Helgvor du Fleuve Bleu/Partie I/Chapitre IV

Plon (p. 43-71).
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Première partie

CHAPITRE IV
LES FUGITIVES

La lune avait grandi et atteint la taille du soleil, puis décru jusqu’à disparaître ; ensuite, elle avait dessiné ses cornes minces, et de nouveau, elle croissait chaque soir parmi les étoiles, au-dessus des eaux et des solitudes. Glavâ et Amhao continuaient à descendre le cours du fleuve.

Amhao, habile à découvrir les plantes et les fruits qui nourrissent l’homme, allumait et entretenait le feu, plus adroitement que sa sœur ; Glavâ montrait un flair plus sûr des bêtes. Pendant son enfance, elle avait appris à jeter la pierre taillée et la sagaie, sa main était précise, ses yeux rapides et sûrs. Chaque jour, elle apportait de la chair fraîche pour le feu du soir.

Comme elles passaient presque toutes leurs journées dans le canot, elles évitaient les ours, les lions et les léopards. Le soir, elles cherchaient un roc en surplomb ou une caverne et, à l’aide du feu, éloignaient les mangeurs de chair. Souvent aussi, elles campaient dans une île du fleuve.

Quand l’île était giboyeuse, elles s’y reposaient pendant deux ou trois jours, encore qu’il fallût craindre les grands hydrosauriens…

Elles avaient fabriqué des sagaies, deux massues, deux épieux qui, moins bien faits que les armes taillées par les guerriers, toutefois, étaient efficaces. Glavâ les avait dégrossis ; Amhao, plus patiente, les amenuisait avec une minutie inlassable.

Ainsi, chaque jour, elles devenaient plus aptes à combattre : l’énergie et l’audace de Glavâ accroissaient le courage de l’aînée qui, docilement, s’exerçait au lancement des traits et des cailloux.

À peine si elles craignaient encore la panthère, le léopard ou l’hyène, mais, lorsqu’elles entendaient le tonnerre d’un rugissement, la voix rauque du tigre, ou le grognement rugueux de l’ours gris, dévorateurs de la steppe et de la forêt, elles concevaient leur faiblesse. Aux temps où les cavernes humaines étaient leur refuge, la force des guerriers les enveloppait : la tribu bravait les mangeurs de chair…

Ces souvenirs s’élevaient plus forts quand les flots de l’ombre fusaient sur le monde, que des formes équivoques erraient autour du feu, que les astres mêmes apparaissaient menaçants. Amhao soupirait, songeant à Tsaouhm, son maître, par qui elle avait conçu :

— Tsaouhm est fort ! murmurait-elle.

À cette plainte, qui la pénétrait subtilement, l’audace et la colère tremblaient dans la poitrine de Glavâ :

— Amhao oublie qu’elle devait mourir ! grondait-elle. Depuis longtemps son sang aurait séché sur les rocs ! Les Tzoh sont pires que le tigre et le lion !


Un soir qu’il avait faim, l’ours gris s’arrêta devant le fleuve. Depuis la veille, les bêtes astucieuses dépistaient sa pesante émanation : en vain s’était-il terré parmi les rocs, accroupi dans la broussaille, mêlé aux longues herbes : le saïga, le cerf élaphe, l’antilope, le mouflon, l’ægagre discernaient ses effluves parmi celles des feuillages, des herbes, des terres lourdes et des aromates.

Sa fureur, attisée par la faim, ne cessait de s’accroître et son âme opaque, bourrue, haineuse, s’indignait contre les ruses ou l’agilité de la proie.

Devant la flamme, il ouvrait au large une gueule grognante, et quand il secouait les pattes, ses énormes griffes cliquetaient. Les yeux, féroces et vigilants, luisaient de convoitise à la vue des deux femmes. Sa peau l’enveloppait avec ampleur, en formant des plis lourds sur la poitrine ; chacun de ses mouvements révélait une force flexible ; l’habitude de vaincre lui imprimait on ne sait quel formidable prestige.

Tantôt, il rôdait le long du feu, tantôt il s’arrêtait, oscillant, béant et exaspéré… Un roc concave abritait les femmes ; le feu formait la corde d’un arc de pierre que le fauve pouvait franchir d’un bond, mais cette palpitation mystérieuse le remplissait de méfiance. Quand il approchait, l’éblouissement entrefermait ses paupières, une chaleur redoutable menaçait ses narines.

Glavâ, ayant clos les hiatus, entretenait une flamme vive avec des brindilles. Chaque fois que le monstre s’avançait, elle tendait une branche résineuse, dont le bout flambait… Alors, sidéré, il rauquait en montrant ses canines aiguës.

Des étoiles s’épanouirent et d’autres sombrèrent : la brute opiniâtre était toujours là, et les femmes, avec angoisse, voyaient décroître l’amas de branchages, péniblement amassé au crépuscule. Quoiqu’elles nourrissent le feu avec parcimonie, il devait mourir avant que l’Étoile rouge n’atteignît le bas du ciel.

Alors, leur chair saignerait entre les mâchoires du carnivore…

Par intervalles, Glavâ agitait la sagaie, mais sachant que l’arme ne pénétrerait pas jusqu’au cœur de l’ours et qu’une blessure déchaînerait une fureur aveugle, elle se gardait de lancer l’arme.

Il n’y eut plus de bois ; les dernières flammes baissèrent, les braises cramoisies s’assombrirent et les dents d’Amhao s’entre-choquaient d’épouvante.

Glavâ se préparait à un combat suprême…

Masse colossale dans la pénombre, l’ours s’avança… Depuis un moment, à la droite des roches, on entendait hurler et glapir. Le murmure s’enfla. Un animal de haute stature surgit, qui trottait en boitant et l’ours, ses narines ouvertes aux effluves, reconnut le cheval…

Des blessures à la jambe ralentissaient la course du fugitif, qui avait à peine franchi cent coudées, lorsque deux grands loups parurent, puis trois autres, puis la horde des chacals…

Avec un grognement joyeux, l’ours prit son élan. Saisi d’une épouvante immense, le cheval s’arrêta, tourna la tête, et vit les cinq loups qui barraient la route à l’Orient, tandis que les rochers et l’ours défendaient le couchant.


Le cheval tourbillonna et s’enfuit vers le sud, suivi par l’ours aux enjambées oscillantes, lourdes et véloces, par les loups, furieux d’inquiétude, mais soutenus par une espérance obscure ; la bête traquée, rougissant la piste de son sang, perdait continuellement du terrain ; sa jambe blessée se mourait, froide, douloureuse qui entravait la course… Et tout autour, les vies avides voulaient engloutir cette vie terrifiée…

Bientôt, l’ours étant si proche que les loups hurlent leur déconvenue, l’herbivore ne voit plus que les gueules dévorantes. Tantôt encore, l’étendue était là, la savane enivrante, où, si longtemps, par son flair et sa vélocité, il a fui le péril carnivore. Maintenant, l’espace tient entre ces bêtes faméliques et le cheval, lourd comme le roc, inerte comme l’arbre, s’abandonne avec une plainte sinistre : l’ours lui fend la gorge ; le sang déferle sur le poil rouge ; un loup, plus hardi que les autres, attaque à l’arrière.

Quelque vague rêverie passa dans les yeux obscurs, l’image de l’étendue s’effaça, et l’ours, avec des grognements, pour tenir les rôdeurs à distance, commença de boire et de manger l’agonisant ; la vie qui quittait le cheval rentrait à grandes ondes dans son vainqueur. Tout autour, les loups, les chiens, les chacals, l’hyène attendaient que la bête souveraine abandonnât ses restes aux ventres insatiables.


Cette nuit farouche rendit les femmes plus prudentes encore. Quand le gîte n’était pas sûr, elles renversaient le canot et cet abri déconcertait l’intelligence grossière des fauves. Entre la terre et les bords, des interstices permettaient de piquer les mufles qui flairaient ou les pattes qui fouissaient : mystérieusement blessées par un ennemi invisible, les bêtes battaient en retraite : Glavâ et Amhao évitaient de darder trop vivement la sagaie, afin de ne pas exaspérer les grands carnivores…

Presque toujours, ce n’étaient que des loups, des hyènes, des chacals. Une fois le tigre vint et deux fois le lion ; ils ne s’attardèrent point, soit par défiance, soit parce que d’autres proies les sollicitaient… Souvent aussi, bien cachées dans un fourré, parmi des épines, les fugitives évitaient la visite des rôdeurs.

À mesure qu’elles s’éloignaient de la tribu, leurs haltes se prolongèrent. Elles fabriquaient des pieux, à l’exemple des Tzoh, et s’en servaient pour hérisser leur retraite. Dans les îlots, la sécurité était presque parfaite ; parfois, elles se glissaient dans les fissures trop étroites pour livrer passage aux grands carnivores et, quand elles découvraient une caverne vide, facile à barricader, elles y passaient plusieurs jours.


Une lune après leur départ, les femmes jugèrent qu’elles étaient assez loin de la tribu pour s’arrêter durablement. Il fallait une terre giboyeuse et féconde, un gîte à l’abri des fauves et des météores, la proximité du fleuve. Elles cherchèrent plusieurs jours. Un matin, dans une roche de granit, à quatre coudées du sol, elles discernèrent une fissure assez large pour laisser entrer un homme, un grand loup ou un léopard. Une surface lisse la séparait du sol ; elle était inaccessible à la plupart des bêtes sans ailes ; même une panthère n’y devait pas atteindre facilement.

Glavâ grimpa sur les épaules de sa sœur. Avant de s’engager dans la fissure, elle regarda, flaira et ne sentit que l’odeur des chiroptères… Alors, courbée, elle avança. Une faible lueur tomba de la voûte, la fissure s’élargit jusqu’à former une caverne où pouvaient s’abriter plusieurs humains. La lumière pénétrait par une fente verticale, qui se prolongeait jusqu’au sommet du roc.

Glavâ, pourvue de quelques rameaux secs, alluma un feu qui flamba rapidement ; elle vit alors que la voûte s’élevait à cinq ou six coudées ; le refuge était favorable…

La fille des Rocs sortit de la caverne et retrouva sa compagne :

— Amhao et Glavâ se reposeront ici ! dit-elle. L’entrée de la caverne est trop haute pour les loups… trop étroite pour le lion, le tigre et le grand ours… Des pieux et des pierres la défendront contre la panthère.


Pendant une demi-lunaison, leur vie fut aussi sûre que si elles avaient vécu sous la protection des guerriers, car elles ne sortaient que le jour, après avoir épié l’espace. Les grands félins dormaient. Elles ne découvrirent aucune trace de l’ours gris ni des hommes.

Il y avait abondance de bêtes et de plantes. En allumant le feu sous la fente verticale, aucune fumée n’infectait le refuge. La ruse et l’adresse des femmes s’accroissaient chaque jour ; Glavâ surtout pressentait le danger, d’un flair presque pareil à celui des chacals. Quand elle collait son oreille contre le sol, elle discernait les bruits les plus légers ; sa vue, à grande distance, lui dénonçait les êtres et elle les reconnaissait, pour la plupart, rien qu’à leur allure… Chaque jour, elle perfectionnait ses pièges, tandis qu’Amhao construisait mieux les armes et les outils. Pourvue de sagaies aiguës, d’une massue à nœuds, d’un harpon, Glavâ vivait avec une audace bien tranquille et son courage enhardissait Amhao.

Elles eurent à foison la chair des bêtes qui vivent sur la terre et dans les eaux, les châtaignes, les faînes, les noix, les racines et les champignons. L’herbe, les feuilles sèches et les fourrures charmaient leur sommeil. Amhao préparait les vêtements pour l’hiver et la tranquillité eût été profonde si l’aînée n’avait connu cette inquiétude qui, même loin du péril, saisit les femmes seules.

Elle regrettait Tsaouhm pour qui on avait brisé ses dents canines ; rude mais non féroce, il montrait des douceurs subites et partageait avec elle le rêve obscur des genèses…

Des scènes précisaient la mélancolie de la jeune femme ; la nostalgie du pays des Rocs ressuscitait d’autres scènes : quoique les femmes fussent mal nourries, des restes de l’homme, Amhao songeait avec un regret trouble aux grands feux où rôtissaient les saïgas, les antilopes, les aurochs, les mouflons, les outardes ou les sarcelles, aux palabres des femmes, et même aux travaux cruels qui suivaient les grandes chasses.

Glavâ songeait moins à la vie ancienne. L’avenir montait devant elle. L’instinct de l’espèce, encore indéterminé, se reportait sur la terre neuve, l’ardeur d’une découverte continue éteignait le souvenir des Rocs. Pourtant, certains jours, elle subissait la douceur rétrospective, elle revoyait les cavernes natales. C’était bref. La haine du vieux Urm, l’horreur des sacrifices, la crainte d’avoir les canines rompues pour Kzahm à l’odeur de chacal lui emplissaient la poitrine de colère.


Un matin, Glavâ examinait la pirogue, cachée dans un fourré, à cent coudées du fleuve. Avec Amhao, elle avait réparé les fissures et construit des rames nouvelles. Elles s’en servaient pour atteindre les îles ou l’autre rive.

C’était une embarcation longue, qui fendait facilement le courant ; Glavâ avait conçu pour elle un attachement indéfinissable. Parce qu’elle portait les fugitives et suivait le courant du fleuve, parce qu’elle leur évitait de rudes fatigues et de grands périls, parce qu’elle avait souvent été leur unique refuge, elle la douait d’une sorte de vie. Et, presque chaque jour, elle venait voir si la pirogue était intacte…

Avant de sortir du buisson, Glavâ s’arrêta, voulant s’assurer qu’aucun rôdeur n’était proche. Elle aspira les effluves, explora l’ambiance de son œil agile et colla son oreille contre un frêne…

Des pas faisaient frémir l’arbre : tout de suite, elle sut que ce n’étaient pas des pas de quadrupèdes ni d’oiseaux…

Le rythme, appesanti, dénonçait quelque créature verticale, chargée d’un fardeau et Glavâ, songeant que c’était Amhao avec l’enfant, fut d’abord rassurée. Puis, l’inquiétude mordit. Pourquoi Amhao était-elle près du fleuve ? Ne devait-elle pas attendre le retour de la chasseresse ?

Glavâ se glissa silencieusement hors du fourré. Le bois finissait à gauche, où s’entendaient les pas et Amhao fut visible. Elle marchait à petite distance de l’orée, de façon à pouvoir épier la savane sans être visible… Elle ne vit sa sœur que quand elle fut proche…

— Pourquoi Amhao a-t-elle quitté la caverne ?

— Amhao cherchait Glavâ.

Elles se regardèrent. Un trouble violent cendrait la face d’Amhao et ses lèvres étaient pâles.

— Amhao a vu des Tzoh ! dit-elle.

— Des Tzoh ! répéta Glavâ, consternée.

Amhao montra les cinq doigts de la main droite et l’index de la main gauche.

— Amhao les a reconnus ?

— Il y avait Kamr, fils de l’Hyène… Ouaro… Tohr…

— Ont-ils vus Amhao ?

— Ils étaient loin, ils se dirigeaient vers le roc… Le marécage les a arrêtés et ils ont disparu dans les bois. Alors, je suis descendue, j’ai tourné le roc et j’ai traversé les buissons…

— Amhao a-t-elle caché la branche ?

— Oui.

Glavâ secoua la tête. De nouveau, elle sonda l’étendue.

— Il faut atteindre l’île pour nous cacher.

Suivie par Amhao, elle retourna vers la pirogue.

Elles transportèrent l’embarcation jusqu’à l’orée. L’herbe était haute, la rive déserte et le roc était invisible : les deux femmes ne pouvaient être aperçues que par des hommes qui suivraient la rive ou se trouveraient à l’autre bord.

Quand elles furent dans le canot, elles s’éloignèrent peu de la berge. Le courant emportait l’esquif, lentement, mais elles accélérèrent sa marche.

Glavâ se demandait si les Tzoh s’étaient arrêtés près du roc. Même alors, ils ne devaient guère soupçonner que la fissure s’ouvrait sur une caverne habitée, et, au matin, pourquoi auraient-ils désiré un abri ? Ensuite, cherchant à deviner le motif de leur présence, elle rejeta l’idée qu’ils poursuivaient les fugitives ou que la chasse les eût menés à une telle distance. Il ne s’agissait pas non plus d’une émigration, car les Tzoh ne se déplaçaient que vers les terres rocheuses.

Des souvenirs bondirent comme des sauterelles dans l’herbe : Glavâ et Amhao n’étaient-elles pas les descendantes d’une étrangère ?… En trouvant les cavernes écroulées et la plupart des femmes mortes, les Tzoh avaient dû vouloir les femmes des Lacs Verts ou du Fleuve bleu…


Le canot continuait à glisser sur les eaux tranquilles et le fleuve était si large qu’on ne discernait plus l’autre rive… Puis, l’île parut, étroite, longue, où pullulait le végétal. Une vie séculaire avait dressé les troncs des peupliers noirs et des sycomores ; des saules plus épais que les hippopotames jaillissaient des roseaux ; la palpitation des trembles évoquait des vols d’insectes prodigieux, les buissons multipliaient les vies sournoises et vénéneuses…

Avant de s’écarter du rivage, Glavâ épia longuement la savane : comme aucune forme verticale n’y apparaissait, elles se dirigèrent à force de rames vers l’île et s’arrêtèrent devant un promontoire stérile, à la base duquel se creusait une anse. Elles débarquèrent rapidement et, cachées dans les broussailles, elles attendirent.

Rien ne révéla la présence des hommes : le mufle hideux d’un hippopotame, les écailles d’un saurien, la carapace d’une tortue, le vol d’un héron ou, sur la rive, l’apparition d’un élaphe, d’un rhinocéros, d’une antilope, attiraient un instant l’attention des femmes…

Subitement, Glavâ tressauta : les créatures verticales venaient de paraître ! D’abord confuses, elles se précisèrent à mesure et les fugitives reconnurent des hommes de leur clan, parmi lesquels Glavâ, la première, discerna Kzahm à la tête d’aurochs.

— Des femmes ! exclama Amhao.

Elles suivaient la première bande des guerriers. D’une race étrangère, le visage moins basané que les Tzoh, les cheveux parfois de la couleur des feuilles d’automne, jaunes ou rousses, elles ressemblaient à Glavâ…

— Elles viennent des Lacs Verts ou du Fleuve Bleu ! dit la fille de Wôkr, et prendront la place de celles que la montagne a tuées…

Une jalousie obscure palpitait dans la chair d’Amhao, tandis que, se retrouvant en elles, Glavâ plaignait les captives, surtout celles qui seraient asservies au chef à l’odeur de chacal.

Le visage d’Amhao fut couleur de cendre : parmi les hommes de l’arrière-garde, elle revoyait Ouaro, Tohr et les autres guerriers qui l’avaient épouvantée.

Le chef les interrogea, tous firent halte. Par intervalles, ils observaient le fleuve et leurs regards s’arrêtaient longuement sur l’île… À la fin, Kzahm, fils du Sanglier Noir, donna des ordres et les porteurs de pirogue s’avancèrent…

Deux embarcations furent mises à l’eau et se dirigèrent vers l’île.

— Les Tzoh suivent notre piste ! gémit Amhao.

— Non !… Ils veulent connaître l’île… et peut-être y camper…

— Il faut fuir !

L’âme serve de la femme tremblait en Amhao et elle se souvenait convulsivement des lois du Roc et de la vengeance des Vies Cachées…

Glavâ hésitait. L’île était vaste, pleine de retraites profondes, mais le flair des Tzoh apparaissait redoutable : l’indice le plus léger dénoncerait les fugitives… Surtout la pirogue, amarrée dans le havre, ensemble trahissait la présence humaine et révélerait celles qui avaient enfreint le commandement des Vies Cachées…

— Amhao et Glavâ fuiront ! dit-elle.

Le havre, situé derrière la proue de l’île, était invisible aux arrivants…

Suivie de son aînée, Glavâ rampa jusqu’au canot, démarra rapidement et silla le long de l’île, sous les grands saules blancs. Si les Tzoh avaient atterri vers la pointe méridionale, ils eussent vu s’embarquer les fugitives. Mais ils s’arrêtèrent vers le centre, où l’île s’élargissait considérablement, où des végétaux épais et hostiles barraient la route.

Lorsque les femmes atteignirent la pointe septentrionale, le fleuve s’étendait, immense et fourmillant de vies voraces : l’espace fut là, où la barque devenait visible et, les femmes cessant de ramer, songeaient à la tribu inexorable, aux supplices mystérieux, aux flammes où palpiterait leur chair.

Glavâ se glisse parmi les plantes fiévreuses où grouillent les bêtes aux chairs froides, les écailles, les élytres, les gueules dévorantes, les suçoirs perfides, et les dents vénéneuses, tortues, serpents, batraciens, myriapodes, araignées géantes, carabes d’émeraude, vers gluants, nuées de némocères ; un jeune hippopotame presque rose, s’effare et plonge dans la vase, un saurien dresse sa gueule écailleuse, un crapaud s’évade pesamment, tandis que des oiseaux de lazulite et de rubis étincellent à la cime des arbres…

Elle écoute, elle épie à travers les lianes, les canots qui continuent à se diriger vers l’île, elle entend les voix de ceux qui ont débarqué. Mais aucune arrière-garde Tzoh ne surgit sur la savane. En obliquant vers l’autre rive, elles seront quelque temps encore invisibles.

— Amhao et Glavâ continueront à fuir ! dit-elle à sa compagne.

Elles repartent sur le fleuve énorme, en se dirigeant vers la gauche où, à dix mille coudées, le fleuve tourne : si elles parviennent jusque-là, invisibles, elles seront sauvées…

Mordant à chaque brassée sur l’étendue, elles s’efforcent désespérément et l’île ne révèle aucune présence dans la zone dangereuse…

Le tournant ! Déjà le canot frôle la rive gauche : encore mille coudées, cinq cents coudées, et les voici sous les ramures penchantes… Alors, épuisées, elles soupirent, elles se regardent avec la tendresse née aux jours évanouis et la tendresse des heures terribles de leur exode…


Kamr, fils de l’Hyène, parvenu à l’autre bord de l’île, explorait la face des eaux. Son œil agile discerna la face monstrueuse d’un hippopotame, émergée sous les branches flottantes, et, loin, une chose longue qui suivait la rive gauche. Il ne tarda pas à reconnaître une pirogue, montée par deux humains imprécis : sans soupçonner que ce fussent des femmes, il donna l’alarme.

Plusieurs accoururent, parmi lesquels Kzahm, le Sanglier Noir, et virent disparaître l’embarcation au tournant du fleuve.

Parce qu’il faut toujours redouter les pièges, Kzahm ordonna la poursuite, défendant toutefois de la continuer pendant plus d’un quart de journée, et recommandant de battre en retraite si d’autres canots paraissaient ou si des hommes se montraient sur les rives…

Douze guerriers, agiles et bons rameurs, s’embarquèrent sur deux pirogues : Kzahm comptait qu’ils gagneraient de vitesse l’embarcation mystérieuse et recommanda, si c’était possible, de ramener vivants les êtres inconnus…

Quand les embarcations furent parties, le chef demeura soucieux : étaient-ce les guerriers du Fleuve Bleu ou des Lacs Verts, ou seulement des rôdeurs solitaires ? Une crainte obscure erra dans le crâne opaque, mais qu’il dédaignait : ne commandait-il pas à cent guerriers, tandis que le clan du Fleuve Bleu en réunissait à peine soixante ?

Ceux des Lacs Verts, en groupes épars, chassaient sur des territoires très lointains : pour qu’ils fissent bloc de leurs forces, il aurait fallu la guerre… Aucune guerre, depuis deux générations, n’avait entre-choqué les Hommes des Rocs et ceux des Lacs Verts.

Parce que le chef doit être ensemble très brave et très prudent, le Sanglier Noir détacha des éclaireurs sur les deux rives.

Le canot de Glavâ et d’Amhao continuait à descendre le fleuve. Lasses, les deux femmes ne ramaient guère, et la marche du courant était lente…

Tout semblait paisible. Sur la vaste face des eaux, ni sur les rives, on n’apercevait aucune trace de l’effroyable bête verticale. Mais les fugitives ne se rassuraient guère : l’image des Tzoh les poursuivait comme une réalité implacable… Ni le Sanglier Noir ni les guerriers ne leur feraient grâce, ni même l’homme avec qui Amhao avait perpétué la race et qui l’abattrait de la massue ou la percerait de la sagaie, si on ne la réservait pas pour être livrée au feu, afin d’apaiser la colère des Vies Cachées…

Cependant, à mesure que coulait le temps, une espérance croissait au sein de l’angoisse : elles reprirent les rames et se remirent à accroître la distance…

Glavâ poussa un cri sourd, Amhao une plainte ; l’espérance se rapetissa, la détresse grandit comme l’ombre des peupliers noirs : une pirogue était apparue au détour de la rive.

Alors, les deux femmes se connurent aussi chétives que les némocères qui bourdonnaient sur la rive — et Amhao, sidérée, laissa flotter les rames. Son âme s’abandonnait ; elle fut prête à céder au destin carnivore, elle reconnut la puissance des Tzoh et des Vies Cachées.

— Nous ne pourrons plus leur échapper ! gémit-elle. Amhao doit mourir…

Un instant, l’amère défaillance courba le front de Glavâ, mais l’énergie vivait en elle, avec l’audace, avec le besoin opiniâtre d’épuiser les ressources de son être avant de céder aux hommes ou aux circonstances.

— Amhao et Glavâ mourront si elles sont prises ! gronda-t-elle. Elles ne le sont pas…

— Vois ! s’écria Amhao.

Un deuxième canot venait d’apparaître.

— N’avons-nous pas échappé à Urm, au léopard et à l’ours ? dit rudement Glavâ.

Elle regarda Amhao avec une résolution tendre, et Amhao, dominée, ressaisit les rames…

Ce fut une lutte dure et misérable ; les pirogues de la poursuite, plus rapides et manœuvrées par des bras musculeux, dévoraient la distance : Glavâ vit ses chances décroître à chaque mouvement. À la fin, les Tzoh discernèrent nettement les fugitives : une clameur s’éleva, clameur furieuse, insultante et vindicative.

— Les Tzoh nous ont reconnues ! gémit Amhao.

Elles eurent un répit : les rives se resserrèrent ; le courant s’accéléra et le canot fugitif reprit une avance qui devait décroître dès que les Tzoh auraient atteint la zone d’accélération.

Trois îles parurent, inégales. La pirogue des femmes se glissa entre la première île et la rive gauche : dans ce chenal relativement étroit, les eaux roulaient impétueusement et Glavâ eut la sensation d’une victoire, puis, le fleuve s’élargissant, la rive gauche s’abaissa, les eaux s’obstruèrent de roseaux, d’algues et de plantes chevelues… Il fallut dériver vers la rive droite.

Pendant un temps indéterminable, rien ne se montra entre les îles laissées en arrière, mais si Glavâ gardait son énergie, la force d’Amhao décroissait lamentablement.

Les pirogues des Tzoh reparurent. L’une d’elles se lança directement à la poursuite, la seconde suivit la rive gauche d’aussi près que le permettait l’enchevêtrement végétal, dans le but de couper la retraite aux fugitives. C’était la plus rapide et sa manœuvre lui permit de suivre une diagonale qui devait la mener devant le canot des deux femmes…

Glavâ alors prit la direction de la rive droite. Mais déjà, très lasse et Amhao défaillante, elle n’espérait plus la délivrance : tout allait finir, ce long exode, tant de courage, tant d’épreuves, tant de périls évités, les ramenaient au départ, et le supplice serait plus terrible.

Les Tzoh connaissaient le suicide ; Glavâ dit à sa compagne :

— Amhao et Glavâ peuvent encore atteindre la rive et là, si Amhao le veut, elles périront…

Amhao jeta un long regard, chargé de douleur, vers la rive du fleuve, puis sur son enfant et Glavâ reprit :

— Si nous nous jetons dans le fleuve, les Tzoh nous en retireront, et pour nous percer avec la sagaie, là-bas, nos mains seront plus fermes.

En outre, un instinct profond la poussait à persister jusqu’au moment où il n’y aurait plus qu’à éviter la torture et la mort lente par la mort rapide.

La rive s’élevait âprement, rive de rocs, de murailles rousses, d’échancrures rugueuses… Au moment d’aborder, Glavâ baissa la tête et ses larmes jaillirent. L’amour de la vie bondit dans son jeune corps plein de sève, des souvenirs immenses s’étendirent, des événements perdus dans la nuit de la conscience, des douceurs aussi profondes que le matin sur la savane, l’histoire merveilleuse des herbes, des forêts, des bêtes hideuses ou belles, craintives ou féroces… Ce matin encore, l’étendue était libre où Glavâ et Amhao goûtaient la joie de respirer et l’ivresse de se mouvoir.

L’embarcation heurta la rive.

À trois cents coudées apparaissait le premier canot des Tzoh ; l’autre arrivait obliquement… Amhao, poussant une faible plainte, saisit avec passion son petit enfant. Elle aussi aimait la vie, d’une manière plus lente, plus inerte, presque rêveuse, et pourtant ineffablement…

— Qu’Amhao descende d’abord…

Docile, les yeux pleins de larmes, Amhao débarqua, et Glavâ, saisissant sa hache et ses sagaies, sentit en elle, à l’effroi de la mort se joindre l’ardeur de combattre.

Elle cria :

— Les Tzoh sont des vainqueurs immondes et sans courage !

Des rires insultants retentirent et un guerrier répondit :

— Les Vies Cachées attendent les filles de Wôkr pour les dévorer !

Glavâ sut que les dernières minutes étaient venues et elle dit avec douceur :

— Amhao est-elle prête ?

Le premier canot n’était plus qu’à cent coudées. Alors, une voix retentissante s’éleva ; une flèche passa sur les eaux et frappa un Tzoh à la gorge ; un loup hurla, des chiens aboyèrent…

Effarés, les Hommes des Rocs cessèrent de ramer, mais une seconde flèche frappa l’épaule d’un guerrier et la voix s’éleva encore, haute comme le mugissement de l’aurochs.

Les Tzoh étaient braves, mais la loi des forêts et des savanes ordonne la prudence : devant l’ennemi invisible, les deux canots rétrogradèrent…

Tremblantes d’espérance et de crainte, les deux femmes épiaient les rocs : une tête surgit, jeune et couverte de cheveux fauves, qui ne ressemblait pas aux têtes des guerriers Tzoh…

Puis, on vit un enfant se glisser parmi les anfractuosités du granit et montrer le sommet de la falaise en prononçant des paroles, obscures pour les deux femmes, mais que ses gestes commentaient : les hommes cachés étaient amis…

Par d’autres gestes, il indiqua que la pirogue devait continuer à descendre le courant ; il ne put, malgré des signes multiples, faire comprendre pourquoi.

À la vue de l’enfant, les Tzoh parurent vouloir revenir vers la rive, mais deux cris retentissants, l’un qui décelait une voix profonde et l’autre une voix aiguë, les dissuadèrent…

— Les filles de Wôhr doivent obéir ! fit Glavâ. Les hommes cachés sont des amis !

Elle n’en était pas très sûre, mais son âme belliqueuse concevait la nécessité de prendre parti et elle ressaisit les rames.

Le canot recommença de filer vers l’aval, suivi à deux portées de flèches, par les pirogues des Tzoh.

L’enfant disparu, rien ne décelait la présence d’autres humains que les fugitives et les Tzoh ; par intermittences, ceux-ci injuriaient l’ennemi invisible… L’homme frappé à la gorge gisait au fond de la pirogue, celui qui avait reçu une flèche à l’épaule ne parvenait pas à étancher le sang qui coulait de sa blessure…

La passion de vivre, une espérance farouche ranimant Glavâ et Amhao, elles ramaient avec acharnement, sans s’éloigner de l’âpre rive, qui n’était plus qu’une haute falaise, creusée de cavernes, où nichaient les aigles, les rapaces nocturnes et les chiroptères… Elle s’infléchit, elle découvrit un défilé noir où l’eau s’engouffrait avec la vitesse des torrents et une voix violente interpella les deux femmes.

Alors, elles virent un homme, deux chiens, un loup et l’enfant qui dévalaient vertigineusement… Amhao, d’épouvante, lâcha les rames, mais Glavâ ne se troubla point…

La stature de l’homme dépassait en hauteur celle de Kzahm, le Sanglier Noir, mais elle était moins trapue et plus flexible. La face se révéla jeune, le crâne en carène, les yeux de la couleur du fleuve, avec des reflets de jade.

L’homme fit rapidement quelques signes et montra les Tzoh avec un geste de menace ; Glavâ se dirigea sans hésiter vers la rive. En un éclair, l’homme, les bêtes et l’enfant s’établirent dans la pirogue.

Et l’étranger dit :

— Les Tzoh ont pris les femmes des Ougmar ! Helgvor amènera des guerriers pour exterminer les ravisseurs.

Il tenait déjà les rames d’Amhao ; un instinct sûr l’avertissait qu’elle était plus faible et plus irrésolue que sa compagne, et il lança la barque vers les eaux impétueuses qui roulaient dans le gouffre.

Toute méfiance avait quitté Glavâ : ce guerrier au visage moins opaque que ceux des Tzoh — et à qui elle-même ressemblait — au teint presque clair, aux membres agiles, lui plaisait mieux que les hommes de sa tribu. Elle était résolue à lui obéir et à le seconder.

Les eaux happèrent la pirogue et la précipitèrent dans le détroit, où la rapidité du courant égalait celle d’un homme au galop. D’abord les poursuivants ne comprirent pas la manœuvre mais, se rapprochant, ceux de la première pirogue virent dévaler la barque fugitive dans la pénombre… Les guerriers devinèrent que l’étranger qui fuyait avec Glavâ et Amhao n’avait pas d’autre compagnon que l’enfant et les bêtes…

— Les Tzoh poursuivront le canot ! déclara un guerrier aux épaules épaisses.

Les autres, voyant les deux blessés, hésitaient et l’un d’eux demanda :

— D’autres guerriers ne sont-ils pas cachés parmi les rocs ?

Les hommes de la seconde pirogue, qui arrivaient à proximité, entendirent ces paroles. L’un d’eux, Kamr, fils de l’Hyène, ricana :

— S’il y avait d’autres guerriers, Amhao et Glavâ n’auraient pas fui ! Douze Tzoh reculeront-ils devant un homme et deux femmes ?

— Deux guerriers sont blessés et Kzahm a ordonné la prudence.

Le fils de l’Hyène riait dédaigneusement. Sa force égalait celle du Sanglier Noir et, sournoisement, il recherchait la domination.

— Kzahm nous a-t-il ordonné d’être lâches ?… Que deux guerriers suivent Kamr sur la rive. Si la rive est déserte d’hommes, les Tzoh poursuivront Glavâ et Amhao.

Il avait pris la voix d’un chef et il l’était. Sa pirogue s’orienta vers la rive, où il débarqua rapidement avec deux compagnons. Ils ne découvrirent aucune présence humaine parmi les rocs ni sur les savanes et la plupart des Tzoh furent convaincus : des guerriers embusqués n’auraient-ils pas lancé des sagaies ou des flèches ?

— Les Tzoh poursuivront le canot ! dit alors Kamr.

Mais le chef de la première pirogue refusa :

— Kzahm sera mécontent et punira Kamr.

— Kzahm ne punira pas six guerriers qui en poursuivent un seul… et les hommes du Clan Rouge ne sont pas ses esclaves !

Ceux du second canot appartenaient à ce clan, redoutable par son courage et son esprit de révolte : Kzahm était contraint de le ménager.

— Les femmes perdent les jours en paroles, reprit-il avec arrogance. Que les langues se taisent ; les guerriers veulent combattre !

D’un geste violent, il saisit les rames et engagea le canot dans le rapide. La violence du courant était telle qu’il devint dangereux d’accroître la vitesse acquise ; les six hommes se bornèrent à se maintenir à égale distance des rives rocheuses. Par intervalles, un remous étreignait brutalement le canot, mais les Tzoh, accoutumés à l’eau et à ses pièges, ne se troublaient point. Kamr cherchait en vain à découvrir les fugitifs : l’avance de Helgvor était trop grande…

Opiniâtre, le guerrier ne se décourageait point et, parce qu’aucune attaque ne s’esquissait sur les rives (assez proches pour que l’ennemi caché dans les rocs pût accabler l’esquif de sagaies et de flèches), il était plus sûr de n’avoir affaire qu’à un seul combattant.

Les falaises, peu à peu, s’abaissèrent ; elles ne furent plus qu’une ligne de roches basses, puis elles s’enfoncèrent, et le fleuve reparut immense. On naviguait dans une eau paisible ; on apercevait, sur la rive droite, une savane où les Tzoh ravisseurs avaient passé ; sur la rive gauche, une forêt vierge… En pleine eau, la pirogue fut à l’abri d’une surprise, et Kamr, triomphant, aspirait l’étendue et cherchait la trace des fugitifs…

Rien n’apparaissait sur le fleuve géant…