Calmann-Lévy (p. 18-22).

V


Je m’éveillai le lendemain dans une chambre d’hôtel du quai des Tournelles. À peine habillée, j’ouvris ma fenêtre et je sortis sur le balcon.

Il était six heures du matin. Un brouillard pénétré de lumière, passant par les nuances les plus délicates du gris perle au gris d’azur, reculait à l’infini la perspective des quais, hérissée de dômes et d’aiguilles. Les façades de l’île Saint-Louis étaient presque roses. À droite, vers Bercy, la Seine élargissait sa nappe bleue couverte de péniches et de bateaux plats d’où l’on déchargeait du charbon, des sacs de grains, des paniers de pommes. Plus près elle se divisait, et ses eaux embrassaient la Cité dans leur glauque étreinte. Le chevet de la cathédrale, esquissé en des gris plus nets, développait ses arcs-boutants dominés par le clocher et les tours ; et plus haut encore, plus loin, l’or ciselé de la Sainte-Chapelle étincelait, touché par le soleil.


À PEINE HABILLÉE, J’OUVRIS MA FENÊTRE ET JE SORTIS SUR LE BALCON.

Ainsi m’apparaissait la ville, dans l’aurore, révélation d’une beauté que je ne soupçonnais pas, façonnée et enrichie par les siècles, harmonieuse dans le contraste et la diversité. La vie n’était pas riante sous ce ciel changeant, dans cet air subtil, mais nerveuse, variée, ardente. Le cœur du monde battait là.

Il me sembla qu’à l’unisson battait tout doucement le mien, ce cœur paisible, assoupi jusqu’alors dans sa virginale indifférence. Et je me pris à rêver. N’était-ce pas un présage encore, cette fête de Paris matinal accueillant ma jeunesse ? À cette heure céleste où le jour d’automne naissait doux comme une aube de printemps, dans quelle rue de la cité, sous quel toit, misérable ou splendide, s’éveillait-il, l’amant promis à mes songes, le héros que je devais aimer ? Je l’imaginais jeune comme moi, pur comme moi, beau de force et de génie, armé de vertu virile pour la conquête de l’avenir. Quand donc le rencontrerais-je ? À quel signe mystérieux me reconnaîtrait-il ?

Je déjeunai avec mon oncle dans un petit salon tondu de vert, solennel ainsi qu’une salle d’académie.



DEUX MESSIEURS SE FIRENT ANNONCER.

Comme on servait le café, deux messieurs se firent annoncer. Ils avaient de longs cheveux d’un blanc sale, des mentons rasés, de grosses rosettes rouges. un air d’érudition, de candeur et de pauvreté. C’étaient Lampérier, l’helléniste, et Grosjean, le numismate, membres de l’Institut, qui, depuis vingt ans, correspondaient avec mon oncle et le voyaient aujourd’hui pour la première fois.

Derrière eux, un jeune homme arriva. Il semblait taillé dans un bloc de bois, mû par des ressorts automatiques. Sa tête imberbe, aux lignes dures, ne révélait aucun âge précis. Il portait des cheveux longs, rejetés en arrière et découvrant un front admirable. Toute sa personne me parut extraordinaire ; ses lunettes d’or, sa redingote qui ne faisait aucun pli, les angles que dessinaient ses gestes méthodiques comme des déductions. Mon oncle manifesta une vive joie :

— Monsieur Karl Walter, mademoiselle Hellé de Riveyrac, ma nièce.

Je restais stupéfaite, pendant que M. Walter me tendait la main : — Une ! deux ! — puis s’assoyait : — Un ! — avec une rectitude de mouvement qui rappelait l’exercice à la prussienne : Karl Walter ! J’avais lu, en allemand, ses ouvrages d’esthétique. Comment ce personnage, qui semblait échappé d’un conte d’Hoffmann, avait-il pu recréer la vie et l’âme de l’artiste grec, dans cet étrange roman philosophique : Histoire d’Eucrate, que j’avais tant admiré ?

Les deux vieux savants nous félicitèrent d’être venus à Paris, m’interrogèrent sur mes études et se plaignirent amèrement de la décadence des humanités dans les lycées. Karl Walter s’entretint en allemand avec mon oncle. Je compris qu’il allait accompagner une délégation de savants chargés de continuer les fouilles d’Olympie. Tout à coup il se leva : — Un ! — tendit la main : — Une, deux ! — et sortit, suivit de près par l’helléniste et le numismate.

— Connaissez-vous beaucoup de monde à Paris ? demandai-je à l’oncle Sylvain.

— J’ai des amis que je n’ai jamais vus ; Lampérier et Grosjean sont du nombre. J’ai aussi quelques camarades de jeunesse qui font du journalisme ou qui écrivent des romans, des romans dits parisiens, hélas !… Mais ces gens-là, je les renie. D’autres sont très pauvres et inconnus : des maniaques comme moi, des rats de bibliothèques. Enfin il y a Charles Gérard, un historien, maître de conférences à l’École normale, et qui fut mon camarade au petit séminaire. Tu le connaîtras. C’est un homme érudit et intègre. Je l’aime beaucoup.

— Vous ne m’avez jamais parlé de lui.

— À quoi bon ? Ton imagination eût sottement travaillé. Maintenant que tu es une créature raisonnable, tu peux affronter les réceptions de madame Gérard, dans leur splendeur.

— Monsieur Gérard est marié.



M. KARL WALTER.

— Oui. Il a une femme qui passe pour belle et ne me plaît pas. Non qu’elle soit vraiment sans beauté, mais il lui manque la grâce décente, l’harmonie du geste et de la voix. Madame Gérard ressemble à une Orientale engraissée dans la paresse et les parfums. Mais cette personne majestueuse a d’inconcevables légèretés. C’est une grosse pie qui toujours bavarde et sautille. N’écoute point les conseils qu’elle ne manquera point de te donner. Belle ou non, une jeune fille doit s’envelopper de pudeur.

L’après-midi fut consacré à parcourir la ville. Sur le parvis Notre-Dame, l’oncle Sylvain fit arrêter la voiture. Bien qu’il m’eût parlé avec mépris du moyen âge, je sentis, en pénétrant dans la nef, qu’il y avait une beauté que je ne soupçonnais pas, dans le jet puissant des piliers, dans l’aube des voûtes, dans la merveille multicolore des vitraux.

— Sortons d’ici, dit l’oncle brusquement. Il fait froid, il fait noir. On respire, dans ces nefs gothiques, la nostalgie et l’épouvante de la mort.

— Vous êtes injuste ! dis-je, comme la voiture nous emportait. Voyez : cette cathédrale s’élève harmonieusement à la pointe de l’île. Elle perpétue l’effort et le rêve d’un millier de travailleurs. Toute nue et froide qu’elle est, elle me semble habitée par leurs âmes, si je ne sens point la présence d’un dieu. Ne craignez-vous point d’être trop absolu, mon oncle ? Renan, que vous m’avez fait lire, regrettait que le front d’Athéné ne pût comprendre, plus large, différents genres de beauté.

— Je hais le culte des chrétiens et leur morale, répondit-il. Par eux, l’inquiétude est entrée dans l’univers. Ne me parle pas de l’essor mystique de l’âme : rien n’est beau que la lumière, la mesure, l’harmonie et la vérité. Les gens qui ont bâti ces cathédrales ont introduit le squelette dans l’art. Partout ils voyaient grimacer la danse macabre. Ils ont réduit la vertu à n’être qu’un contrat sordide avec leur Dieu ; ils ont blasphémé l’amour, stigmatisé la femme, et n’ont trouvé d’excuse à la maternité que la virginité féconde de Marie.

Il mit la tête à la portière, et cria :

— Cocher, arrêtez-vous au Louvre !

Dans la cour du Carrousel, il me fit descendre et me dit :

— Débarbouillons-nous l’esprit de tout ce gothique. Je vais t’apprendre où est la Beauté.

Il me conduisit à travers un dédale d’escaliers, jusqu’à la grande galerie des Antiques. Nous errâmes dans le silence et la fraîcheur des salles désertes, parmi les belles formes nues, parmi les canthares, les chapiteaux, les cénotaphes, les plaques votives qui racontaient la vie grecque dans la langue harmonieuse que je comprenais déjà. Enfin m’apparut la déesse de Milo, dans sa divinité intacte et sa forme mutilée, pure comme un beau vers de Sophocle. Et j’eus soudain la révélation du sublime plastique que les livres, les gravures, les moulages ne peuvent traduire exactement. Je sentis que je rentrais dans ma patrie. Ces dieux dressés autour de moi : Dianes aux courtes tuniques, Bacchus adolescents, Apollons de Thèbes ou de Délos, incarnaient des symboles familiers. J’étais presque leur contemporaine, nourrie du miel des ruches attiques sous le ciel gaulois. Mon âme, indignée comme eux de l’exil, cherchait sur leur marbre un reflet des pays de lumière.

Un mois plus tard, nous nous installions rue Palatine, dans un pavillon assez délabré, situé au fond d’un jardin. Nous succédions à Karl Walter, qui nous cédait le bail et une partie du mobilier. Il y avait au rez-de-chaussée un salon à trois fenêtres dont les boiseries blanches offraient des traces de dorures, une petite salle à manger, une vaste pièce qui servait de bibliothèque. Le premier étage se divisait en quatre chambres, sous un grenier mansardé. Effrayée par les hautes casernes trop neuves, j’aimai, pour sa vétuste même, ce lieu mélancolique et charmant. Le jardin s’étendait jusqu’à la rue Servandoni, clos de murs où grimpaient des lierres. Les tours de Saint-Sulpice fermaient l’horizon. Un jet d’eau fusait au centre de la pelouse, dans une coupe de pierre verdie par le lichen, et tout au fond, entre les charmilles, le vent qui agitait les feuilles faisait flotter l’ombre et la lumière sur une statue mutilée de l’Amour.

La disposition de la bibliothèque reproduisait exactement celle de la Châtaigneraie. La frise du Parthénon, les bustes, l’harmonium parurent reprendre leur ancienne place, et la Pallas d’Olympie, ôtée de sa vitrine, domina la haute cheminée de marbre noir.

Un ex-préfet du premier Empire avait meublé cette maison, achetée par lui à un émigré. Le salon, tout en lampas rouge fané, était somptueux et sévère. On y remarquait une belle pendule en bronze, un vaste secrétaire, un clavecin. Ma chambre semblait copiée sur une estampe, avec son lit de bois à colonnettes, ses deux bergères, son bonheur-du-jour, sa Psyché au cadre sculpté de nœuds et de guirlandes, ses tentures en perse camaïeu bleu et blanc.

Dans ce calme logis, à l’ombre des tours de Saint-Sulpice, je continuai ma vie studieuse de Castillon. Mon oncle avait attendu notre voyage à Paris pour me faire étudier l’histoire et la littérature contemporaines. Les monuments, les rues, les aspects de la ville furent l’illustration vivante de ses leçons. Je prolongeais avec un extrême plaisir ces causeries, ces promenades, et les lectures que je faisais dans le jardin, bercée par la rumeur de la cité invisible. Souvent Lampérier, Grosjean et Walter venaient prendre le thé. J’ouvrais alors le clavecin et je jouais des fugues de Bach, des airs de Gluck, accompagnée par mon oncle, qui se souvenait d’avoir appris la flûte et le violon. Je n’éprouvais aucun désir de nouveauté ni d’aventure, et ce fut sans enthousiasme que, pour un bal de madame Gérard, je commandai ma première toilette de soirée.