Paul Ollendorff (p. 261-284).

XII

les trucs de monsieur bocage.


Monsieur Bocage ancien chef de la sûreté, l’héritier des grandes traditions de Vidocq, habitait une petite maison à deux étages, récemment bâtie au milieu de la rue Oudinot. Jadis, M. Bocage était un personnage important, estimé dans les régions officielles, plein de l’expérience des formalités administratives. Il savait beaucoup de choses et il s’était donné une physionomie mystérieuse qui, laissant soupçonner d’autres arcanes insondés, lui attirait un respect craintif, le faisait considérer presque comme une institution nécessaire. Longtemps, malgré les changements de gouvernement, on hésita à le congédier. Puis, un beau jour, un orage éclata sur sa tête, une malpropre histoire de maison intermédiaire fréquentée par des personnages très en vue et couverte d’une sorte de protection tutélaire. À la première nouvelle des rumeurs qui couraient dans le public, un des clients notables, un général porteur d’un nom illustre, se suicida. Les autres, moins naïfs, réussirent à étouffer l’affaire avant que le scandale devînt irréparable. Dans cette circonstance, M. Bocage leur fut d’un grand secours et ils lui gardèrent une reconnaissance mélangée toutefois d’une certaine défiance, parce qu’il avait conservé les papiers les plus compromettants. Cependant, l’indignation publique s’accentua, les journaux bavardèrent et M. Bocage, qui continuait placidement sa petite besogne, fut prié de donner sa démission. On y mit des formes. Le policier ne résista pas trop : Il se retira dignement, comme un fonctionnaire persécuté, gémissant sur l’ingratitude des hommes et emportant un nombre considérable de cartons verts et de dossiers.

C’est alors qu’il vint habiter rue Oudinot, se chargeant d’abord de la police d’un grand magasin de nouveautés, puis ouvrant aussitôt un « Cabinet d’Affaires » mettant, ses aptitudes spéciales au service des particuliers, tripotant des intérêts considérables où des millions se trouvaient en jeu. M. Bocage avait conservé une grande partie de ses relations : il possédait sa police spéciale, souvent recrutée parmi les agents officiels et constamment, dans son bureau, c’était un défilé de gens à mines hétéroclites, venant entre chien et loup, le visage invisible, plongé dans la cravate, enfoncé sous le chapeau. Le successeur de Bocage n’ignorait pas ces particularités ; mais une entrevue amicale, appuyée de petits papiers dissipa tout malentendu et l’élève de Vidocq, désormais tranquille, élargit le cercle de ses opérations. Il mit à exécution une combinaison originale, la grande idée de sa vie. C’était merveilleux de simplicité : Monsieur Bocage, très lié avec les grues de haute volée et les garçons des restaurants chics, tenait un registre exact, minutieux, des soupers nocturnes et des adultères parisiens. Cette collection répertoriée notait les frasques des hommes mariés et les amours de leurs femmes. Puis, lors des procès en séparation — qu’on faisait naître au besoin dans les cas intéressants — M. Bocage avec une impartialité louable fournissait aux deux parties, contre argent comptant, des griefs sérieux, les matériaux des plaidoiries. C’était une spécialité bien connue et M. Bocage serait devenu fort riche si cet observateur, cet homme d’expérience n’avait eu pareillement aux autres ses faiblesses. Pour les femmes, il faisait des folies incessantes et aussi, il se ruinait en achats de vieilles gravures, collectionnées avec une ignorance convaincue.

C’est à M. Bocage que la duchesse de Maubourg eut tout d’abord l’idée de s’adresser, lorsqu’un billet laconique lui apprit la fuite de Solange. Elle se fit conduire rue Oudinot et sonna. Au bout d’un instant, la porte s’ouvrit, mais la duchesse étonnée, ne vit personne. Seulement, sur le mur, en face, se détachait une inscription en lettres blanches énormes : Tournez à gauche, montez un étage et ouvrez la seconde porte à droite. Tandis que M. de Maubourg gravissait les marches flexibles de l’escalier, dans une salle voisine, des accords de piano semblaient correspondre à chacun de ses pas. Toute cette machination était l’œuvre de M. Bocage, qui, par respect pour son art avait agencé sa maison ainsi qu’un théâtre de féerie. De son cabinet de travail, il dirigeait tout : ce n’étaient que portes secrètes, s’ouvrant par la pression d’un ressort mystérieux, planchers mobiles, tiroirs invisibles, pianos révélateurs. Pour la construction de ces trucs M. Bocage avait dépensé des sommes fabuleuses ; plusieurs fois il avait failli se casser le cou dans ses oubliettes, ou il avait dû briser des portes dont il oubliait le mécanisme, mais il se fût laissé pendre plutôt que d’abandonner ses fortifications policières.

La duchesse de Maubourg parvint, sans accident, au cabinet de travail. M. Bocage, les yeux dissimulés sous des lunettes bleues, assis dans un coin sombre, derrière un vaste bureau chargé de paperasses, salua la visiteuse d’un léger signe de tête et, sans se déranger, lui indiqua un siège. La grande dame, peu accoutumée à un semblable accueil, gardant le silence, M. Bocage, satisfait de l’impression produite, redressa sa petite tête de chauve-souris et dit brusquement :

— Que désirez-vous ?

Madame de Maubourg raconta la fuite de Solange. Elle voulait reprendre sa fille à tout prix et faire punir le prince. Pour cela elle avait pensé à utiliser les lumières de…

— Diable ! vous allez vite vous, interrompit l’autre en riant ; il est un peu tard maintenant, et le plus sage serait peut-être de les forcer à se marier ; Mlle de Maubourg se trouve légèrement compromise à l’heure qu’il est et il y a quelque chose que M. Bocage ne pourra certainement pas vous rendre…

Le policier parlait toujours de lui-même à la troisième personne avec une considération particulière. Il n’avait pas coutume de se gêner, sachant qu’on ne pouvait guère se passer de lui lorsqu’on invoquait ses services et sa brutalité, comme le reste, était calculée. Il montrait à ce point de vue une grosse finesse de paysan qui le servait merveilleusement. La duchesse blessée répliqua d’un ton hautain que, de toutes façons elle voulait qu’on lui rendît sa fille. Jamais elle ne consentirait à un mariage, jamais ! jamais !!

— Du reste, monsieur, dit-elle en terminant, je suis venue quérir vos services et non vous demander des conseils…

Il reprit :

— Alors il s’agirait, pour le moment, de savoir où se sont réfugiés votre fille et son amant…

Mme de Maubourg fit un geste. M. Bocage continua tranquillement sans paraître le remarquer :

— … Dans trois ou quatre jours, M. Bocage pourra vous le dire et vous soumettre un plan. Nous avons nos trucs…

Ils discutèrent ensuite la question des honoraires. M. Bocage, pour lui-même, personnellement, ne demandait rien, mais il y avait des frais, des intermédiaires à payer. La duchesse termina rapidement en promettant une somme considérable et tirant par avance une liasse de billets qu’elle déposa sur le bureau méprisamment. Pour le coup, le policier devint plus respectueux. Il se leva et reconduisit Mme de Maubourg jusqu’à la porte, disant qu’il était sûr de son affaire, rappelant ses brillantes relations, assurant que M. Bocage aimait à rendre service aux gens de la bonne société.

Il n’eut pas besoin de se livrer à de grandes recherches : vingt-quatre heures après, la duchesse recevait une lettre de Taïko-Fidé, datée du cottage de Greenhouse, près de Londres et lui annonçant que le mariage des jeunes gens avait été célébré par un prêtre catholique, à la légation japonaise. Le prince s’excusait respectueusement de sa participation à la fuite de Solange, ajoutant que sa conduite était justifiée par l’affection que lui portait Mlle de Maubourg. Il demandait en termes très dignes, le pardon de la duchesse, protestant de son respect pour la mère de Solange. Dans un court post-scriptum, la jeune fille expliquait que son amour et l’aversion que lui inspirait le duc de Thierry avaient pu seuls la décider à fuir. D’ailleurs, elle s’était hâtée de réparer cette faute en faisant consacrer son union, ce qui avait toujours été leur intention commune. Ainsi elle se joignait à son bien aimé mari pour implorer le pardon de la duchesse, dont elle transgressait les ordres bien à regret.

Un instant après cette lecture, on remit à Mme de Maubourg une lettre du duc James. Avec des tournures très polies, le vieux gentilhomme déclarait qu’ayant appris le sentiment violent éprouvé par Mlle de Maubourg pour un tiers, il rendait à la duchesse sa parole, ne voulant contraindre personne. Le duc ne disait, du reste, pas un mot de l’enlèvement. La duchesse, les sourcils froncés, répondit courrier par courrier. Elle accusait sèchement réception de sa lettre à M. de Thierry. À sa fille, elle intimait l’ordre formel de revenir, disant qu’elle refusait toute compromission, que Solange serait contrainte — au besoin par la force — d’entrer en religion et que le prince recevrait un châtiment sévère. Ces menaces étaient entremêlées d’injures : Jamais, si bas que pût descendre Solange, Mme de Maubourg ne consentirait au mariage de sa fille avec un païen. Ces réponses étant parties, la duchesse pensa qu’il serait bon de prévenir l’ancien chef de la sûreté, afin qu’il avisât de suite et ne perdit pas de temps en des recherches inutiles. M. Bocage haussa les épaules lorsque sa cliente lui rapporta la manière dont elle avait agi ; puis, nettement, brutalement, il l’interrompit :

— Et maintenant, que comptez-vous faire ?

— Mais, obtenir l’extradition de ma fille, qui est mineure, et l’arrestation de cet homme…

— Oui, dit M. Bocage, voilà qui est intelligent. pour que cela dure des années et ne finisse peut-être jamais avec les formalités, les questions de nationalité… sans compter qu’ils doivent se tenir sur leurs gardes, puisque vous prenez soin de les avertir. Tout cela est absurde… Voyons, êtes-vous bien décidée à séparer votre fille du prince par n’importe quels moyens ?

Mme de Maubourg, d’une voix ferme, réitéra son affirmation : jamais, de son consentement, une de Maubourg ne serait la femme d’un païen.

— Alors, conclut M. Bocage, employons la ruse… Aussi bien, il n’y a que cela de raisonnable…

Il se mit à marcher à grands pas au milieu de son cabinet, monologuant, soignant ses attitudes d’homme très fort, lançant des tirades dont il étudiait l’effet sur le visage de la duchesse :

— La force, la violence, c’est idiot… Ça fait du bruit, ça casse les vitres… il en reste toujours des traces… Neuf fois sur dix on réussit avec l’habileté, trois fois à peine avec la force… voilà la proportion… Usons d’abord des moyens naturels : Un grand écrivain a dit que les premiers ennemis de l’homme étaient ses défauts… C’est toujours par là qu’il faut attaquer… Avec des trucs…

Il s’arrêta brusquement devant Mme de Maubourg :

— Connaissez-vous une femme dans la vie de ce Japonais ?

Elle ne comprenait pas. Il reprit :

— Nous vous demandons si, à votre connaissance, le prince a eu des maîtresses ?

— Oui, une nommée Cora, je crois, répondit-elle. On m’a même conté que cette fille lui avait jeté le contenu d’une fiole de vitriol…

— Et… c’est tout ?

— Oui… du moins tout ce que je sais !

— C’est-à-dire rien… on ne peut pas employer une femme comme ça ; elle serait trop compromettante… Heureusement, nous sommes mieux renseignés que vous… M. Bocage n’a pas perdu son temps…

— Ah !

— Le prince a eu une autre maîtresse dont il était fou et pour laquelle il s’est battu en duel… Ce n’est même pas très vieux.

— En effet, j’ai entendu parler de ce duel.

— Celle-là, nous la connaissons, elle est très forte… elle se nomme Juliette Saurel… Elle pourrait nous servir, mais il faudrait la bien payer, car elle n’est pas femme à se laisser duper… et, murmura-t-il, nous n’avons rien contre elle…

— Je payerai.

— Alors, laissez faire M. Bocage : il la lancera sur les traces de son ancien amant… Ou nous nous trompons fort, ou elle apportera du trouble dans le ménage…

M. Bocage parla longtemps encore, développant son idée, s’efforçant de lui donner des allures machiavéliques. Par moments, une familiarité, une proposition touchant les confins de l’honnêteté révoltaient la duchesse dont le caractère altier admettait difficilement ce système de ruse et de temporisation. Pourtant elle cédait, emportée par son violent désir de dominer et de briser les résistances de Solange qui l’indignaient et l’exaspéraient à la fois.

Trois jours après, M. Bocage se rendit, assez penaud, à l’hôtel de Maubourg : Juliette Saurel, qu’il avait rencontrée, après l’avoir écouté froidement, s’était obstinément refusée à lui prêter son aide. Mais il ne fallait pas désespérer, il connaissait d’autres trucs, il partirait lui-même…

Les amoureux, dans le cottage de Greenhouse, étaient loin de soupçonner ces machinations contre leur bonheur. Solange vivait une existence nouvelle, radieuse, au milieu de l’atmosphère d’amour et de liberté qui l’entourait. Sa mélancolie disparaissait, faisant place à une gaîté continuelle et douce, qui donnait des joies nouvelles à la tendresse inquiètement protectrice de Fidé. Le silence de Mme de Maubourg, après sa lettre menaçante, les chagrinait, mais ils espéraient se voir pardonner à la fin cette affection qui faisait leur félicité, augmentant chaque jour par les similitudes de pensées qu’ils découvraient l’un chez l’autre. Solange trouvait un ravissement enfantin dans cette condition nouvelle de jeune femme et elle souriait tendrement lorsqu’elle entendait annoncer :

— Madame la princesse Taïko-Fidé.

Maintenant, ses rêves avaient tous un même objet. Elle brûlait d’envie de connaître ce Japon, où le prince était né, et lui-même attendait le pardon de la duchesse afin d’aller là-bas réaliser sa fortune et revenir pour toujours en France avec le vieux Taïko-Naga. Ainsi, ils bâtissaient mille projets, où, toujours, leur amour tenait la première place.

Un matin, Solange reçut enfin une lettre de sa mère. La duchesse ne parlait plus, cette fois, de couvent ni de prison ; elle annonçait même que sa plainte déposée d’abord contre le prince avait été retirée ; avec une certaine froideur ambiguë, pourtant elle engageait encore sa fille à revenir auprès d’elle.

Cela était d’un bon augure. La jeune femme écrivit à sa mère une longue missive pleine d’effusion et d’affectueuses prières, demandant l’oubli d’un passé irréparable. La duchesse répondit immédiatement. Parmi l’enchevêtrement des phrases presque tendres, des circonlocutions aimables, elle maintenait son ultimatum : avant tout, il fallait que Solange quittât l’Angleterre. En même temps, elle annonçait la visite d’un vieil ami à elle, M. Bocage, muni de ses pleins pouvoirs.

M. Bocage en personne suivit de près cet avertissement. Il se présenta à Greenhouse, sous l’aspect d’un vieillard doux et paternel, confit en bonnes paroles, en affectueuses remontrances, la personnification parfaite de l’ami de la famille. Après un court préambule, émaillé de gentillesses à l’adresse de Fidé et de Solange, il aborda d’un ton bonhomme le sujet de sa mission : Il venait, pour mettre fin à un malentendu qui avait trop duré déjà. Certainement, il n’avait d’abord aucune envie de se mêler de cette affaire, mais cela lui faisait trop de peine, de voir la division se glisser entre une excellente femme comme la duchesse et d’aimables personnes comme sa fille et son gendre !… Sans compter le scandale qui pouvait rejaillir sur une famille des plus honorables… oui, un scandale horrible !

M. Bocage avait les larmes aux yeux.

— Mais, Monsieur, interrompit Fidé, un peu défiant encore, nous sommes remplis d’affection et de respect pour Mme de Maubourg… Puisqu’elle tient si fort à nous voir auprès d’elle, que ne donne-t-elle son approbation officielle à notre union. Le lendemain, nous serons rue de Lille…

— Sans doute, sans doute, reprit M. Bocage, mais vous connaissez l’orgueil, j’oserai dire l’entêtement de Madame la duchesse. Jamais elle ne consentira à faire ouvertement les premiers pas : Vous avez méprisé sa volonté, elle vous le pardonnera peut-être, mais il faudra que vous ayez l’air de céder. Vous savez bien, ajouta l’ami de la famille, en riant doucereusement, qu’il est imprudent de heurter les obstacles de front, mieux vaut les tourner.

Il parla très longtemps ainsi, onctueusement, ayant constamment à la bouche les mots de famille, affection maternelle, bons sentiments, faisant une navrante peinture de l’isolement et de la douleur de Mme de Maubourg.

Solange était émue, mais, malgré tout, le prince se défiait. En somme, le vieux monsieur ne promettait rien, ne prenait aucun engagement. Monsieur Bocage, pour brusquer les choses, frappa un grand coup :

— Je sais bien, dit-il, que vous ne pouvez mettre en doute la parole de Mme de Maubourg. Néanmoins, je veux vous montrer les lettres que cette chère dame m’écrivait à votre sujet. Vous verrez qu’elle attend seulement le retour de sa fille pour oublier le passé et vous accorder son pardon.

Il exhiba effectivement plusieurs lettres où la fière duchesse appelait M. Bocage son vieil ami et l’autorisait à promettre en son nom la réconciliation. Le prince ne pouvait hésiter plus longtemps sans paraître soupçonner la bonne foi de Mme de Maubourg. Il se leva :

— Monsieur, dit-il, vous vous êtes noblement acquitté de votre mission délicate et nous vous en savons gré au plus haut point. Néanmoins, il nous est impossible de prendre sur le champ une aussi grave décision. Je vous prie donc, de vouloir bien nous accorder trois jours de réflexion, après quoi je vous donnerai une réponse définitive.

M. Bocage s’inclina, ajouta quelques mots et prit congé. En sortant, il alla tout droit au bureau télégraphique et mit la duchesse sur ses gardes par dépêche, pensant bien que le prince voudrait contrôler ses assertions. Solange et Fidé avaient, pendant ce temps, une longue et décisive conversation. Le jeune homme se défiait encore :

— Nous nous trouvons parfaitement heureux, ma bien-aimée, disait-il, ne risquons pas notre bonheur à la légère… Ici, nous sommes à l’abri de tout danger, là-bas on peut chercher à nous séparer… Attendons du moins que des mois aient passé sur le scandale de notre fuite…

Solange, doucement, insistait. Elle souffrait de la fausseté de sa position, de la rigueur de sa mère. Certes, si les choses étaient à refaire, elle n’hésiterait pas, son cœur n’ayant pas changé… Mais, pourquoi ne se réconcilieraient-ils pas avec la duchesse, puisqu’elle faisait les premières avances ? Il n’y avait plus rien à craindre, maintenant que la plainte était retirée… D’ailleurs, ils étaient mariés devant un prêtre catholique, que pourrait-on exiger de plus ? Fidé n’était pas convaincu. Il ne pouvait croire que la duchesse fût ainsi passée de la plus extrême colère à des sentiments conciliants, et il voulait, avant de se rendre au désir de Solange, prendre un dernier renseignement : il demanderait à Valterre d’obtenir de Mme de Maubourg la promesse formelle de ne rien tenter pour les séparer, après leur retour. Solange versa des larmes de joie, en le remerciant ; la pensée que leurs amis de France les méprisaient était pour elle une secrète, mais continuelle torture.

La réponse de Valterre arriva le matin du troisième jour. Le vicomte était allé rendre visite à sa cousine : Mme de Maubourg, contre son attente, l’avait reçu d’une façon fort aimable, paraissant avoir oublié totalement leur entrevue dernière. Elle avouait que la transgression brutale de ses ordres et le scandale de l’enlèvement lui avaient inspiré d’abord une colère violente, mais, ce premier mouvement passé, elle se déclarait prête à oublier les torts de Solange et à pardonner… Elle en prenait l’engagement formel. Seulement, pour sauvegarder sa dignité, elle voulait que sa fille fit des avances… Valterre insistant, elle avait donné sa parole, au cas où Solange retournerait à Paris, de ne pas revenir sur les fais accomplis. Le vicomte communiquait sans aucun commentaire le récit de cet entretien. Pourtant, des termes de sa lettre, ressortait une surprise évidente. Il terminait par des souhaits adressés aux jeunes époux.

Lorsque M. Bocage se présenta à Greenhouse, le soir, Taïko-Fidé n’ayant plus aucune raison de différer sa réponse, lui annonça le prochain départ de Solange… Le policier, ravi, se confondit en exclamations approbatives où revenaient toujours les mêmes phrases : grande joie pour cette bonne duchesse… solution d’un malentendu regrettable… se félicitait, pour sa part, d’avoir contribué à cette heureuse réunion…

Le prince le congédia assez froidement.

Ils partirent par l’express suivant. Madame de Lomérie, venue à la gare du Nord, les reçut et, selon les termes mêmes de la lettre de Valterre, elle répéta que la duchesse désirait voir sa fille seule d’abord. Fidé, à regret, se sépara d’elle et, tristement, revint attendre à son appartement, que Mme de Lomérie le fit appeler. La bonne Kartynn, exceptée du pardon, par Mme de Maubourg, était demeurée au cottage.

Le prince, longtemps patienta, pris d’une anxiété croissante. Enfin, ne voyant rien venir, il se décida à partir pour l’hôtel de Maubourg. Mais l’entrée lui fut refusée et, malgré son insistance, il ne put obtenir d’autre réponse que celle-ci :

— Madame est en voyage avec Mademoiselle.

Envahi par la crainte, Taïko-Fidé se mit à la recherche de Valterre et le supplia de lui venir en aide. Le vicomte s’écria :

— Je m’en doutais. L’accueil de ma cousine devait cacher quelque chose.

Puis il promit de chercher, de s’informer. Bientôt, il put rapporter à son malheureux ami la nouvelle que Mme de Maubourg avait fait enfermer sa fille dans un couvent inconnu, considérait le mariage comme nul et s’efforçait de faire consacrer sa manière de voir par les tribunaux. En même temps, avec le concours tout dévoué du Père Boussu et de Mme d’Hautfort, elle adressait au Saint Père une demande analogue d’annulation du mariage au point de vue religieux. Le Pape avait confié l’instruction de cette affaire à trois prélats connus et, grâce aux puissantes influences dont pouvait disposer la duchesse, le résultat, fatal pour le prince, ne paraissait pas douteux. Mme d’Hautfort s’occupait, paraît-il, de l’annulation du mariage, avec plus d’énergie encore que Mme de Maubourg, disant que le premier mal avait eu lieu chez elle — oh ! bien involontairement — et qu’elle considérait comme de son devoir d’aider à le réparer.

— Fidé conta à Valterre l’étrange conduite de Mme d’Hautfort, et celui-ci répliqua en souriant :

— Tout s’explique.

Le procès s’engagea, compliqué, grâce aux intermédiaires, de questions de nationalité, de compétence. M. Bocage tira une grande gloire du résultat obtenu. Quelques personnes trouvèrent que toute son habileté n’était qu’une vulgaire canaillerie, mais le plus grand nombre s’extasia : Ce Bocage, il n’y avait que lui !

Du train dont les choses allaient, cela pouvait durer dix ans. L’avocat du prince demanda, avant tout, que Mlle de Maubourg fût rendue à la liberté, la séquestration étant formellement interdite par la loi. En outre, n’ayant qu’une confiance modérée dans le résultat, au point de vue juridique, il introduisit au procès une question de filiation. La princesse Taïko-Fidé, disait-il, était enceinte lors de son retour à Paris. Les gens de loi firent si bien, qu’en peu de jours l’affaire devint embrouillée à ne pouvoir s’y reconnaître. On prit des conclusions, on ajourna la cause, on discuta sur des points de droit. Dés la première plaidoirie, Mme de Maubourg produisit victorieusement une déclaration signée par Solange :

« Lorsque j’ai fait la faute de me présenter en Angleterre devant le Register avec M. Taïko-Fidé, je n’avais d’autre intention, selon ce qui m’avait été expliqué, que de me mettre sous la protection de la loi anglaise, mais je ne pensais nullement qu’il y eût, dans ces formalités, un mariage réel…

C’était aussi le sentiment de M. Taïko-Fidé, qui, au retour, ne me regardait nullement comme sa femme. Ni lui ni moi ne nous croyions mariés.

J’ai toujours pensé ce que j’écris.

Solange de Maubourg. »

Cette courte attestation produisit sur le prince l’effet d’un coup de massue. Ainsi, Solange le reniait, protestait contre leur union ! Une stupeur, en même temps qu’une douleur écrasante, l’anéantissaient. Mais son avocat le réconforta. Cela ne tirait pas à conséquence. C’était un artifice de procédure dont on ferait aisément justice en prouvant que cette lettre avait été arrachée à la princesse Taïko, contre ses sentiments, dans un moment de faiblesse.

Oui, ce devait être cela. Solange ne pouvait pas rejeter loin d’elle le souvenir du passé. Mais quelles tortures, quelles souffrances morales fallait-il qu’on lui fît subir pour vaincre à ce point son caractère énergique. Où les bourreaux l’avaient-ils enfermée ? À la piste des moindres indices, de renseignements incertains, il chercha à découvrir l’endroit où Solange avait été conduite. Deux fois, il alla à Poitiers, inutilement. Mme de Maubourg se renfermait dans un silence hautain, restant même insensible aux prières de ses deux filles aînées. Toute la famille, à commencer par Gontran, se prononçait contre elle. On s’indignait de cette dureté inflexible, immuable. Fidé, à bout de forces, prit à ses gages un policier marron, confrère médiocre du grand Bocage.

La presse, qui n’avait d’abord signalé cette affaire scandaleuse que dans des entrefilets discrets, pleins de sous-entendus, se mit à discuter en première page le pour et le contre. De temps à autre, un chroniqueur alignait ses trois colonnes, fouillant la cause, la retournant sous toutes ses faces, après avoir protesté pudibondement qu’on aurait mieux fait de garder le silence. Mais ses confrères ayant parlé, etc. Il parut un matin dans le Tout-Paris un long article, signé d’un pseudonyme inconnu, attaquant le prince violemment, démontrant que tous les torts étaient de son côté, dans le procès. Néanmoins, les termes de cette diatribe étaient assez polis et indirects pour que Fidé ne pût réclamer une réparation à l’auteur. Sosthène Poix l’attribua à Cora, devenue la maîtresse en titre de Perrinet, le directeur.

Pendant les premiers jours qui suivirent le rapt de Solange, le vicomte avait déployé, pour la retrouver, une ardeur presque égale à celle de son ami. Puis, reconnaissant l’inutilité de leurs efforts, il avait à peu près abandonné ses recherches, quoiqu’il considérât son honneur comme engagé par le fait que la duchesse s’était servie de lui pour abuser Fidé. Mais, des affaires personnelles de la plus haute gravité réclamaient son attention. Mme de Barrol, qu’il chérissait pour cent bonnes raisons, se trouvait presque ruinée à la suite d’une maladroite opération de Bourse où elle s’était laissée entraîner. Valterre, chevaleresque, acheta au comptant et au pair à sa maîtresse les valeurs dépréciées, prétendant en avoir trouvé le placement. La malechance voulut qu’il fît au même moment d’assez fortes pertes au jeu et aux courses. À la suite de toutes ces belles opérations, le vicomte se trouva à la tête de vingt-cinq mille livres de rentes, sans compter les dettes. Or, il dépensait environ deux cent mille francs par an. Résolument, il divisa ce qui lui restait en cinq parts, aimant mieux continuer à vivre joyeusement et se brûler la cervelle après, que de se ranger et faire des économies, comme un bourgeois. D’ailleurs, il comptait sur la chance et le hasard, ces dieux suprêmes des décavés.

Il se livrait à ces calculs mélancoliques, lorsque le prince vint le trouver un jour à son hôtel. Tous deux avaient des mines longues d’une aune. Malgré la gravité de leurs préoccupations, le vicomte ne put s’empêcher de sourire :

— Nous avons l’air de deux condamnés à mort, mon pauvre cher.

Fidé s’affaissa, sans répondre, sur une chaise longue et se plongea la tête entre les mains.

— Eh bien ! rien de nouveau ? interrogea Valterre.

— Rien. Et vous ?

— Rien non plus. Je suis en train d’hériter de moi-même… Je mange ma dernière succession… Dites-moi donc où en est votre procès ?

En quelques mots, Fidé le mit rapidement au courant de la situation : on avançait de mains en moins… À chaque instant surgissaient de nouveaux incidents de procédure… De son côté, le policier qu’il employait ne découvrait rien… C’était navrant !…

Il laissait, avec découragement, retomber sa tête. Au bout de quelques minutes de silence, Valterre reprit la parole :

— Écoutez, cher, laissez-moi vous faire un peu de morale… Cela me changera… Croyez-moi, abandonnez toute cette affaire, remettez-vous à étudier le droit, puis vous partirez pour le Japon… L’air de Paris n’est pas sain pour vous… Vous entrez avec trop de loyauté et de bonne foi dans cette vie brûlante qui use et flétrit… Il faut, pour y résister, des organisations spéciales et une force de volonté peu commune… Déjà, vous avez souffert de ce paroxysme de civilisation… Vous pouvez quitter Paris, retourner là-bas, vivre heureux, être utile à quelque chose… Il est temps encore, n’attendez pas que le moment soit passé… Cela peut vous sembler étrange de m’entendre parler ainsi, moi le viveur, l’insouciant, le Parisien forcené… C’est que, dans cette existence insensée, j’ai conservé du moins la faculté de me juger moi-même… Je sais où je vais, fatalement… Je voudrais vous éviter la même chute… Ne me demandez pas pourquoi, donnant de bons conseils, je les suis si peu moi-même… J’ai laissé passer l’instant où l’on peut fausser compagnie à cette destinée… Le pli est pris… J’irai jusqu’au bout… Ah ! si c’était à recommencer ! Pour vous, rien n’est perdu encore… Fuyez Paris… Cela finit toujours par des coups de pistolet… quelquefois pis…

— Vous avez aujourd’hui un accès de marasme, cher bon, dit Fidé…

— Non, croyez-moi, je parle bien sincèrement.

— Mais, s’écria le prince, je ne puis abandonner Solange. Je l’aime, elle est ma femme, elle me sera rendue, dussé-je y user mes nuits et ma fortune.

— Continuez donc votre procès, conclut le vicomte, c’est encore le meilleur moyen. Mais je crains bien… Enfin, nous sauterons ensemble !… Ce sera l’occasion d’organiser de belles funérailles.