Helgvor du Fleuve Bleu/Partie I/Chapitre V
CHAPITRE V
HELGVOR ET LES FEMMES
Tant que la pirogue fut entre les roches, Helgvor et Glavâ ne songèrent qu’à éviter le naufrage. Quoique les femmes l’eussent sommairement réparée, elle était fragile et moins bien équilibrée que les esquifs des poursuivants. Par intermittences, la rudesse des flots menaçait de la faire chavirer : alors l’homme et la jeune fille déployaient toute leur adresse pour rétablir l’équilibre. Habitués au fleuve, tous deux avaient le sens de l’eau.
Tout en dirigeant la barque, ils surveillaient l’étendue : aucun canot n’apparaissait sur l’eau, aucune silhouette sur les rives…
Graduellement, celles-ci s’écartèrent, puis la rive gauche tendit à devenir invisible. Elle disparut enfin, l’énorme fleuve reprit son aspect lacustre.
Il était improbable que les Tzoh eussent débarqué ; il leur aurait fallu transporter un canot, sinon la poursuite devenait impossible — et ce transport devait ralentir leur marche. Si, par ailleurs, ils avaient navigué dans la branche élargie du fleuve, leur retard serait considérable… Peut-être avaient-ils renoncé à atteindre les fugitifs ; peut-être leur hésitation s’était-elle prolongée.
Helgvor, maintenant, observait ses compagnes. Amhao lui montrait le visage opaque des Tzoh, leurs mâchoires d’aurochs, leurs yeux de corneilles : cette structure déplaisait aux Hommes du Fleuve Bleu. Mais Glavâ ressemblait étrangement aux femmes Ougmar, avec son visage plus étroit, ses vastes yeux clairs, ses cheveux de lionne et son torse flexible.
À sa vue, une ferveur douce pénétrait la poitrine du guerrier, comme par les grands matins où il rôdait dans la jeunesse du monde.
Et Glavâ préférait à la structure massive, au teint cannelle des Tzoh, ce grand corps souple comme le corps des léopards, ce visage frais qui ressemblait au visage des enfants.
Il essaya de lui faire entendre, mêlant les paroles aux gestes, que les Tzoh avaient ravi les femmes des Ougmar. Elle le comprenait et, de-ci de-là, un mot lui rappelait des mots que prononçait l’aïeule des Lacs Verts, dont la langue ressemble à celle des Hommes du Fleuve Bleu, car les deux races venaient d’une souche commune et les termes primitifs demeuraient analogues.
À son tour, elle tenta de raconter son exode, le tremblement de la montagne, la menace de mort, la fuite dans la nuit.
Il la comprenait moins bien qu’elle ne l’avait compris, et toutefois, il sut que leur alliance était scellée… Du moins savait-il les noms des femmes, répétés, accompagnés de signes ; elles aussi connaissaient le sien.
Il dit :
— Glavâ et Amhao seront des femmes Ougmar… Helgvor les sauvera…
Le fleuve continuait à emporter la pirogue, l’ennemi ne paraissait pas encore. Pourtant Helgvor désira accroître la distance et Glavâ le seconda avec une énergie qu’il trouvait admirable.
Il se demandait s’il ne valait pas mieux débarquer et se perdre dans la forêt de la rive gauche, mais le canot, refuge précieux tant qu’ils iraient vers l’aval, retarderait la marche s’il fallait le transporter.
Helgvor résolut donc de continuer la navigation, tant qu’aucun péril ne se révélerait, et il recommença de ramer en silence, tandis que des projets obscurs germaient dans son crâne. Le canot fila rapidement, franchissant encore mille coudées. Les chiens, le loup et Hiolg se tenaient à l’arrière ; Amhao, qui redoutait les bêtes pour son enfant, se tenait à la proue. Vigilant comme un guerrier, Hiolg ne cessait de scruter l’espace. Au moment où l’on tournait un coude du fleuve, il poussa une exclamation, puis, les yeux perçants dardés vers l’amont, il avertit :
— Les Tzoh sont revenus.
Helgvor et Glavâ, attentifs à diriger l’embarcation dans un remous, virent, très loin, une pirogue. Non avertis, ils eussent pu confondre l’esquif avec quelque saurien ou un tronc d’arbre emporté par les eaux, mais leurs yeux aigus discernèrent de confuses silhouettes qui devaient être des hommes et Helgvor répéta, en regardant Glavâ :
— Les Tzoh !
D’ailleurs, le canot des fugitifs, proche d’une rive tourmentée, devait être invisible ou peu visible.
Helgvor frôla de plus près encore la berge, si bien que l’embarcation ne pouvait guère, pour les poursuivants lointains, être distinguée des végétaux… Avant de tourner le coude, Helgvor jeta un dernier regard à l’arrière. Il n’y avait toujours qu’une seule pirogue en vue : l’autre était-elle plus lente ou avait-elle abandonné la poursuite ? Il ne s’attarda point à se le demander ; sa résolution était prise ; à dix mille coudées, une brousse commençait où, s’il le fallait, il pourrait dresser une embuscade. Dans la sylve, le loup était de taille à terrasser un guerrier, par surprise ; les deux chiens, moins robustes, pouvaient inquiéter l’ennemi… Glavâ semblait prête à combattre et lui, Helgvor, maniait mieux l’arc que le plus habile des Ougmar ; d’un coup de massue, il abattait un homme.
Le canot tourna enfin le coude du fleuve ; encore qu’elle continuât à ramer vigoureusement, Glavâ donnait des signes de lassitude : elle luttait depuis le matin. Helgvor fit signe à Hiolg, puis à Amhao et donna à chacun une des rames de Glavâ…
On ne revit les poursuivants que lorsqu’on fut à cinq mille coudées de la brousse, et dès lors, ils ne cessèrent de gagner du terrain. Non seulement leur esquif était mieux construit, mais que pouvait Helgvor, aidé par une femme et un enfant, contre six rameurs musculeux ? Il ne songea plus qu’à gagner la brousse. Pour l’atteindre à temps, il suffisait que la vitesse de sa pirogue atteignît la moitié de celle du canot tzoh. Sur une longueur de deux mille coudées, il maintint une distance plus que suffisante. Sa vigueur était intacte, son adresse suppléait à la gaucherie d’Amhao et à la faiblesse de l’enfant, mais bientôt cette gaucherie et cette faiblesse s’accroissant de la lassitude d’Amhao, l’avantage des Tzoh devint considérable : il eût été impossible d’atteindre à temps la brousse si Glavâ n’avait repris les rames…
— Glavâ est courageuse comme un guerrier ! s’écria Helgvor dont les yeux dévoilaient une admiration ardente.
Elle ne comprit pas la parole, mais le regard, et son cœur s’emplit d’obscure allégresse. Déjà ses efforts établissaient l’équilibre : la distance entre les deux canots décroissait assez lentement pour que Helgvor espérât atteindre la brousse avant d’être menacé. Parallèlement, il constatait que le second esquif tzoh ne paraissait toujours pas.
Les derniers instants furent rudes ; malgré sa vaillance, Glavâ fléchissait, mais lui, raidissant tous ses muscles, lutta contre le sort avec une énergie frénétique.
— Oah ! cria-t-il d’une voix triomphante.
La brousse était là et les Tzoh, en retard de trois cents coudées, ne pouvaient voir la pirogue de Helgvor et de Glavâ filant sous les ramures penchantes des saules pleureurs, dans un affluent du fleuve. C’était une petite rivière, à deux embouchures. Helgvor la remonta lentement. Avant la pointe du delta, un marais se formait sur la rive gauche, enveloppé de grands roseaux…
Tourné vers la jeune fille, il signifia :
— Si Glavâ n’a plus de force, que Glavâ ne rame plus.
La pirogue engagée dans le marais atteignait un havre, abrité par des saules monstrueux et d’immenses peupliers noirs. Helgvor poussa le canot dans un enchevêtrement de roseaux et saisit ses armes.
Tout était paisible ; les Tzoh avaient dû dépasser l’affluent — mais il fallait craindre leur retour, lorsqu’ils auraient constaté que le canot des fugitifs avait disparu. Sans doute hésiteraient-ils entre les deux embouchures, et aussi devant le marais : un hasard seul pouvait leur faire découvrir la barque parmi les roseaux…
Glavâ avait suivi la manœuvre avec admiration et, dans l’ardeur de sa jeunesse, elle eut envie de rire, malgré le péril…
Déjà Helgvor entraînait ses compagnes à travers la brousse. Lorsqu’elle était trop épaisse, il prenait un détour ; parfois, il s’ouvrait une route à la hache. Bientôt, de grands arbres parurent, dont l’ombre anémiait les végétations parasites, puis les fugitifs virent une clairière où s’amoncelaient des blocs erratiques.
— Helgvor, Hiolg, Glavâ et Amhao s’arrêteront ici.
Le Fils de Chtrâ choisit un espace environné de pierres, où on pouvait se garer contre les projectiles. Il parla ensuite aux chiens et au loup. Ils connaissaient les mots qui ordonnent le silence, le guet ou le combat : cette fois, il leur commanda de veiller et de se taire. Leurs sens admirables saisissaient toutes les variations de l’ambiance ; l’odorat des chiens dépassait celui du loup, mais le loup avait l’ouïe plus subtile.
Helgvor les établit auprès des trois couloirs par où l’on accédait à l’enceinte, et vérifia les armes. Il avait sa massue, sa hache, son arc, deux sagaies et cinq flèches. Les armes des femmes comportaient une massue, quatre sagaies, deux haches, un épieu : Hiolg avait un arc d’enfant et une sagaie… Le loup était redoutable ; les chiens, encore que de taille médiocre, interviendraient dans le corps à corps.
Les fugitifs mangèrent hâtivement de la viande boucanée, puis Helgvor et Hiolg assemblèrent du bois, des herbes sèches et s’efforcèrent de rendre l’enceinte moins accessible encore. À l’aide de branches épineuses, ils barrèrent les issues, ne laissant que d’étroites lacunes où pouvaient passer les bêtes : si quelque Tzoh tentait de pénétrer par là, il serait facilement assommé d’un coup de massue. Quelques fissures entre les blocs permettaient à Helgvor, à Glavâ, à Amhao et à Hiolg de surveiller le site.
Plusieurs fois, Helgvor songea à accroître la distance qui le séparait des poursuivants, mais Amhao était très lasse ; Glavâ même luttait péniblement contre sa fatigue. Si les Tzoh retrouvaient la piste, l’avance serait rattrapée et il faudrait combattre désavantageusement tandis que l’enceinte permettait une résistance acharnée. Enfin, ici, les femmes reprenaient des forces pour combattre…
Dans la profondeur sylvestre, les ramures épaissirent leurs ombres et le soleil s’accrut à mesure qu’il déclinait sur les cimes. Parce que leurs âmes et leurs races étaient jeunes, le péril s’abolissait dans Glavâ, Amhao et Helgvor : les Tzoh avaient perdu leur trace !
Avant qu’un guerrier eût pu décrire dix mille pas, le crépuscule pétrit des mondes dans les nuées. L’abri parut sûr : les fugitifs y passeraient la nuit…
Parfois, Helgvor et Glavâ échangeaient des gestes ou des paroles. Déjà, la répétition créait les linéaments d’une langue commune. Glavâ comprendrait plus vite que l’Ougmar : du fond de sa mémoire surgissaient, toujours plus vivaces, les mots que marmonnait l’aïeule des Lacs Verts, et ces souvenirs la préparaient à mieux adapter l’articulation de Helgvor.
Amhao ne participait guère à ces ébauches de palabre. Passive, l’esprit nonchalant, très lasse aussi, occupée de son enfant, elle s’abandonnait à l’énergie des deux autres. Son petit captivait Hiolg, qui faisait monter le rire au visage mou. Ainsi, une vague habitude naissait entre ces êtres et la sensation de dissemblance s’atténuait, même chez Amhao qui, plus que Glavâ, se percevait étrangère auprès du grand nomade.
Une heure avant le crépuscule, les chiens s’agitèrent et le loup se mit à rôder autour de l’enceinte. Quoique Helgvor, Glavâ et Hiolg eussent dressé l’oreille, ils n’entendaient que le frisselis léger des ramures ou le trottinement d’une bestiole. Mais les chiens et le loup étaient infaillibles : un ennemi, homme ou bête, pénétrait dans l’ambiance. Les yeux du loup phosphorèrent et les chiens tournaient des regards aigus vers le guerrier.
Helgvor siffla doucement.
C’était l’ordre du silence. D’ailleurs, à moins que l’Ougmar ne les y encourageât, les bêtes n’aboyaient ou ne hurlaient ni à l’approche de la proie ni à celle du danger. Toutefois, leur agitation s’exalta ; le loup errait plus sournoisement, les chiens se coulaient par les faibles ouvertures qu’on leur avait ménagées et revenaient en retroussant les babines.
— C’est le tigre, le lion, l’ours gris… ou les Tzoh ! conclut Helgvor, en examinant son arc, tandis que Glavâ tenait sa massue prête, préférant laisser ses flèches au guerrier.
Helgvor et Hiolg, collant leurs oreilles contre le sol, entendirent distinctement des pas mous qui, pour eux, ne pouvaient se confondre avec aucun pas de bête :
— Les Tzoh arrivent !
À son geste, Amhao même comprit et Hiolg riait de la voir trembler, car il jugeait Helgvor invincible. Quoique moins confiante, Glavâ, à l’idée de combattre côte à côte avec l’homme qui les avait sauvées, se grisait de courage.
Les pas s’arrêtèrent ; le nomade devina que l’ennemi se dissimulait au bord de la clairière et que l’enceinte était attentivement observée. Ceux qui s’y dissimulaient n’étaient pas moins invisibles que ceux qui la guettaient ; de part et d’autre, le même silence, la même prudence de félins à l’affût.
L’arbre le plus proche était à une portée de flèche et tout autour de l’abri, rien que des herbes, des fougères, quelques arbustes trop clairsemés pour cacher un homme… Pendant quelque temps, la tranquillité fut si profonde que Helgvor aurait pu croire qu’il s’était trompé, mais l’attitude des chiens et du loup ne permettait aucune incertitude. Une même frénésie tendait leurs muscles et dilatait leurs pupilles. Depuis qu’il avait reconnu les pas humains, l’Ougmar ne les laissait plus sortir et, accoutumés aux embuscades, ils attendaient, ensemble patients et furieux. Les quatre fugitifs veillaient chacun à sa meurtrière, et Amhao ne se montrait pas moins attentive que les autres. À la fin, Hiolg, qui se tenait à l’Occident, vint effleurer l’épaule du guerrier :
— Un Tzoh dans les arbres !
Helgvor se tourna doucement, prit son arc et regarda : un Tzoh grimpait sur un frêne, à demi caché par des ramures de sycomore. L’homme, arrivé à mi-hauteur, commençait à voir l’intérieur de l’enceinte. À la distance où il se trouvait, aucune flèche tzoh n’aurait pu l’atteindre, mais les grands Ougmar avaient des arcs à longue portée, dont aucun n’était aussi puissant que l’arc de Helgvor.
L’œil fixé sur le grimpeur, le nomade attendit le moment où l’épaule gauche et une partie du torse furent visibles, puis, habile à calculer les déviations, il tendit la corde, visa et lança la flèche. C’est le torse qu’il voulait atteindre, mais la distance était trop grande ; la flèche perça la main du grimpeur… Avec un cri de rage, le Tzoh glissa le long du fût et retomba sur le sol, tandis que ses compagnons, se connaissant démasqués, mugissaient frénétiquement… La voix retentissante de l’Ougmar lança le cri de guerre, et parce que le silence devenait inutile, Glavâ et Hiolg clamèrent aussi, tandis que les chiens aboyaient par coupetées, que le loup prolongeait le hurlement des soirs faméliques.
— Les Tzoh sont des vautours sans courage ! Ils périront sous la hache, les sagaies et les flèches.
Le chef des Hommes du Roc ricana :
— Les Tzoh ont enlevé les femmes aux Hommes du Fleuve Bleu. Les Hommes du Fleuve Bleu sont stupides comme des mouflons et des limaces.
Les clameurs s’éparpillèrent après avoir exalté la poitrine des hommes, et le silence retomba, appesanti d’inquiétude. Helgvor se demandait si les guerriers du second canot avaient rejoint leurs compagnons : les voix ne semblaient annoncer que cinq ou six hommes, mais plusieurs pouvaient s’être tus.
Le brasier rouge du soleil parut dévorer la futaie occidentale, puis les nues, douées de l’éclat charmant des fleurs et de la fureur des incendies, créèrent un univers plus vaste que les forêts, les lacs, les savanes et les fleuves. Cette vie sans bornes mourait à chaque tressaillement des feuilles ; l’étrange cendre des ténèbres y semait la nuit carnivore.
C’est l’heure où les bêtes craintives savent que les bêtes dévorantes sortent des tanières. Les voix fauves croisaient leurs menaces ; un lion rugit, des loups hurlèrent et les chacals joignirent leurs glapissements aigus aux rires funèbres de l’hyène…
Quand il n’y eut plus d’autre lueur que la confuse transsudation stellaire, chaque aspect de la clairière devint sinistre. Dans l’enceinte granitique, les humains et les bêtes dilataient les sens qui s’adaptent à l’ombre et les Tzoh n’apercevaient plus l’abri des Ougmar et des femmes que comme une masse amorphe. Tout se tut, dans le grand silence des pièges. Les fauves erraient furtifs et les Tzoh songeaient à surprendre le Grand Nomade. Ils avaient mesuré l’obstacle et savaient d’où ils lanceraient les sagaies et les pierres aiguës, mais une telle attaque serait vaine si les assiégés demeuraient sous le couvert des blocs.
Kamr, au poitrail d’aurochs, disait :
— Puisque les Tzoh doivent attaquer, à quoi servirait d’attendre ? Toute la nuit, l’Homme du Fleuve et ses bêtes ne seront-ils pas prêts à combattre ? Et Kzahm nous attend dans l’île.
— Et comment attaquer ? demanda un guerrier au visage tatoué de cicatrices.
— La nuit est noire. Les Tzoh ramperont dans les herbes, et quand Kamr poussera le cri de guerre, nous bondirons tous ensemble.
— C’est bien ! dit le guerrier… Mais l’arc de l’Homme du Fleuve est redoutable.
— L’Homme du Fleuve ne peut pas viser par une nuit sans lune ! Cinq Tzoh ont-ils peur d’un seul Ougmar ?
— Woum n’a pas peur, répondit fièrement l’homme aux balafres.
Les cinq hommes se mirent à ramper. La moitié de l’espace qui les séparait de l’enceinte erratique produisait des fougères et des herbes hautes qui rendaient les assaillants invisibles à des yeux humains, mais les narines des chiens et du loup les dénoncèrent. Helgvor connut que les Tzoh avançaient, colla l’ouïe contre le sol et contre les pierres : toutes espèces de frôlements et de froissements dus aux bêtes errantes empêchaient de rien discerner.
À l’aide du silex et de la marcassite, il enflamma des herbes sèches dissimulées dans un creux, et saisissant deux branches résineuses, il les alluma sous le surplomb d’un bloc. Des lueurs éclaboussèrent l’enceinte et se répandirent, plus faibles, dans la clairière.
Helgvor dit :
— Quand les Tzoh paraîtront parmi les herbes courtes, Hiolg lèvera les branches afin que Helgvor voie mieux les ennemis.
Dans leur exaltation, les chiens poussaient leurs museaux pointus par les interstices, le loup grondait… Presque simultanément, Hiolg, Helgvor et Glavâ perçurent des ondulations dans les herbes moins longues.
Hiolg prit les deux torches et, debout sur un des blocs intérieurs, il illumina la clairière. Les rais soubresautants dévoilèrent la présence des Tzoh parmi les fougères et les gramens. Helgvor, se hissant à son tour, tendit son arc et une flèche effleura l’épaule d’un Tzoh, vite suivie d’une seconde qui entra près de la clavicule… L’homme lâcha la massue qu’il tenait à la main droite et poussa un grand cri, mais Helgvor n’avait plus que deux flèches.
Surpris par la lumière des torches et par le tir du grand nomade, les Tzoh se tapirent contre le sol et redevinrent invisibles.
Les torches continuaient à jeter leurs lueurs oscillantes, qui suffisaient à rendre toute surprise impossible : l’ennemi devait faire le siège de l’enceinte ou l’emporter de vive force.
Engagé dans l’aventure, responsable déjà des blessures de deux hommes, saisi d’une fureur forcenée, d’une haine violente contre Kzahm, dont il redoutait les injures et peut-être un châtiment, Kamr était résolu au risque suprême.
— Les Tzoh vont bondir, dit-il, et détruire l’homme du Fleuve.
— Deux Tzoh sont déjà blessés ici, deux autres dans le canot de Houa, riposta l’homme aux balafres.
— Les Tzoh ne savent-ils plus se venger ? ricana Kamr. Les Tzoh tremblent-ils comme des cigognes devant l’aigle ? Si l’homme du Fleuve ne périt pas avec les femmes qui ont trahi les clans, les Tzoh retourneront chez eux en tremblant et les femmes Ougmar leur riront au visage !… L’homme du Fleuve est seul… Je le tuerai d’un coup de massue !…
Les guerriers connaissaient que Kamr, aussi redoutable que le Sanglier Noir, attaquait les léopards avec la hache et, un jour de grande chasse, avait tué le lion.
— Pendant que Kamr attaquera l’Homme du Fleuve, les guerriers abattront les femmes et les bêtes.
Il poussa le cri de guerre et les quatre hommes bondirent sur les herbes courtes. Une flèche siffla, qui se perdit dans la terre, puis une seconde écorcha le bras gauche d’un guerrier sans lui ôter sa force. Déjà les Tzoh atteignaient l’enceinte et, pleins de la vigueur agile des jeunes êtres, ils l’escaladèrent en s’entr’aidant.
Helgvor tenait ses sagaies et Glavâ s’apprêtait à combattre. Presque en même temps, les guerriers parurent à la crête des blocs.
Hiolg avait précipitamment éteint les torches ; le feu d’herbes sèches ne jetait plus qu’une lueur stellaire et, dans l’ombre violescente, les silhouettes étaient indécises comme des vapeurs.
Helgvor frappa de la massue, Glavâ dardait une sagaie et Hiolg lançait des pierres. Un assaillant croula sous les coups de l’Ougmar, un second eut l’épaule percée par Glavâ, mais il sauta dans l’enceinte, suivi de Kamr et d’un autre guerrier. Les chiens bondirent ; Glavâ combattait désespérément, Hiolg aidait le loup qui, se glissant à l’arrière, venait de saisir un guerrier à la nuque… D’abord épouvantée, Amhao arrivait à la rescousse.
Kamr et Helgvor se trouvèrent face à face. C’étaient de puissantes machines de guerre, égales par la masse, l’énergie et l’opiniâtreté, disparates par la structure. Avec sa tête cubique, son torse bombé comme le torse des bêtes, Kamr figurait la race des Tzoh, issue des terres volcaniques, tandis que Helgvor, le crâne en carène, la poitrine plate et les jambes longues, était un descendant sans tare des hommes qui vivaient auprès du Fleuve Bleu et des Lacs Verts… La haine des aïeux vivait en eux, les légendes obscures, la mémoire ancestrale et les instincts incompatibles.
Les massues tournoyèrent… Dans ce coin de l’enceinte, où l’espace était libre, Kamr injuriait Helgvor et ses ancêtres ; Helgvor prédisait la vengeance des Ougmar. De la main gauche, chacun tenait une sagaie…
Dans la pénombre, Helgvor était plus clair que Kamr dont la tête se confondait avec la nuit :
— Les Tzoh ont pris vos femmes ! grondait Kamr. Elles vivront dans nos cavernes… elles porteront la génération des Tzoh… Comme les loups ont peur des lions, les Ougmar tremblent devant les Tzoh.
Ces paroles n’avaient aucune signification pour l’ouïe de Helgvor ; mais il les devinait insultantes et il ripostait :
— Les Tzoh, plus lâches que les hyènes, n’oseraient pas regarder les guerriers Ougmar en face. Nous écraserons leurs nuques et percerons leurs cœurs !
Kamr darda sa sagaie, mais Helgvor la rompit d’un coup de massue et la massue de Kamr s’abattit comme un roc. Elle rencontra la massue ennemie, d’un coup si rude que l’Ougmar chancela.
Avec un long hurlement, le Tzoh tenta d’achever sa victoire, mais le fils de Chtrâ darda sa sagaie et Kamr rebondit en arrière. La sagaie, invisible dans les ténèbres, frappa Kamr à l’épaule gauche, mais n’entama que la peau.
Pendant un temps très bref, face à face, ils s’épièrent, chacun cherchant à surprendre l’autre… Dans l’ombre, le loup, les chiens, Glavâ, Hiolg et Amhao étaient aux prises avec les autres Tzoh.
Kamr reprit l’attaque et de nouveau les massues se rencontrèrent avec une telle puissance qu’elles échappèrent aux mains des deux hommes.
— L’Homme du Fleuve va mourir ! gronda Kamr.
Il avait bondi, il saisissait Helgvor à pleins bras. Or, de tous les Tzoh, Kamr était le plus fort dans un combat sans armes où les corps et les membres s’emmêlent ; même le Sanglier Noir, si formidable par la massue ou la hache, aurait succombé. Quand il se fut emparé du torse de l’Ougmar, ses muscles d’ours se resserrèrent et, avec un grondement de victoire, il souleva l’antagoniste. Helgvor saisit Kamr par la gorge, tandis que tous deux roulaient sur la terre dure où, parce qu’il tenait Helgvor à la taille, Kamr domina d’abord. Mais son souffle devint rauque, sa bouche béa pour respirer ; ses nerfs faiblirent tellement que l’Ougmar put rejeter le corps qui pesait sur sa poitrine et Kamr râla, couché sur les épaules, les cartilages du cou broyés…
Après de lourds sursauts, le corps énorme s’immobilisa.
Alors, Helgvor clama :
— Ainsi mourront les Tzoh ravisseurs de femmes !
Ayant ressaisi sa massue, il se porta au secours de Glavâ et d’Amhao.
Amhao gisait sur le sol, frappée par la hache de bronze et la sagaie ; Glavâ et le loup avaient tué un homme, mais la jeune fille, sanglante, succombait sous l’attaque d’un Tzoh qui venait d’assommer Hiolg. L’Ougmar bondit comme un léopard… Ce ne fut pas une lutte. Deux fois l’arme s’abattit, le dernier ennemi croula et le grand nomade clama sa victoire sous les étoiles…