Helgvor du Fleuve Bleu/Partie I/Chapitre VI

Plon (p. 93-101).
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Première partie

CHAPITRE VI
LA DOULEUR ET LA MORT

Helgvor ralluma le feu. À la lueur des flammes pourpres, il vit le sang couler sur le visage, sur les bras et sur la poitrine de Glavâ ; Amhao semblait morte, trouée de blessures profondes ; Hiolg, assommé d’un coup de massue, commençait à reprendre conscience. Un des chiens agonisait ; l’autre léchait ses plaies et le loup secouait une sagaie clouée entre deux côtes.

Alors, une mélancolie rude traversa l’orgueil de Helgvor. Il était seul dans sa force : sans lui, les femmes, l’enfant et les bêtes eussent péri, et lui-même avait été sauvé par leur courage…

Le nomade franchit l’enceinte pour aller cueillir les feuilles et les plantes amères que les Ougmar écrasaient pour couvrir les plaies. À son retour, il vit que le crâne de Hiolg, enflé au pariétal, où la massue avait frappé, ne saignait point : le regard du petit se ranimait ; dans les bonds de la flamme et les oscillations de l’ombre, il percevait la forme sauvage du loup, les cadavres des Tzoh, Amhao, roide et aplatie, peut-être morte. Pourpre de sang, Glavâ fixait sur sa sœur des yeux chavirés…

Après les avoir écrasées, Helgvor appliqua les herbes et les feuilles, comme il avait vu faire par ceux qui connaissent les secrets antiques. Ensuite, il transporta les cadavres tzoh, dépouillés de leurs vêtements, et le cadavre du chien, loin de l’enceinte, afin d’éviter l’importunité des bêtes carnivores. Il transporta aussi le mort abandonné dans la clairière, mais l’homme dont il avait transpercé la main ne se retrouva point.

Sa lassitude devint excessive. Il considéra mollement Amhao inanimée, Glavâ presque évanouie, Hiolg qui revivait. Le loup et le chien eussent pu reprendre la lutte.

— Helgvor veillera jusqu’au milieu de la nuit, murmura-t-il. Ensuite ce sera le tour de Hiolg…

Accroupi près du feu, il écoutait vaguement la solitude, hantée par une vie furtive et dévorante. On entendait, par intervalles, l’appel ou la menace, les cris d’alliance et les cris de meurtre, les voix de triomphe et les plaintes d’agonie — le raire du cerf, le glapissement du chacal, le hurlement des loups, les hoquets de l’hyène, les soupirs du strix, le miaulement des panthères…

Déjà les rôdeurs rampaient vers la proie fraîche, saignante encore, que même les géants ne dédaigneraient pas…

Demi-disque de cuivre rouge, qui pâlissait en se rapetissant, la lune montante couvrit la clairière d’une onde indécise. L’odeur apaisante des végétaux passait dans les souffles légers. Une vaste chauve-souris tremblotait sur ses ailes membraneuses ; un chat-huant s’abattit sur les fougères, puis deux hyènes parurent, au pelage sale, barré de raies brunes. Bêtes confuses, oscillantes, aux yeux de brume, dont le dos déclinait des épaules à la queue, le hasard seul les avait servies, car leur odorat est sommaire.

Avec des ricanements, elles tâtaient les cadavres trop frais des bêtes verticales, et leurs mâchoires formidables, rivales des mâchoires de lions et de tigres, ouvraient les ventres, pour savourer le goût puissant et la consistance flasque des entrailles.

Errants au flair délicat, aux yeux ardents et sournois, la démarche fine, inquiétante et craintive, les chacals surgirent. Aussi légers que des félins, ils dressaient des oreilles pointues. La proie était là, abondante, la faim éternelle exaltait leurs désirs, mais déjà cinq loups émergeaient, convives rudes, qui grondaient de convoitise, tandis qu’un putois et un chat s’insinuaient timidement sous les fougères, qu’une effraye descendait sur ses ailes silencieuses…

Aux grondements des loups, les hyènes se dressèrent, avec des soubresauts ; âpres et mornes, les chacals glapissaient sourdement. La haine et la faim exaltaient les échines ; les yeux échangeaient leurs feux palpitants ; les dents étincelaient dans les trous rouges des gueules ; un même instinct de vie et de mort s’agitait dans les chacals peureux, les hyènes couardes et les loups prudents.

Les chacals connaissaient leur faiblesse, et leur nombre même ne les engageait pas à combattre ; les hyènes savaient qu’elles pouvaient broyer les os des loups ; les loups, attentifs et furieux, évaluaient la proie : quand ils surent qu’il y avait une part pour eux, ils hurlèrent pour marquer leur volonté et s’emparèrent de deux cadavres. Les chacals se rassemblèrent autour du corps le plus écarté et les hyènes possédant Kamr, avec un autre guerrier et le chien, comprirent qu’une trêve était conclue et se remirent à fouiller les viscères.

À la fin, des rameaux craquèrent, un corps rude et bourru écrasa les arbustes… Celui qui s’avançait, flexible mais lourd, dans sa fourrure grise, avec son crâne plat et ses griffes énormes, troubla la fête. Tous pressentaient sa puissance et son humeur brutale. À la vue de la multitude, il se balança sur ses pattes massives, ses petits yeux scintillèrent à travers les poils épais, puis il marqua sa force et sa volonté par un rauquement impérieux. Arrêtés dans leur dévoration, tous contemplèrent l’intrus dominateur. Même ceux qui ne l’avaient jamais rencontré, n’eussent bravé sa menace… Sa stature dépassait celle des tigres et il ne cédait le pas qu’au mammouth et au rhinocéros…

Les loups étant plus proches que les hyènes, il chassa les loups. Avec de longs hurlements, tremblants de colère, d’indignation et de fureur, ils cédèrent.

L’ours mit la patte sur un des cadavres, tandis que les loups, revenant sur leurs pas, sournoisement emportaient l’autre… Penché sur sa proie, le grand fauve ne s’en aperçut guère : une joue et une épaule avaient été dévorées, mais la chair était fraîche, le sang suintait ; il n’en eût guère été autrement si lui-même avait tué. Dès lors, apaisé, il se mit au travail : ses crocs s’enfoncèrent dans une cuisse ; il éprouva la douceur de satisfaire une faim violente.

Pendant qu’il arrachait les chairs rouges, la sylve annonça un nouveau rôdeur, dont les loups et les chacals, depuis un moment, percevaient l’odeur formidable… La tête parut d’abord, tête compacte, avec deux bandes de poils orange et des yeux jaunes, aux reflets glauques, qui palpitaient comme d’énormes étoiles. Le fauve bâilla, montra une caverne pourpre où les canines jaillissaient comme des poignards, rauqua et développa son large poitrail, ses flancs barrés de raies sombres, ses pattes en griffes aiguës, qui terrassaient un cheval. Tous le reconnurent, hors l’ours gris, qui venait de la montagne, et tous demeurèrent saisis de crainte.

Si l’ours gris l’ignorait, il ignorait l’ours gris. Il ne connaissait qu’un ours brun, qui n’eût pas osé le regarder en face. Devant celui-là, il suffisait de paraître pour qu’il s’épouvantât, mais celui-ci, avec la sécurité d’un vainqueur, continuait à déchirer la proie. Car si, hors le rhinocéros et le mammouth, les bêtes s’écartaient devant le tigre, là-bas, dans sa montagne, l’ours gris ne rencontrait aucun rival.

Le tigre rauqua pour la deuxième fois. Puisque l’ours était plus près de lui que les autres, l’ours devait céder la place…

La fureur était venue, cette fureur foudroyante qui dilate une vaste poitrine… et l’ours devina qu’on le menaçait. Il cessa de dévorer, il tourna sa gueule sanglante vers le tigre. Devant les grands yeux de feu, les petits yeux sanglants semblaient misérables, perdus dans les poils, à peine plus luisants que des élytres. Mais la stature de l’ours dépassait celle du félin.

Piété sur ses pattes épaisses, dandinant son torse colossal, le grand velu répondit au rauquement par un grognement souverain, et lui aussi, engendré par des ancêtres irascibles, palpita d’une telle rage que son souffle courbait les fougères. Avant les corps, les effluves se heurtèrent et chacun comprit confusément que l’autre était redoutable.

Parce que sa race est prudente, le tigre se glissa de côté pour mener une attaque de flanc. L’ours n’attendit pas plus longtemps, et comme il s’avançait, le tigre lança sa griffe, sans arrêter la masse pileuse qui roulait comme un bolide. Alors, les dents, les griffes, les muscles s’entre-choquèrent, le sang ruissela sur le pelage épais et sur les poils courts.

L’ours avait terrassé le tigre, mais le tigre, se roulant, bascula l’ours et ils formaient une masse confuse, d’où jaillissaient les mufles, s’élevaient des clameurs rauques, s’enfonçaient les griffes…

Le tigre se dégagea ; l’ours chercha à le ressaisir, et ils demeurèrent face à face, rouges de dix blessures, chacun pleinement conscient de la valeur de l’antagoniste. Peut-être hésitèrent-ils. Mais la douleur, la haine, la vengeance relancèrent leurs masses frémissantes…

Le tigre croula, l’ours enfonça ses dents dans la profondeur des chairs, mais une de ses pattes s’immobilisa, broyée… Les poitrines craquèrent ; les mâchoires de l’ours entamaient la gorge ennemie, la tenaillaient, la trouaient et s’y plongeaient…

Quand le félin s’anéantit, l’ours se dressa en titubant, poussa un grognement douloureux, puis, épuisé par la perte de son sang, retomba sur le sol… Alors une joie obscure agita les chacals, les loups et les hyènes, et partout des bêtes frêles, qui avaient assisté à la lutte, sortirent des herbes, des buissons, des futaies…

Ce fut un pullulement subtil de prunelles, de pattes, de museaux, la vie secrète, la vie inépuisable, et déjà le tigre dévoreur, dont la seule odeur faisait fuir la multitude, était flairé par des narines voraces, tâté par des dents fines et, à son tour, devenait une proie.


Helgvor avait indistinctement discerné, à travers les arbustes et les hautes fougères, l’arrivée des hyènes, des loups, des chacals, et la fauve bataille. La brise apportait ensemble l’odeur paisible des végétaux et les effluves puantes des bêtes. Il entendit gronder l’ours gris et rauquer le tigre… puis, vint un long silence, entrecoupé de souffles, de faibles appels ou de plaintes fugitives.

Qui donc était vainqueur ? Ou avaient-ils, tous deux blessés, abandonné le combat ? Il songeait que l’un ou l’autre pouvait demeurer dans le voisinage de l’enceinte et le danger planerait toute la nuit et tout le jour.

La tribu chassait quelquefois les grands félins : Helgvor, par la flèche, la hache et la massue, avait tué un lion — mais lui-même, la poitrine trouée, était demeuré anéanti pendant plusieurs heures… Et s’il avait été seul sur la savane, les rôdeurs l’auraient dévoré.

Il se souvenait… Dans la lassitude, il craignait de mal combattre…

Quelque temps le loup gronda et le chien flaira obstinément l’espace. Puis ils se recouchèrent et dormirent.