, avec leurs consonnes liquides et leurs syllabes féminines, que je les répétais tout haut, pour m’enchanter. J’avais découvert dans le grenier, un vieux volume de l’Odyssée et un tome de Lamartine, qui portaient sur leur reliure rouge cette inscription : « Lycée de X… » dans une couronne de laurier presque effacée. La médiocre traduction abondait en platitudes et en fausses élégances ; mais le charme divin du vieil Homère persistait dans les récits, naïfs comme des contes de nourrice, dans le retour des épithètes merveilleuses qui hantaient mon imagination. J’ignorais la géographie et l’histoire, et je n’étais pas même sûre que la Grèce existât ou eût existé. Pourtant je la parcourais, créant des cités fabuleuses, des grottes, des plages, des mers, où je plaçais mes héros familiers. À peine, aujourd’hui, puis-je reconstituer ce travail spontané de mon intelligence qui ne me coûtait nul effort.



tante angélie m’indiqua les lettres…

Pendant une année, je ne fis rien autre chose que de relire ces deux volumes, écrire, barbouiller quelques dessins. Parfois, je m’amusais à redire tout haut, sur un mode instinctif de mélopée, les vers qui me plaisaient davantage, ces grands vers lamartiniens que j’aimais pour leur cadence noble et leurs mélancoliques sonorités. Puis, peu à peu, je les modifiai, je les adaptai à mes sensations d’enfant ; je répétai, à mon insu, pour exprimer ma joie devant la nature, les premiers balbutiements rythmiques de l’humanité. Qu’ils me semblent lointains, ces après-midi d’éclatant azur, où je ne voyais d’autres bornes à mon univers que les murs du jardin immense, patrie des fruits vermeils et des fleurs, décor unique dont le thème éternel subsistait en mes plus vagues imaginations. Sous le figuier aux feuilles veloutées, entre les bardanes énormes et les bourraches sauvages qui épanouissent des étoiles bleues sur leurs grosses tiges hérissées d’un duvet d’argent, la petite Hellé apparaît dans mes souvenirs, laissant chanter son âme balbutiante…



c’est là que mon oncle me surprit…

C’est là que mon oncle me surprit un jour, il m’écouta longtemps, caché entre les basses branches ; puis, quand je m’enfuis, toute confuse, il ramassa le livre oublié.

Le soir, après le repas, il me dit.

— Qui t’a donné ce livre, Hellé ?

— Personne, mon oncle. Je l’ai trouvé, il y a longtemps.

— Tu l’as lu ?

— Oui, mon oncle.

— Peux-tu me raconter ce que tu as lu ?

Je mêlai les Sirènes aux Cyclopes, Nausicaa à Circé et le bon roi des Phéaciens aux méchants prétendants de Pénélope. Mon oncle m’écoutait avec une attention extrême. Enhardie, je lui récitai la première strophe du Vallon. Il parut troublé.

— C’est extraordinaire, en vérité ! dit-il à tante Angélie, qui redoutait une remontrance paternelle. Cette petite a le sens de la poésie. Je l’entendais chanter toute seule. L’assonance, la mesure, un essai de rythme, paraissent dans ses chansons d’enfant. Comment peut-elle se plaire à répéter des vers qu’elle ne comprend pas ? Et comme elle a su choisir, dans l’épopée homérique, les épisodes les plus caractéristiques !

Après deux ou trois expériences analogues, l’oncle Sylvain déclara qu’il se chargeait de mon éducation.

Pour M. de Riveyrac, mon enfance représentait exactement l’enfance de l’humanité. Au lieu de fatiguer avec des dates, des axiomes, d’inutiles détails, ma souple et docile mémoire, il suivit l’indication naturelle et m’instruisit par une habile série de leçons de choses, puis par la légende, par la poésie, par le chant.

Peu nombreuses furent mes heures de travail, lecture, écriture, exercices de calcul et de dessin. Mon oncle ne me laissait jamais m’acharner contre les difficultés rebutantes, et, sans me donner la solution ou l’explication que je cherchais, il me mettait adroitement sur la voie. La plupart du temps, j’emportais mon livre au jardin ; mais, par les jours froids ou pluvieux, il m’était permis de m’installer dans un coin de la bibliothèque. Je revois encore la vaste pièce à boiseries brunes, où des livres, des livres et encore des livres couvraient les murs. Je n’ai pu oublier son atmosphère spéciale, l’odeur des reliures anciennes, la poussière accumulée sur les moulages. De chaque côté de la cheminée, deux bustes en plâtre, aux prunelles vides, représentaient Homère et Platon. Sur un panneau, entre les médaillons de Gœthe et de Schiller, il y avait un fragment des frises du Parthénon et une grande photographie d’après la fresque de Raphaël, l’École d’Athènes. Entre les deux fenêtres, une vitrine protégeait une petite Pallas en terre cuite, provenant des fouilles d’Olympie.



DEBOUT DEVANT SON PUPITRE…

Debout devant son pupitre, mon oncle écrivait. Un reflet éclairait à revers son profil romain, les pointes de son col très haut, sanglé d’une cravate noire, ses cheveux gris ramenés en touffe sur le sommet du crâne. Dès que quatre heures avaient sonné, il posait la plume. Je mettais mon chapeau de paille et, soit à travers champs, soit au jardin, le long des espaliers, lourds de leurs trésors, je racontais ma lecture, que mon maître commentait.

L’oncle Sylvain haïssait l’éducation purement livresque des écoles, qui substitue des procédés de mnémotechnie à la réflexion, au raisonnement, à l’expérience. La nature lui semblait la première éducatrice de l’enfant, celle qui, par la révélation de ses lois, nous accoutume de bonne heure à considérer d’un œil pur et d’un cœur tranquille les phénomènes de la vie et de la mort. La merveille de la plante, sa structure, sa renaissance par la graine et le fruit, devaient me préparer à l’étude de l’animal et de l’homme, de telle sorte que, par des analogies peu à peu découvertes, je puisse arriver sans trouble à la connaissance de leur organisme et de leurs fonctions. Ces petites pudeurs des jeunes filles, ces demi-ignorances, ces curiosités mal réprimées, ces fausses ingénuités, que cultivent avec orgueil les familles et les institutrices, paraissaient ridicules et méprisables à M. de Riveyrac. Il ne croyait pas qu’il fût jamais bon de faire un mystère forcément impur de choses naturellement pures, et qui s’avilissent par l’idée vile qu’on s’en fait.

À l’étude de la nature, mon oncle adjoignit l’étude de l’histoire. Il divisa en trois périodes les années qu’il voulait consacrer à mon instruction, mesurant à la force de mon cerveau la qualité de l’aliment intellectuel. Lui-même se comparait à une mère qui fait peu à peu succéder au régime lacté du premier âge les nourritures végétales, puis les viandes fortifiantes et réparatrices. Je parcourus d’abord le cycle des légendes, ravie par les récits naïfs tirés de la Bible, d’Hérodote, de l’Odyssée, de l’Éducation de Cyrus. Plutarque me fut permis ensuite, avec les historiens proprement dits, et, vers la fin de mon adolescence, l’oncle Sylvain me fit connaître les principaux systèmes de philosophie et l’évolution des dogmes religieux.

Pour compléter mon éducation morale, commencée par la révélation des lois nécessaires de la nature, l’oncle Sylvain pratiqua la méthode socratique, afin de développer et de rectifier mon jugement. Il s’efforçait d’unir indissolublement dans ma pensée l’idée de la Beauté à l’idée de la vertu, et ne me disait point : « Ceci est mal », mais : « Ceci est laid », certain que le bien, comme le beau, est une harmonie. Mais il haïssait la morale conventionnelle, les mensonges sociaux, les préjugés. Il se considérait comme un vieux philosophe, chéri d’Athéné, déesse de la raison et de la mesure, et lui consacrant une vierge saine et sage, instruite par ses soins.

Une telle éducation ne comportait ni petits talents, ni gentillesses. Elle parut même, en disciplinant mon imagination, refréner ma sensibilité. Ma tante déplora de ne point trouver en moi, vers la quinzième année, ces émotions nerveuses, ces attendrissements qu’elle aimait comme l’indice d’une nature poétique. M. de Riveyrac dédaigna de lui expliquer que cette hâtive éclosion du sentiment, provoquée par la religiosité et le premier trouble des sens chez les précoces adolescentes de notre époque, n’est aucunement normale ni salutaire. Il réprimait l’exaltation qui eût déplacé les lignes de la statue qu’il taillait lentement, pareille à son idéal. Le jour où il surprit entre mes mains une Vie de Sainte Catherine, prêtée par ma tante, il entra dans une colère qui nous fit trembler.

— Que je ne trouve plus ici ces monstruosités barbares ! cria-t-il en jetant le livre par la fenêtre. Il ne manquerait plus que de voir Hellé porter des scapulaires, réciter des chapelets et croire aux démons. Une fille que j’ai élevée comme mon propre fils ! On voudrait en faire une sournoise, une abêtie, un gibier de confessionnal !

Ma tante n’osa plus me disputer à mon cher et terrible maître. Mais, sachant que je n’avais point fait ma première communion, les « comtesses d’Escarbagnas » cessèrent de nous voir.

Les années coulèrent, toutes pareilles. J’avais seize ans quand ma tante mourut.