Paul Ollendorff (p. 285-305).

XIII

ILLUMINATIONS


Taïko-Fidé, songeant aux paroles de Valterre, descendait l’avenue des Champs-Élysées, en proie à une tristesse désespérée, et, de temps à autre, machinalement, il répétait le mot qui résumait tous ses désirs passés, toutes ses souffrances actuelles : Paris !… Paris !… La mélancolie railleuse du vicomte le décourageait. Il fallait vraiment que la lutte contre la grande vie fût bien rude et bien implacable, pour que de tels tempéraments pussent être vaincus.

Dans l’avenue, étaient un charme, une douceur de renouveau qui amollissaient sa douleur et la fondaient en un attendrissement abattu. Le soleil chlorotique, perçant avec peine les brouillards, épandait sur les allées ses lueurs affaiblies, et, dans l’air mal mélangé se succédaient des zones froides, restes de l’hiver, et des tiédeurs humides de serre-chaude, annonçant le printemps prochain. Le vent ne soufflait pas et pourtant, les pointes encore rigides des marronniers frissonnaient, agitant leurs bourgeons, comme mues par la poussée active de la sève. Cette journée de froid sec succédant à une semaine pluvieuse, les promeneurs avaient envahi les Champs-Élysées. Toute la nursery patricienne des hôtels voisins prenait ses ébats : sur les chaises, des bandes de nourrices aux bonnets blancs, aux larges rubans de couleurs voyantes, jacassaient entre-elles et, tout autour, les petites filles échangeaient des saluts demi-cérémonieux, bienséants, avant de jouer à la toupie, tandis que les marmots plus jeunes, moins imbus de politesse aristocratique, grattaient la terre à pleines mains et se versaient très joyeusement du sable dans les oreilles. Sous la surveillance inquiète des mères, les bonnes, de nationalités diverses, interpellaient vivement les petits en des langages cacophoniques, et de nombreuses familles britanniques se distinguaient par la roseur des joues, le disgracieux du costume et la raideur du maintien. Autour des baraques, un public de bébés admiratifs et de badauds rangés en cercle, se tordait de rire quand, à l’encontre de toutes les règles sociales, Guignol assommait les gendarmes et rossait le commissaire. Plus loin, dans un renfoncement, derrière le concert des Ambassadeurs, des collégiens et des messieurs graves se montraient des albums où ils avaient collé des timbres-poste oblitérés et faisaient la cote, discutaient sérieusement les prix. Mais la plus grande animation était au milieu de l’avenue, où passait un courant ininterrompu de voitures, jaunes, noires, armoriées, à un cheval, à deux chevaux, tantôt ornées de cochers corrects, tantôt conduites par des collignons à face patibulaire. En passant devant les rosses des fiacres qui trottaillaient péniblement, les bêtes de sang des équipages piaffaient, courbant la tête gracieusement, dansant sur leurs jarrets vigoureux. Au fond des voitures, des gens emmitouflés de fourrures se renversaient dans des attitudes pleines de bien-être. Et tous, équipages et fiacres, pareils à des fourmis noires, semblaient, sur l’avenue en pente, monter à l’assaut de l’Arc-de-Triomphe qui dresse au sommet sa masse imposante, éternellement pensive.

Taïko-Fidé s’était arrêté. Justement, là en face, à la porte du palais de l’Industrie, il avait, pour la première fois entrevu Solange. Alors, il allait risquer sa vie pour Juliette. Depuis, que d’événements se passaient ! Qu’était-elle devenue, Juliette ?… D’ailleurs, que lui importait ? Il ne l’aimait plus. Ce n’était pas elle, dont le souvenir l’emplissait de morne désespérance. Juliette : une histoire finie, enterrée, un caprice tout au plus Cela ne valait même pas un regret. Ce qui le préoccupait, c’était le sort de Solange, sa femme, la compagne qu’il avait définitivement choisie. Avait-il peu de chance, tout de même ? Ils s’aimaient, ils étaient prêts, pour vivre ensemble, à satisfaire à toutes les convenances humaines, et voilà que l’entêtement stupide d’une femme les séparait irrévocablement !

L’attendrissement de Fidé disparaissait. De nouveau pris d’une colère soudaine, il sentait ses poings se crisper en songeant à l’illogisme des choses. Il éprouvait la rage contenue, intense, des gens qui, près d’arriver au but désiré, après des efforts gigantesques, sont arrêtés par un grain de poussière. Mais la persévérance dans une œuvre difficile, l’énergie continue n’étaient point dans le caractère du Japonais. Il retrouva son énervement attendri. Si pourtant cette lettre produite au procès disait vrai, si Solange l’abandonnait, reniant leur amour et leurs rêves de bonheur commun ? Combien ils avaient été sots de revenir en France ! Ah ! s’ils s’étaient enfuis au Japon, ils seraient heureux, maintenant, dans la terre des ancêtres.

Des larmes retenues avec peine lui mouillaient les cils. Les effluves tièdes qui s’échappaient des marronniers, lui donnèrent un grand désir de verdure. Il arrêta une voiture découverte et partit pour le Bois. Renversé sur les coussins, il continuait son rêve, avec une intensité de désir dans laquelle la vision des choses champêtres tenait autant de place que le souvenir de Solange, et se mêlait à lui inséparablement. Il ne souffrait plus, maintenant, il demeurait plongé dans une morbidesse où l’entretenaient la caresse légère du soleil et le rapide défilé des équipages. Les tableaux qu’il voyait n’avaient pas des contours définis, mais ils se composaient tous, comme une obsession, d’eau argentine courant se précipiter de cascatelles en cascatelles, frôlant l’oreille de son murmure et chatouillant l’œil de ses miroitements. Tout autour, au loin, il y avait des étendues vertes, avec un bourdonnement de bêtes minuscules et des taches rouges et blanches de fleurs épanouies. Encore, fuyaient de grandes plaques lumineuses sur lesquelles le soleil étalait ses rayons, et aussi des coins d’ombre où poussaient les mousses fraîches.

Ce n’était pas la première fois que Taïko-Fidé, élevé en pleine campagne, avait cette sorte de vision nostalgique, depuis qu’il vivait enfermé dans les horizons bornés des villes. Il ne savait pourquoi, même, elle lui revenait souvent, l’hiver, sous les engourdissements de la chaleur, auprès du brasier étouffant. Mais jamais elle ne s’était emparée de lui aussi complètement, jamais il n’avait trouvé dans ce rêve simple autant de douceur attendrie.

Arrivé au Bois, il jeta autour de lui un regard inquiet. Hélas ! plus retardataires que les marronniers des Champs-Élysées, les arbres n’avaient point bougé et dressaient vers le ciel leurs rameaux secs. La verdure terne des pelouses semblait faite à grands coups de pinceau et l’eau du lac, immobile, morte, sans un frisson, reflétait comme un miroir la nature encore endormie. Fidé, dépité, se replongea dans ses rêveries : Au fond d’une allée ombreuse où, par-dessus, des arbres séculaires entremêlaient leurs feuilles, il voyait une habitation qui ressemblait au cottage de Greenhouse. Seulement, les toits infléchis du chalet étaient blancs de la fleur des azalées et par-dessus les herbes avoisinantes, des traînées roses, emmêlées, irrégulières, marquaient la place des arbres fruitiers. Dans les nuages, la cime du Fousi-Yama se perdait. À l’autre extrémité de l’allée, serpentait une rivière où des nuées de canards multicolores voletaient en poussant de petits cris joyeux. Il passait sous la voûte assombrie, le bras entourant la taille flexible d’une femme. Mais quelle était donc cette créature qui mettait dans tout son être de chauds désirs et des transports amoureux, qui faisait frissonner sa chair ardemment ?…

Juste à ce moment, une calèche très élégante croisait sa voiture, et, dedans, à côté d’une amie en robe rose bouffante, il reconnut Juliette Saurel. Il ne salua pas, mais elle l’avait remarqué et elle lui envoya un sourire gracieux. Très troublé, le prince ne savait plus bien, maintenant, où s’arrêtait son rêve et où commençait la réalité. Quel hasard lui faisait rencontrer cette femme au moment précis où son imagination la mêlait malgré lui à des songes heureux ? Peu à peu, le froid le saisissant, il se remit, et s’efforça de chasser de son esprit la vision importune. Il pensait à Solange et, retrouvant son sang-froid, pris d’une nouvelle énergie, il se jurait avec une obstination résolue qu’il retrouverait la jeune femme. Mais que faire ? Il n’y avait guère à compter sur le résultat du procès, une nouvelle et décisive entrevue avec Mme de Maubourg ne changerait-elle pas les résolutions de la duchesse ?…

La voiture s’arrêta. Il était arrivé. Joseph lui remit une lettre de son avoué. L’officier ministériel annonçait en style d’affaires, très bref, qu’il avait reçu communication officielle du décès de Mme la princesse Taïko-Fidé et qu’en conséquence, sauf sur la question des intérêts, il n’y avait plus lieu à poursuivre

Le jeune homme demeura quelque temps abasourdi, sans bien comprendre, puis tout à coup,

glissant sur le tapis, il fondit en larmes, s’arrachant les cheveux, grinçant des dents, déchirant ses vêtements avec une rage douloureuse,
 


Lorsque le prince reparut au Young-Club, le lendemain d’un souper excentrique qui avait mis le Tout-Paris dés grues en rumeur, on lui fit une véritable ovation. On le croyait bien, ma foi, perdu, noyé, depuis son histoire avec Mlle de Maubourg. Y avait-il assez longtemps qu’on ne le voyait plus ! Mais c’est égal, il signalait sa rentrée par un coup de maître : Terminer un souper au violon, en chœur — chez Dodieau, disait élégamment Levrault, — pour avoir volé des carottes aux Halles, c’était vraiment inexprimable. Il n’y avait que le prince Ko-Ko pour inventer ces choses-là. C’est les femmes qui devaient faire un nez !

Fidé, très gai, se laissait féliciter. On le remettait au courant de la Grande Vie, on avait des stupeurs, en constatant son ignorance des événements : Ah ! c’est vrai, son affaire… Eh bien ! il y avait rudement du changement. Lucy s’était mariée, sérieusement, avec un Américain riche et religieux. Le dîner d’adieu avait été dans une jolie note. Par exemple, ça ne pouvait se raconter qu’à l’oreille… Partisane, devenu très faubourg Saint-Germain, ne faisait plus que de rares apparitions. On le disait fort assidu auprès de Mme Trognon et de plus en plus disposé à prendre la succession du notaire. Il figurait dans toutes sortes de bonnes œuvres.

— Il doit être bien bas, remarqua Valterre. C’est sa façon à lui de se suicider. Quelle fin mélancolique, Messieurs !

Le vicomte allait bien, de son côté. En moins d’une année, il trouvait moyen d’ébrécher fortement la seconde part des cinq qui lui restaient. Aussi n’avait-il jamais mené une vie plus extraordinaire. On lui voyait toujours de nouvelles femmes et il prenait plaisir à stupéfier Paris par ses folies. Un soir d’Opéra, seul et très grave, il offrit un banquet chez Bignon à onze de ses anciennes maîtresses, promettant à chacune une surprise. Plusieurs se détestaient cordialement. Elles crurent d’abord à une erreur. Mais Valterre, remettant la surprise au dessert, les décida à demeurer. Ce fut extraordinaire de tenue pincée. Le dîner, commencé en conversations particulières, continué par des allusions aigres-douces, se transforma en bataille, aux vins fins. Valterre dit alors que c’était la surprise. Il faillit être écharpé…

Comme le prince pouvait le voir, on s’amusait encore. Mais les soupers, avec les mêmes femmes, cela devenait monotone et il fallait des nouveautés pour donner un peu de piment à l’existence. Son idée d’hier était vraiment très bien. Le commissaire avait dû être attrapé.

— Le fait est que pour sa rentrée dans le monde des viveurs, le prince Ko-Ko imaginait un vrai coup d’éclat. Après la mort de Solange, il avait été plongé durant huit jours dans un désespoir profond. Mais Levrault, qui vint le voir, lui remonta le moral. Quand on avait des chagrins — il connaissait çà — il fallait s’étourdir, faire la fête, à mort, jusqu’à extinction. Il n’y avait que ça. En fait de femmes, il appréciait l’homéopathie, uniquement.

Fidé suivit ce conseil, furieusement, et ne s’en trouva pas trop mal. Ce n’était pas qu’il s’amusât beaucoup, mais son esprit étant occupé, sa douleur s’émoussait. Grâce à cette vie enfiévrée, qui lui brûlait le cerveau en fatiguant son corps, il ne demeura plus bientôt, du grand amour qui tenait une telle place dans sa vie, qu’un souvenir mollement attendri, accompagné de regrets doux et de plus en plus vagues. Dans une nuit où le champagne coula à flots, il rencontra Estourbiac, son ancien adversaire, devenu reporter théâtral au Forban. Le journaliste, quoiqu’on ne lui connût aucune ressource, menait, lui aussi, la Grande Vie. Il portait des fourrures superbes et sa poche semblait un réservoir à louis inépuisable. Sosthène Poix racontait bien une histoire de femme assez douteuse, mais c’était peut-être être la jalousie qui l’inspirait, car le chroniqueur continuait à être beaucoup moins riche d’argent que de notoriété.

Durant la fin de cet hiver, la bande des jeunes du Young-Club donna véritablement le branle aux écervelés de Paris, désireux de se ruiner. Ils allaient un train d’enfer, jouant, pariant, soupant, inventant tous les jours des folies nouvelles, étonnantes, dont on parlait pendant vingt-quatre heures. De Garrigal, notamment, un légitimiste, fit chauffer un train spécial pour mener sa maîtresse en pèlerinage à Lourdes, où ils se grisèrent scandaleusement.

Un soir, brusquement, en tournant le coin de la rue des Chabanais, Fidé se trouva nez-à-nez avec Juliette Saurel. Elle devint très rouge. Il eut une seconde d’hésitation, puis, franchement, il lui tendit la main. Elle s’arrêta. Alors, ils causèrent un instant de choses indifférentes, Fidé n’osant aborder le sujet qui lui tenait le plus au cœur. Elle remonta dans sa voiture. Il demanda s’il pourrait lui rendre visite et, simplement, Juliette donna son adresse, rue de Lisbonne. Longtemps, il hésita à la revoir. Elle lui paraissait aussi belle, toujours, avec sa robe noire montante qui lui seyait merveilleusement, et il avait senti, en la retrouvant, une secousse dans sa chair. Il se disait qu’il retomberait peut-être sous le charme et qu’il se préparerait sans doute de nouvelles souffrances. Mais l’aiguillon de ses désirs, plus fort que sa volonté, le conduisit rue de Lisbonne, deux jours après. Il la trouva ravissante, les cheveux frisés autour des tempes, le visage reposé, la grande tache sombre de ses vêtements faisant ressortir la matité des chairs. Par devant, la robe était légèrement échancrée, avec des dentelles couvrant la naissance de la gorge.

Chez elle, rien ne décelait la courtisane. L’appartement, au troisième, était meublé dans un goût sévère, soie rouge et bois noir. Peu de parfums ; sur les cheminées, quelques bibelots rares et des fleurs dans des vases immenses en faïence de l’Inde. Le salon-boudoir où elle recevait Fidé, était seul d’une note plus fantaisiste : Il avait un plafond peint en ciel, et contre les faces, des sculptures dorées tranchant sur la blancheur des murs. Au centre des panneaux en tentures de soie claires, des broderies de couleur mêlaient leurs nuances hardies. Une variété de chaises et de fauteuils, de poufs encerclaient la cheminée et, dans un coin, un petit canapé-causeuse mettait une tache mauve sur le dessin moins uniforme des autres meubles, revêtus d’écharpes décorées, posées comme par hasard sur les dossiers.


Le prince ne s’attendait pas à cette correction un peu froide. Il se trouva gêné. Mais Juliette, gracieusement, le mit à son aise, babillant, inventant des sujets de conversation. Elle demanda des nouvelles de tout le monde, à commencer par Valterre, glissant très délicatement sur la vieille histoire et sur l’aventure bruyante du prince. Puis, sans même attendre des questions, elle fournit des renseignements sur elle-même. Mon Dieu ! sa vie n’était pas compliquée : elle avait fait un petit héritage et, après un bon placement, vivait bourgeoisement de ses rentes, libre de toute attache. Elle ne disait pas, par exemple, que cet héritage, c’était le cadeau d’adieu du père Gibard, et que le bon placement consistait en une part de propriété dans l’exploitation d’une maison de tolérance, rue des Chabanais. Du reste, le prince n’en demandait pas aussi long. Un désir fou de posséder Juliette s’emparait de lui visiblement. Ils déjeunèrent ensemble. Elle, calculait avant de prendre un parti. Elle savait vaguement que depuis quelque temps, Fidé dépensait beaucoup d’argent, mais elle le sondait pour apprécier l’étendue des sacrifices qu’il pouvait encore faire. Lui, soucieux seulement de la persuader, de l’avoir à lui, n’importe comment, promit un petit hôtel, où ils vivraient ensemble. Il ne réfléchissait plus, il la voulait de suite, sans délai. Après s’être un moment défendue, disant coquettement qu’elle devenait trop vieille et qu’elle avait fait ses adieux aux folies, Juliette ne refusa point, mais elle demanda un délai, voulant accomplir un court voyage : Dans huit jours, le 14 juillet, elle serait de retour. Il lui fit promettre de souper avec lui, ce soir-là… Ce délai permettait à Juliette de congédier le successeur du père Gibard, un boursicotier peu fortuné qu’elle avait pris sur les apparences décevantes d’une liquidation heureuse.

Pendant ces huit jours, Fidé déploya une activité endiablée. On le voyait aller, venir, avec des airs mystérieux, faisant des stations dans les magasins, pressant les tapissiers. Il ne dormait plus. Sosthène Poix prétendit qu’il exposait des chinoiseries à Philadelphie. Le 14, à quatre heures de l’après-midi, il vint exactement en coupé chercher Juliette. Elle l’attendait. Il était tout pâle de bonheur et l’exaltation de ses désirs près d’être satisfaits, lui donnait une sorte de tressaillement nerveux. Ils partirent.

— Où allons-nous ? demanda Juliette.

— Vous verrez, je vous ménage une surprise.

Tournant la tête pour dissimuler l’expression de sa joie, il regardait curieusement Paris en fête, comme s’il eût voulu célébrer sa propre allégresse, les maisons disparaissant sous des nuages de drapeaux multicolores, les lanternes vénitiennes couvrant les fenêtres, les mâts pavoisés richement, et, de tous côtés, la foule se croisant avec un houloulement de vagues déferlantes, où dominaient parfois des cris d’admiration. Le coupé montait des rues en pente.

— Mais nous allons sur les buttes ! s’écria Juliette.

Le prince répéta :

— Vous verrez, ma chère, attendez.

Tout à coup, au sommet de la côte, la voiture s’arrêta. Fidé, galamment, sauta à terre et offrit son bras. Devant, une allée en renfoncement se perdait dans la verdure. Juliette, étonnée, reconnut l’endroit.

— Mais, c’est le Moulin de la Galette !

Le prince sourit et, sans répondre, il l’entraîna en faisant un signe au cocher, qui repartit, après les avoir suivis des yeux un instant. Ils arrivèrent sur l’esplanade du moulin.

— Ce sera bien beau, ce soir, aux illuminations, reprit la jeune femme.

— Montons là-haut, dit Fidé, nous verrons mieux.

Joyeusement, gaminement, elle mit le pied sur l’escalier de bois et grimpa jusqu’au sommet. La porte était fermée. Le prince, tirant une clef de sa poche, l’ouvrit. Juliette pénétra et poussa aussitôt un cri de surprise : le moulin, d’un aspect grossier au dehors, avait été féeriquement décoré à l’intérieur. Au milieu de la pièce unique, une table supportait une collation, où se trouvaient des fleurs rares, des fruits, des plats froids exquis, des vins recherchés. "Trois fauteuils et un sopha formaient l’ameublement, capitonné de soie. Au fond, une sorte d’alcôve tapissée de soieries chatoyantes, contenait un lit de milieu à colonnes dorées. Sur les côtés, des fenêtres étroites permettaient d’embrasser un horizon immense.

Souriant de l’étonnement de la jeune femme, le prince la fit asseoir et ferma la porte. Puis il se mit à genoux :

— Ma bien-aimée, dit-il, pardonne-moi cette folie… Je t’aime… autant qu’autrefois… J’ai voulu m’éloigner de toi, la destinée m’a ramené…

— Doucement, elle voulut se dégager, se défendant pour la forme.

— Prince, dit-elle, rappelez-vous… c’est impossible… je ne puis pas…

Mais le jeune homme, l’enveloppant de caresses, continuait :

— Impossible ! Et pourquoi ? Ne nous aimons-nous pas ? Ne sommes-nous pas faits l’un pour l’autre ?… Tiens, Juliette, oublions tout, crois-moi, pour ne nous souvenir que de notre jeunesse et de notre amour… Dis, veux-tu, ma bien-aimée ?

Il s’attendrissait, s’exprimait avec un tremblement dans la voix, exalté encore par ses paroles. Elle, un peu froide, souriait, prise au fond d’une forte envie de rire, le trouvant très ridicule. Il continuait :

— J’ai désiré, au lieu des chambres banales, un cadre digne de la nuit paradisiaque que j’espérais, digne de notre amour, Juliette. C’est pourquoi j’ai loué et fait meubler ce pavillon, d’où nous assisterons, sans être dérangés, à ce merveilleux spectacle… Cela vous plaît-il, ma reine, et m’aimerez-vous un peu ?

Elle lui laissa prendre un baiser.

— Alors, nous dînerons ici ?…

— Tout doit être prêt…

Elle battit des mains, avec joie. Puis enlacés amoureusement, ils allèrent à la fenêtre.

Un moment, ils contemplèrent Paris houleux, bruyant, pavoisé, d’où s’élevait une rumeur violente, pareille aux mugissements d’un fleuve débordé. Le prince, s’étant reculé, inattentif aux choses du dehors, regardait avec un attendrissement passionné la ligne pure limitant les superbes contours de ce corps, si magnifiquement fait pour l’amour. Des envies furieuses le prenaient de s’élancer sur elle et de l’étreindre enfin, longuement. La jeune femme, de sa voix calme, harmonieusement sonore, de temps à autre, tournait son visage pâle pour une question banale, à laquelle il répondait doucement, avec des tremblements dans la voix. L’air devenant vif et l’heure avançant, il proposa de faire honneur à la collation. Elle accepta très volontiers et, de ses dents blanches, grignota des friandises.

La nuit tombait. À la clarté fuyante du soir succédaient les lueurs, plus crues, des illuminations. Les maisons, les monuments, les accidents de terrain, devenant indistincts, se fondaient dans une masse brunâtre, où, seuls, les points et les cordons lumineux prenaient une signification et servaient de repères. Une à une, de la brume légère qui se déplaçait sous la poussée douce de la bise, surgissaient des lumières nouvelles, jaunes ou diversement colorées, scintillantes ou immobiles, isolées ou réunies en longues traînées éclatantes. Juliette, très intéressée, cherchait à se reconnaître : là-bas, tout à gauche, cette grande nappe éclairée devait être la place de la République. Un peu à droite, les phares électriques des tours Notre-Dame jetaient dans les airs leurs rayonnements tremblants et aveuglants comme des clartés lunaires. À des distances difficilement appréciables dans cette fournaise nocturne, l’Opéra dressait sa masse imposante au milieu des flots de gaz et d’électricité, les tours de Saint-Sulpice, les Invalides, le Panthéon, le Trocadéro avec son éclairage régulier, l’église Saint-Augustin, pareille à un dôme enflammé, dessiné en l’air en traits phosphorescents. Dans la buée blanchâtre envahissante, des millions de becs de gaz ou de lampions pointaient, dispersés par endroits, ou réunis en myriades ainsi que des grains de sable, au Luxembourg et aux Tuileries. À mesure que tombait la nuit, les clartés semblaient redoubler de scintillements, les bruits montant de la ville immense grandissaient ; par instants des pétards, de petites pièces d’artifice éclataient. Tout à fait à droite, on découvrait la plaine Saint-Denis, piquée de lueurs innombrables, puis, tout au loin, par derrière, les illuminations du Bourget. Des chants, des bruits d’instruments montaient de la rue et, se fondant avec la rumeur des foules, formaient une harmonie qui mettait au cœur une joie mélancolique. À genoux près de Juliette, le prince lui parlait d’amour. Très attendri, il déposait des baisers sur la petite main qu’elle lui abandonnait, aucunement remuée par ses caresses ardentes…

Au dehors, un déchirement immense faisait vibrer l’air sous des détonations ininterrompues et Juliette, surprise, poussait un cri. Sur différents points de Paris, six feux d’artifice débutaient à la fois par des bombes et des fusées qui partaient avec un bruit sourd, s’élançaient dans l’azur, pareilles à des comètes, laissant après elles une trace enflammée et montaient, montaient, pour s’éparpiller en poudre d’or. Tout Paris semblait embrasé. On eût dit une fournaise gigantesque qu’agitait un démon pour en faire jaillir des étincelles infernales. Un feu d’artifice, au pied même de la butte, envoyait ses fusées juste en face des fenêtres du moulin. Là-bas, sur l’Arc de triomphe de l’Étoile, un autre balançait dans les airs les grands bras éblouissants de ses appareils pyrotechniques, éclairant par intervalles d’une clarté lugubre la silhouette gigantesque de l’arc triomphal. La jeune femme s’enhardissait dans l’observation du spectacle magique ; tournant les yeux, par instants ; elle prenait plaisir à contempler les découpures fantastiques des maisons de Montmartre qui se détachaient sur l’horizon flamboyant et s’étageaient en teintes diversement foncées ; puis, tout autour du moulin, la grande tache sombre, dénudée, semblant un coin échappé à l’incendie qui dévorait Paris.

Le prince remplissait les verres de vin couleur de rubis. Quelquefois, à sa prière, Juliette buvait machinalement, et, sous l’action de ce mélange étourdissant d’alcools, de bruit et de flammes, elle sentait tout de même la tête lui tourner un peu. Tout à coup, dans un moment où les fusées étaient suspendues, les sons affaiblis de musiques éloignées, mêlés aux résonnances de la cité, montèrent en harmonies douces aux fenêtres du moulin. Ébranlée par ces sensations, la jeune femme s’assit et pencha languissamment sa belle tête sur son épaule en fermant les yeux. Alors, fou de désir, le prince, se laissant tomber auprès d’elle sur le sofa, l’embrassait sur les lèvres avec une passion furieuse. Elle s’abandonna.

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Le matin, de bonne heure, Fidé se leva, frissonnant encore, passa sa robe de chambre et, rêveusement, vint s’accouder à la fenêtre. Les bruits avaient diminué. De rares détonations partaient encore, isolées. Les lumières devenaient rares. Seuls, les cordons d’illumination persistaient. Vers Belleville, une lueur blanchâtre se levait, s’agrandissant peu à peu, noyant les édifices, pâlissant les lumières artificielles de sa clarté molle et uniforme. Un point brillant se montrait et s’élargissait rapidement.

C’était le jour.

Le prince jeta un long regard sur le lit à colonnes où reposait, affaissée dans une pose gracieuse, la jeune femme. Il contempla un instant le doux sourire de ses lèvres, le modelé superbe de son corps, et il murmura :

— Enfin ! j’ai donc trouvé le bonheur…