Paul Ollendorff (p. 194-217).

IX

l’œuvre des banlieues



Pour la première fois, peut-être, depuis son arrivée à Paris, Taïko-Fidé regrettait d’avoir quitté le Japon. À la suite de ce premier repentir se glissaient d’autres ennuis, dont auparavant, il avait pris son parti, par exemple l’abandon complet des études de droit et, sous le coup de fouet de ces réflexions, il voulut se remettre au travail. Ce fut peine perdue. Toujours sa pensée désespérément monotone le ramenait au souvenir de Juliette et son esprit volait vers elle, tandis que ses yeux suivaient machinalement les lignes arides, cent fois relues et jamais comprises. Par instants, il essayait d’excuser cette femme. Mais sa douleur renaissait aussitôt et avec elle l’indignation. Pourtant, malgré tout, au fond de son âme persistait un secret et lâche espoir : peut-être elle viendrait, elle se justifierait, qui sait ! Du moins il la reverrait et sous les incitations de sa chair énervée, frissonnante, il se réjouissait de cette possibilité.

Au lieu de Juliette, ce fut Valterre qui vint. Le prince écœuré, abattu par la souffrance, éprouvait le besoin de confier à quelqu’un son malheur et sa désillusion. Avec une effusion douloureuse, il conta à son ami l’histoire de sa passion, analysant ses sensations, ses pensées, ses espoirs : Juliette Saurel n’avait point fait naître en lui, comme Valterre l’imaginait sans doute, un caprice passager, il avait cru découvrir la femme idéale, celle qu’on cherche toujours sans la rencontrer jamais. De toutes les forces de son esprit et de ses sens, il l’avait aimée. Il croyait à ses protestations, à ses emportements indignés et il avait conçu le pauvre, le sot espoir de la tirer des abîmes, de la régénérer par son amour. Illusion d’adolescent, chimère de cœur neuf ! Le fait cruel, brutal, avait vitement chassé ces chimères…

Avec des crispations de rage, des amertumes désespérées, il raconta ce qui s’était passé chez Juliette, la veille.

Le vicomte ne fut point trop étonné. Mais il dédaignait les railleries faciles :

— Tout cela n’est pas sérieux, dit-il. On n’aime pas une Juliette Saurel autrement que contre argent comptant. L’idéal ni le sentiment n’ont rien à voir là-dedans, c’est une question de prix. Rien de plus. Vous êtes d’une nature désespérante. On vous croit absolument rompu aux sottises de la vie et voilà que tout à coup vous prenez feu comme un collégien. Qui se serait jamais douté ?…

— Ah ! reprit-il au bout d’un instant d’un ton mélancolique, vous pouvez vous estimer heureux que cette histoire ait pris si vite fin. Du train dont vous y alliez… Et puis Juliette est une créature dangereuse qui peut mener un homme très loin. Je La connais. Elle est arrivée à la période où les grues placent à la caisse d’épargne. C’est alors qu’elles deviennent effroyables : elles rendraient des points à tous les juifs du monde ; elles vous prennent entre leurs griffes roses, expriment tout ce qu’il y a de bon en vous et vous rendent aussi sec, aussi dépourvu d’argent et d’intelligence, qu’elles le sont elles-mêmes de cœur… Mais sacrebleu ! voilà que je moralise. Je ferais mieux de vous conter simplement son histoire. Il n’est jamais trop tard pour bien faire : C’est édifiant.

Alors il rappela la jeunesse de Juliette, ses débuts dans le monde des belles petites, sa fugue au quartier Latin, le retour sur la rive droite, les malpropretés de la période de dèche où elle se vendait pour un louis au premier venu, enfin son marché avec le petit père Gibard.

— C’est elle-même qui m’a dit tout cela à un moment où elle ne songeait pas encore à placer des capitaux, conclut-il philosophiquement. Vous voyez qu’il n’y a vraiment pas lieu de se désoler et que vous n’avez pas perdu un trésor inestimable… Et Cora, que devient-elle ?

Le prince rapporta son entrevue de la veille.

— Mais elle est folle, cette fille-là, reprit Valterre. Elle est capable de chercher encore à vous jouer un mauvais tour. Il est vrai que la leçon a été bonne et qu’elle ne trouvera peut-être pas tous les jours un Estourbiac…

Après un moment de silence, le vicomte, ne voulant pas laisser Fidé sous l’impression de sa tristesse, se mit à parler avec animation, passant d’un sujet à un autre, se moquant de la dernière conquête de Partisane, disant que le Young Club réclamait Taïko.

— Sacrebleu ! ajouta-t-il, mon cher, il ne s’agit pas de se rendre malade d’amour. Ça ne se porte plus, aujourd’hui, ces sentiments-là. C’est dix-huit cent trente. Voyons, que faisons-nous, ce soir ? Voulez-vous que je vous présente chez les de Maubourg ? Il y a réception et j’ai promis de vous y mener…

— Qui ça, les de Maubourg ?

— Vous savez bien, ces dames que nous avons rencontrées en entrant au Salon. C’est au faubourg… tout un monde que vous ignorez… Après, nous reviendrons au cercle.

Depuis longtemps, en effet, Taïko-Fidé désirait connaître ce quartier aristocratique, cette société choisie, marquée d’un caractère spécial par des siècles de sélection. Sans doute, plusieurs membres du Young Club appartenaient à ce milieu, mais sur le terrain neutre des salles de jeu, rien ne les caractérisait, si ce n’est peut-être une certaine élégance, une distinction natives et, par instants, des opinions politiques ou religieuses, toutes de surface, manifestées par convenance. Du reste, ils faisaient la fête comme chacun, parlaient l’argot des viveurs, jouaient et pariaient aux courses, autour des tapis verts, enrichissant par leurs folies les filles de la plèbe ennemie. Leurs femmes, rencontrées au Bois ou aux premières se confondaient avec les enrichies et les cocottes, dont elles suivaient aveuglément les modes capricieuses. Cependant, Fidé pensait que dans leurs hôtels, dont la porte s’ouvre difficilement aux intrus, ces descendants des vieux gentilshommes devaient se transformer en une société particulière, typisée par des idées, des manières et des mœurs de convention. C’était cette vie d’intérieur qui l’intéressait et l’attirait.

Il dîna avec Valterre. Au restaurant, ils rencontrèrent Partisane.

— Ce cher prince ! s’écria-t-il. Eh bien ! comment va, mon bon ?

Il se précipitait, exagérant les prévenances, comme affamé de politesse.

— Dites-donc, continua-t-il, il paraît que vous avez joliment arrangé le petit Estourbiac, depuis que je ne vous ai vu. Vous avez bien fait, c’est une bonne leçon. Depuis quelque temps, plusieurs de ces messieurs s’occupent de nous trop activement.

Il redressait sa taille de vieux beau, ridiculement carrée des épaules, tortillait sa barbe grisonnante, soigneusement peignée, plissait sa lèvre avec une morgue aristocratique.

— Vous êtes un des fidèles de madame de Maubourg, je crois ? interrogea Valterre.

— Peuh ! oui, j’y vais assez assidûment… Ce soir, justement, elle donne une fête… Vous devriez venir, ajouta-t-il en riant : la duchesse vous en veut de votre indifférence et peut-être espère-t-elle vous convertir…

— Eh bien ! nous partirons ensemble… J’ai l’intention de faire connaître cela au prince… Quant à nous convertir…

— Oh ! vous pouvez être sûr qu’elle le tentera, dit Partisane… Elle donne tout à fait dans la dévotion, maintenant. Aussi la fête de ce soir est-elle une soirée orthodoxe… Tenez, j’ai justement le programme.

Il tira de sa poche un petit papier plié en quatre. Valterre le lut à haute voix :


PROGRAMME DE LA FÊTE
qui se donnera dans les salons de
MADAME LA DUCHESSE DE MAUBOURG
rue de Lille
Le Jeudi…

Au profit de l’Œuvre des Banlieues

Prix d’entrée : 10 fr. par personne.

à huit heures

Ouverture des Salons par une Comédie
LA CLASSE
Jouée par les jeunes filles du patronage de
Saint-Germain-des-Prés
intermèdes. — chansonnettes comiques

GRAND THÉATRE BAMBOCHINET
Représentations dans le jardin s’il fait beau
JEUX VARIÉS
LA SOCIÉTÉ CHORALE DES ENFANTS DE SAINT-JOSEPH
Buffet. — Vente de gâteaux et rafraichissements

de toutes sortes.

Suivait la liste des zélatrices de l’Œuvre chez lesquelles on pouvait prendre des billets. On y voyait un curieux assemblage de noms outrageusement roturiers et de titres datant des croisades, les d’Hautfort, les de Maraincourt à côté des Trognon, les Gosselard auprès des comtesses de Luçay et de Rochetaillée. Un seul mobile, le sentiment religieux, avait pu réunir dans une communauté de but ces personnalités dissemblables.

Tout en lisant le programme de la soirée, le vicomte soulignait chacun des titres de remarques railleuses. Il conclut en disant que sa cousine n’offrait pas des divertissements catapulteux, qu’on allait se rendre malade à s’amuser tant que ça. Mais Partisane, très digne, répondait que c’était idiot, d’accord, mais qu’il fallait avant tout le bien de l’Œuvre, que les catholiques, les gens du monde, devaient s’unir pour résister au torrent révolutionnaire qui rompait ses digues. Et puis, la duchesse avait toujours été de mœurs très sévères, elle ne voulait pas suivre la mode et faire venir des cantatrices chez elle.

Partisane, emporté par l’ardeur du discours, moralisait.

Taïko-Fidé s’étonnait d’entendre causer ainsi ce sceptique, ce joueur, ce blasé, qui, n’ignorant aucune des corruptions de Paris, menait une vie dissolue et parlait ensuite de principes et d’institutions nécessaires. N’ayant jamais étudié le caractère politique des Français, il ne comprenait pas trop ce qui signifiaient les phrases de Partisane. Il cherchait dans la nation fort tranquille et en apparence d’opinion unanime, le torrent révolutionnaire et ne le voyait point. Il se demandait pourquoi ces gens qui vivaient fort tranquillement de leurs rentes s’occupaient du peuple, lequel les laissait parfaitement en repos. Il n’avait jamais vu d’aussi près, surtout, cette passion religieuse inconnue au Japon…

Ils montèrent dans la voiture de Valterre. Partisane, redevenu très gai, contait des anecdotes, en s’adressant particulièrement au prince.

— Il y a, sur la duchesse, une histoire amusante. Je vais vous la conter, ça vous mettra au courant… Ça date de la jeunesse de Mme de Maubourg. Elle avait été élevée au Sacré-Cœur. C’est vous dire combien elle était pieuse et innocente… à croire qu’on venait au monde sous des choux. Du reste, sa mère, Mme d’Arvaroy, ne plaisantait pas sur ce chapitre. Elle avait conservé les vieilles traditions, que représente si bien sa fille, aujourd’hui. Toujours est-il que M. de Maubourg, commençant à se sentir très fourbu, demanda la main de la jeune fille. Il était connu… vieux nom… grande fortune. Il fut trouvé très convenable. On discuta les dots : deux millions de chaque côté, sans compter les espérances. Le mariage se fit. Naturellement Mlle  d’Arvaroy n’avait pas été consultée, mais dans ce cas même, il est probable qu’elle eût accepté de grand cœur… Elle ne voyait, en effet, derrière le mariage, rien autre chose que la robe blanche, les diamants, les voitures, les bals, la liberté, enfin, au lieu de la réclusion sévère où elle vivait… C’était une petite merveille d’ignorance, comme dit la vieille baronne d’Antremont. Le duc de Maubourg fit galamment les choses… Tout alla bien jusqu’au moment où il rejoignit dans la chambre nuptiale sa jeune femme, qui avait été couchée cérémonieusement au fond du lit d’apparat… Mme d’Arvaroy, très prude, et s’en fiant à son gendre, n’avait adressé à sa fille que des recommandations fort vagues. Or, explique qui pourra la chose, le duc s’y prit-il maladroitement, fut-il trop vif, la naïve épousée ne voulut-elle aucunement prêter attention, toujours est-il qu’à un moment elle bondit hors du lit, en chemise, irritée, rouge de honte et jetant sur son mari des regards furieux… Le duc, pour éviter une surprise du dehors, avait fermé la porte. Il essaya d’abord de faire reprendre à sa femme une place dans le lit commun. D’une voix douce, persuasive, il discourut longtemps, parlant de devoirs conjugaux, de coutume, que sais-je ? Mais la jeune femme, debout contre la porte, frémissante, la poitrine agitée, ne bougeait point et laissait dépenser toute cette éloquence en pure perte. Alors il se leva et voulut aller vers elle. Elle bondit aussitôt en poussant un cri d’effroi et se mit à courir autour des meubles et des fauteuils. Le duc, un peu impatienté, se piqua au jeu. D’ailleurs, ce qu’il voyait dans cette course d’obstacles, ravivant ses désirs, lui donnait des ailes… Elle, toujours terrifiée, sautait, bondissait, courait à perdre haleine, renversant les chaises, brisant les potiches. C’était un steeple-chase inénarrable… Le duc commençait à craindre que le vacarme de cette poursuite n’attirât quelqu’un. Il s’arrêta. Juste à ce moment, la jeune duchesse avait remarqué un meuble de Boule assez élevé. Approchant un guéridon, elle s’en servit comme d’escabeau, et, légère, s’élança sur le meuble, où elle se tapit dans le coin le plus reculé. Pour le coup, M. de Maubourg, essoufflé, craignant d’ailleurs un accident, s’arrêta. La nuit de noces se passa ainsi. Il fallut, le lendemain, l’intervention de Mme d’Arvaroy pour décider la nouvelle mariée à remplir ses devoirs d’épouse. On eut grand’peine à lui faire comprendre que la conduite de M. de Maubourg était toute naturelle… Le duc ayant conté sous le sceau du secret cette amusante aventure à un de ses intimes, bientôt tout Paris connut l’anecdote. On vint en procession voir le petit phénomène. La partie féminine, sous prétexte de visiter l’aménagement, cherchait curieusement le meuble de Boule, on lançait des allusions d’allure très innocente qui, pourtant, faisaient rougir la petite duchesse… N’est-ce pas crevant ? Aujourd’hui, l’anecdote est oubliée…

— Je crois, du reste, interrompit Valterre, qu’il y a là-dedans beaucoup d’exagération… En tout cas, Mme de Maubourg a rattrapé le temps perdu… Elle a eu cinq enfants… Je crois bien que ses deux filles, qui se sont mariées assez tôt, avaient une dose d’innocence au moins égale, mais, avertie par l’expérience, la duchesse a dû prendre ses précautions à temps.

— Est-ce une de celles-là que nous avons rencontrée au Salon ? demanda le prince. Elle m’a paru fort belle…

— Non, c’est la troisième, mademoiselle Solange de Maubourg. Elle est encore libre, quoique fort courtisée, ajouta le vicomte en souriant, et si l’envie vous prend de vous mettre sur les rangs… nous voici arrivés, je vous présenterai…

Ils étaient dans la rue de Lille. Au coin du boulevard Saint-Germain, des sergents de ville faisaient placer les voitures sur deux files. Elles arrivaient de tous côtés en grand nombre, comme pour une réception dés ministères. Dans la foule brillante des équipages, quelques rares fiacres faisaient des taches poussièreuses, malpropres, piteuses, et par les portières des coupés s’apercevaient des coiffures artistiques, des uniformes brillants d’or et scintillants de crachats, des toilettes claires et des dentelles.

Devant la porte de l’hôtel, de grands laquais à culotte courte, en tenue sévère, recevaient les nouveaux arrivants et les conduisaient aux salons de réception. On traversait une cour centrale, autour de laquelle se dressaient les bâtiments immenses aux larges fenêtres, d’une architecture sobre de décorations. Cet hôtel, dans la journée, lorsque tout était tranquille, devait avoir des aspects de vieux couvent. La fête se tenait dans les appartements du bas, une sorte de rez-de-chaussée surélevé, et dans le jardin. En entrant par la porte du milieu, était en face, un escalier monumental, décoré sévèrement de sombres tentures et dont les gigantesques spirales montaient pareilles à une tour de Babel. Dans l’espace vide, un lustre étincelant jetait ses clartés et se balançait légèrement au bout d’une corde métallique, hardiment suspendue au plafond. À droite et à gauche les lumières répandues à profusion, les fleurs posées dans les coins mettaient des tonalités étranges au milieu des vastes salons antiques. À l’entrée, un contrôleur vérifiait les billets, afin qu’il ne se glissât point dans l’hôtel quelque profane, car, quoique ce fût une soirée payante, les cartes d’entrée avaient été données seulement à des habitués ou à des amis tout à fait intimes des dames patronnesses. Près de la porte, Mme de Maubourg debout, vêtue très simplement, adressait aux nouveaux venus qu’elle connaissait, des paroles aimables. Elle eut à la vue de Valterre, un petit geste de menace, en brandissant son éventail.

— Vous voilà enfin, beau cousin. Il a fallu pour le moins que M. de Partisane vous trainât ici… sans quoi…

Le vicomte s’excusa… il avait mille occupations… Chaque fois qu’il voulait venir rue de Lille, un accident le retenait…

La duchesse souriait. Valterre, se retournant vers son ami qui attendait, assez embarrassé, fit la présentation. Le jeune homme s’incline. Mme de Maubourg prononça quelques paroles gracieuses, puis, comme d’autres personnes entraient :

— Je vous reverrai dans la soirée. Allez vite prendre vos places, vous vous attireriez la colère des dames.

Ils passèrent. Au fond d’un salon immense, une sorte de théâtre avait été dressé. En face, sur un océan de chaises, se tenaient les spectateurs, dans des attitudes diverses. Beaucoup étaient déjà arrivés. Sur les côtés, quelques dames patronnesses s’occupaient de l’ordre et dirigeaient les laquais, avec de petits gestes impatientés de leur éventail. Elles étaient en général assez âgées et pour la plupart fort laides.

— Ces fêtes-là les vengent des bals où elles ne brillent guère, dit Valterre.

Partisane alla présenter ses hommages à l’une d’elles.

— Madame Trognon, reprit Valterre… C’est ma bête noire. Il faut que je vous en dise du mal tandis que Partisane est absent.

Il continua ses explications. C’était la veuve d’un notaire du faubourg, un de ces vieux tabellions fidèles comme on en trouve dans l’histoire et dans les pièces de Scribe, pieux, dévoués, graves… et faisant entre temps leur pelote. Trognon possédait déjà une grosse fortune lorsqu’il se maria. Sa femme, très intrigante, très soutenue par les Pères, lui procura les plus belles relations. Malgré sa position, malgré son nom ridicule, elle eut le talent de se faire accueillir partout. Après la mort de son notaire de mari, elle tenta même de faire complètement peau neuve. Son nom la gênant ; elle s’adjoignit la particule et la désignation d’une terre qu’elle possédait. Pendant quelque temps elle se fit appeler Mme Trognon du Houttoir. Mais la très spirituelle et très méchante vicomtesse de Lunel ayant dit que l’ex-notairesse aurait mieux fait de prendre le nom de Chou qui lui convenait davantage, le mot fit fortune et fut répété par une bonne amie à Mme Trognon, qui jugea utile de borner là son essai d’anoblissement. Aujourd’hui, quoique généralement détestée, elle possède une grande influence dans le faubourg. Elle est le bras droit du Père Boussu, un homme admirable. Elle fait partie de toutes les œuvres pieuses. On la craint à cause de cela et on l’accueille en considération de ses millions.

— Je ne serais pas surpris, ajouta Valterre, que Partisane eût des vues sur elle. Il vient un moment où les plus grands diables se font ermites — surtout quand ils sont décavés…

— Tout cela est bien extraordinaire, dit Fidé, surpris…

Valterre allait continuer, mais la représentation commençait. Les acteurs étaient, comme le portait le programme, des enfants de l’Œuvre. La comédie La Classe, une de ces pièces très banales et doucement niaises, comme on en fait pour l’usage spécial des séminaires, ne comprenait pas de rôles d’hommes. C’était une série d’incidents et de plaisanteries enfantines, avec des calembours pacifiques sur l’infinitif, l’imparfait ou la conjonction, un fort méchant participe qui ne veut pas s’accorder avec son verbe. Cela avait un parfum de sacristie. Les assistants, hommes et femmes, s’ennuyaient miraculeusement. Pourtant, ils avaient l’air très attentifs, étouffaient de discrets bâillements et, par instants, applaudissaient de leurs mains gantées. Il fallait bien encourager l’Œuvre. D’ailleurs, que pouvait-on exiger d’êtres d’une espèce aussi évidemment inférieure ? On adressait, le sourire aux lèvres, des compliments aux dames patronnesses, très satisfaites, grimaçant des mines. L’assemblée semblait un parterre de patriciens romains assistant aux jeux de leurs esclaves.

— Vous savez, cher, dit Fidé, ce n’est pas tordant.

Valterre racontait des drôleries à sa voisine, la comtesse de Barrol. Il se retourna.

— Non, mais c’est éminemment moralisateur.

— Vous croyez ? reprit Fidé. À quoi cela sert-il ?

— Parbleu, mon bon, vous avez de la chance que Mme Trognon ne vous entende point. À quoi cela sert ? Mais, d’abord, à produire de l’argent pour l’Œuvre des Banlieues, une œuvre excellente, destinée, comme dit Partisane, à endiguer le flot révolutionnaire, à répandre les principes religieux dans les masses, dans le peuple.

— Comment est-ce donc organisé ?

— L’Œuvre ?

— Oui.

— Eh bien ! il y a d’abord les dames patronnesses… puis, les membres souscripteurs, puis les membres actifs. On recrute dans les faubourgs des jeunes filles qu’on réunit le soir, auxquelles on apprend à coudre pieusement et à jouer des comédies édifiantes, comme celle-ci, ce qui les empêche de mal tourner… ou du moins recule l’heure où elles vont rejoindre leurs amants… Il y a des cercles pareils pour les hommes. Ça soutient la religion et ça occupe les dames patronnesses… Par exemple, ajouta le vicomte, avec un air piteux, ça ne serait pas drôle pour les pauvres gens qui assistent à ces réunions vertueuses, s’ils n’avaient, comme moi, de charmantes voisines auxquelles ils peuvent dire des tas de choses aimables…

— Taisez-vous donc, incrédule ! interrompit la jolie comtesse avec un rire discret.

Ils reprirent leur pose attentive et ennuyée.

— Je dois avouer, reprit la comtesse de Barrol, qu’il faut avoir un grand fonds de charité pour s’occuper de ces espèces…

— Ou des raisons particulières, dit Valterre.

— Vous êtes bien méchant pour les dames patronnesses, vicomte, répliqua la comtesse avec une moue railleuse,

De nouveau, le prince questionnait :

— Mais, comment se fait-il que la duchesse, la femme hautaine et dédaigneuse que vous m’avez dépeinte, consente à ces invasions dans son hôtel ?

— Ah ! il y a le Père Boussu…

— Le Père Boussu ?

— Oui. Un saint homme… tenez ce gros jésuite apoplectique que vous voyez là-bas. C’est lui qui dirige toutes les consciences du faubourg, qui organise ces petites fêtes. C’est une puissance… Tout le monde en raffole…

— Pourquoi ?

— La religion, cher, toujours la religion. Au fond, ma noble cousine abhorre ces filles du peuple. C’est peine si elle consentirait à les toucher avec des pincettes. Elle méprise presque autant la bourgeoisie et ne tendrait pas la main aux trois quarts des gens titrés qui se trouvent ici, trouvant leur blason trop douteux. D’un autre côté, avec ses idées de l’ancien régime et ses mœurs austères, elle ne comprend que la vie de famille, des réceptions peu nombreuses, en petit comité. C’est à peine si elle se décide à donner de temps à autre une sauterie où les plus intimes seulement sont convoqués. Pourtant, elle laisse mettre au pillage ses appartements et son jardin dans l’intérêt de l’Œuvre. C’est qu’aujourd’hui la religion est en péril et que tout doit disparaitre devant cette considération…

— Qui donc la menace ? demanda Fidé.

— Vous savez bien, le flot révolutionnaire… la démagogie…

— Comment cela se manifeste-t-il ?

— Ah ! pour le coup, mon bon, vous êtes trop curieux.

Il y eut un silence.

— Vous ne m’avez toujours pas montré Mlle  de Maubourg, reprit le prince.

— Tiens, c’est juste. La voici, là-bas, au premier rang, avec d’autres jeunes filles, la brune Irma d’Alseperaut… Dans un instant, quand cette machine sera terminée, je vous présenterai… Vous ne la reconnaissez pas ? cette grande blonde, à gauche…

Ma foi si, il la reconnaissait bien. Cette douce figure un peu espiègle, avec les joues roses et les mines d’une pensionnaire, lui était demeurée, sans qu’il sût pourquoi, gravée dans la mémoire. C’est qu’elle lui rappelait vaguement, avec des raffinements de beauté, le visage des femmes de là-bas, des Japonaises de Yedo. Cette ressemblance, mêlée de souvenirs, lui mettait au cœur une douce émotion. Il avait tant souffert par l’Européenne, que maintenant, au sortir d’une crise terrible, il aimait à se rappeler les jolies Japonaises aux pieds fins, si aimables, si peu capables d’inspirer des passions troublantes, et qu’embellissait encore le charme particulier aux choses passées. Cette impression, il l’avait eue, rapide, la première fois qu’il avait rencontré Solange à la porte du palais de l’Industrie, mais, au milieu des graves événements du soir et du lendemain, il l’avait oubliée. Maintenant, elle revenait, plus vive, emplissant son cœur d’un attendrissement.

Le Participe, après des jours sans nombre, ayant fini par s’accorder avec son Verbe, la toile tomba. On applaudit, puis avec un empressement à peine dissimulé par la politesse du public, on se leva pour aller au jardin ou au buffet. On félicitait au passage, à la volée, les dames patronnesses.

Le vicomte de Valterre échangeait à voix basse quelques mots avec sa voisine. Elle lança un regard rapide et lui dit en se sauvant :

— Oui, puisque vous le voulez, mauvais sujet.

Alors, Valterre, très content, prit le bras de Fidé. Traversant la foule, ils arrivèrent rapidement auprès de Mlle de Maubourg.

— Charmante cousine, dit le vicomte en s’inclinant avec une courtoisie chevaleresque, un peu moqueuse, je vous présente mon ami le prince Taïko-Fidé, qui ne vient pas du Japon pour vous voir, mais qui l’eût certainement fait s’il eût pu supposer qu’il existât en Europe une aussi adorable personne.

Fidé, ému, balbutia quelques mots incompréhensibles. Il était devenu tout pâle.

— Vous êtes toujours fort méchant, monsieur, répondit en souriant la jeune fille, mais je vous le pardonne volontiers, vous venez si rarement exercer ici votre méchanceté !

Pendant un instant ils échangèrent encore des plaisanteries. Mlle d’Alseperaut s’était mêlée à la conversation. Le prince, muet, admirait Solange de Maubourg, attachant sur ce visage de vierge blonde ses noires prunelles. De temps à autre, les jeunes filles s’interrompaient pour répondre à des saluts. Valterre, de sa voix railleuse, faisait l’éloge de la comédie.

— Mais, ajouta-t-il, nous ne voulons pas vous accaparer, mesdemoiselles, nous nous attirerions trop de haines. D’ailleurs, il est indispensable que nous voyions le Grand Théâtre Bambochinet.

Et, saluant avec son aisance aristocratique, il s’éloigna, entraînant Fidé.

— Elle s’est faite… elle est devenue gentille, ma cousine, dit-il.

— Oui, bien belle, murmura le prince.

Valterre, étonné de l’accent qu’il mettait à ces mots, le regarda :

— Ah ! cà, est-ce que vous en seriez amoureux ?… Ça serait tordant… Vous n’êtes pas un homme, mon bon ; vous êtes un morceau d’amadou… Ce serait, du reste, un meilleur choix que l’autre… Par exemple…

Il se mordit les lèvres et n’acheva pas sa phrase.

Le vaste jardin de l’hôtel de Maubourg présentait un aspect féerique. Les plus petits recoins avaient été illuminés. Autour du tronc énorme des arbres centenaires, des rangées de lanternes vénitiennes projetaient leurs clartés multicolores. sur le vert sombre des feuilles. Des ballons lumineux accrochés aux branches brillaient, pareils à d’énormes vers luisants. Au centre des espaces libres, deux théâtricules étaient installés et tout autour de la grande pelouse verte, les Enfants de Saint-Joseph, société chorale d’un cercle catholique ; attendaient, rangés en rond, le moment de commencer, vocalisant doucement. Dans les allées, passaient par groupes les invités, mêlant le fouillis disparate de leurs costumes. Le spectacle était vraiment étrange et pittoresque.

— Maintenant que nous avons vu cela, dit Valterre, nous ne ferions pas mal de filer, si nous voulons échapper au Bambochinet.

Sans mot dire, Fidé le suivit. En sortant du jardin, ils se trouvèrent face à face avec la duchesse.

— Il paraît que vous critiquez fort notre fête, vicomte, dit-elle. Mlle d’Alseperaut me l’a rapporté. Vous préférez sans doute les bals. Eh bien, dites que je ne vous gâte pas ! Je donne mardi une soirée dansante. Vous y viendrez ? Solange compte sur vous. Ce sera tout à fait intime.

Valterre fit un signe d’acquiescement.

— Monsieur le prince voudra-t-il vous accompagner ? Je suis très sans-façon, dit-elle de sa voix fière, mais c’est ainsi qu’on pratique l’hospitalité vraie.

Taïko-Fidé remercia. Ils s’éloignèrent.

— Vous êtes vraiment privilégié, remarqua le vicomte. Il est rare que Mme de Maubourg prodigue ainsi ses invitations… Après ça, peut-être veut-elle vous convertir, vous aussi… Pour ma part, je crois que Mlle d’Alseperaut réussirait mieux…

— Il faut le lui proposer.

— Ah bien, oui, les jeunes filles, c’est trop dangereux…

— Dangereux ?

— Oui, parce qu’on est exposé à les épouser, — ce qui est contraire à mes principes.

Et Valterre, railleur, alluma un havane avant de remonter dans sa voiture. Au loin, assourdis par les bâtiments de l’hôtel, on entendait les éclats de voix de la Société de Saint-Joseph, exécutant une cantate sous les arbres du jardin. Fidé éprouvait comme un regret d’être sorti si rapidement. Il lui semblait que dans le vieil hôtel de la rue de Lille quelque chose de lui était resté.