Paul Ollendorff (p. 218-237).

X

rue de lille


Quelques bonnes amies de Cora, au courant de sa mésaventure, s’étaient moquées de sa jolie vengeance, ce qui la mettait dans des rages bleues et troublait complètement sa cervelle exaltée. Estourbiac, à peu près guéri, devenu son amant en titre, ne semblait pas pressé le moins du monde de recommencer la dangereuse partie de Maisons-Laffitte. Grâce à une savante manœuvre inspirée à Cora, et au bruit fait par son duel, il était entré au Tout-Paris avec une situation assez modeste, il est vrai, mais qu’il espérait bien améliorer, et son seul regret provenait de ses relations perdues. En effet, le monde des viveurs lui battait un peu froid, depuis son article contre le prince Ko-Ko. Cela faisait en outre l’objet de continuelles disputes entre Cora et lui. Un jour, exaspérée par l’idée qui la hantait, elle s’écria :

— Que tu veuilles m’aider ou non, je me vengerai… Je le tuerai !…

Il sourit doucement sans répondre, très incrédule. Pourtant, à la suite de cette exclamation mélodramatique, voyant qu’elle gardait un silence sombre durant plusieurs jours, et qu’elle paraissait méditer quelque chose, il commença à s’inquiéter. Avec sa tête de linotte et les idées baroques qui la prenaient parfois, il la savait capable de toutes les sottises.

Un soir, il la surprit, lisant attentivement une affaire d’assises ; il s’agissait d’une jeune femme accusée d’avoir défiguré un amant infidèle en lui jetant au visage le contenu d’une fiole de vitriol. Le jury l’avait acquittée. À table, ils discutèrent la décision des jurés. Cora trouvait qu’ils avaient eu bien raison. À la place de la femme, elle agirait comme elle. Cela devenait bête, à la fin, de voir toujours les femmes sacrifiées sans qu’elles pussent rien dire. Si on prenait l’habitude de se venger, les hommes regarderaient à deux fois avant de vous lâcher. Estourbiac exprima gravement son opinion. Il pensait qu’on s’engageait dans une voie déplorable. Quels que soient les torts de l’homme, on n’a pas le droit de le tuer. Il est défendu de se faire justice soi-même. Sans quoi, c’en est fait de la civilisation, on retourne à l’état de barbarie…

— Et si personne ne veut vous rendre justice ? reprit Cora.

Ils se querellèrent. Estourbiac haussa les épaules. Cora, obstinée, montra du doigt le titre de l’article et dit :

— Je ferai cela.

La résolution farouche qui brillait dans ses yeux donna des inquiétudes au journaliste. Il se promit de la surveiller. Un soir, en rentrant, il trouva sur le guéridon quelques mots griffonnés à la hâte par Cora, au travers d’un morceau de papier.


C’est pour ce soir. Lorsque tu liras ceci, je serai vengée.

Cora.

Décidément, c’était vrai, cette fille tenait à faire du roman-feuilleton. Il ne perdit pas de temps à réfléchir et, arrêtant une voiture, il donna l’adresse du prince en promettant un fort pourboire. Le cocher enveloppa ses rosses d’un violent coup de fouet qui les fit sauter des quatre pieds. Arriverait-il à temps ? Il le fallait à tout prix. S’il pouvait sauver le prince, cela ferait oublier la vieille histoire. D’ailleurs, après le duel de Maisons-Laffitte et sa liaison assez malpropre, ne l’accuserait-on pas de complicité avec Cora ? Il se mordait les lèvres d’impatience. Taïko-Fidé n’était pas chez lui. On donna à Estourbiac l’adresse de Mme de Maubourg. Il se rejeta dans sa voiture qui partit au galop.

C’était justement ce mardi soir, où les deux amis devaient aller à une sauterie chez la duchesse. Par un hasard assez extraordinaire, ils ne s’étaient pas revus depuis la fête de l’Œuvre des Banlieues. Fidé, décidément atteint de mélancolie, ne sortait point, s’abimant en des rêveries où persistaient les images de Juliette Saurel et de Mlle de Maubourg, l’une douloureuse, l’autre souriante. Le vicomte de Valterre vint, le mardi dans l’après-midi, trouver le prince. Il était un peu pâle, avec des yeux agrandis, fatigués, mais il paraissait plein d’une joie exubérante, causant vivement, fredonnant des airs, ne pouvant demeurer en place :

— Vous avez l’air, mon cher Valterre, de sortir d’une boîte à musique, dit Fidé ébahi.

Le vicomte se mit à rire.

— Pas précisément…

Puis, brusquement, il frappa sur l’épaule de Fidé.

— Cher bon, on a beau dire… Il faut que nous soyons crânement bêtes tout de même… Il n’y a que les femmes du monde : discrètes, spirituelles, délicates… Comment diable peut-on leur préférer Nini Patte-en-l’Air ou Berthe Galoche ?

Le prince le regardait ; émerveillé de cet accès de lyrisme.

— Bon, voilà que je dis des bêtises, maintenant !… Ah ! cher, quelle délicieuse semaine j’ai passée !… Voilà comme je comprends la femme…

Il se tut soudainement. Pendant tout le temps du dîner, ils causèrent de l’amour.

— C’est bizarre, remarqua Fidé, vous comprenez l’amour comme un sentiment passager, sans importance, devant à chaque instant changer d’objet. Moi je le conçois infini, immuable. Pourtant je suis le Japonais et vous le Parisien…

Ils discutaient encore, en sortant. Ils s’habillèrent et partirent pour la rue de Lille. Le prince se réjouissait à l’idée de revoir Solange de Maubourg, et Valterre, qui pourtant d’ordinaire détestait ces soirées, paraissait également joyeux. Arrivés au milieu de la rue de Lille, ils descendirent de la voiture. Presque en même temps, Estourbiac, sautant à bas d’un fiacre, courait vers eux en criant :

— Prenez garde !

Il avait vu Cora qui s’élançait, sortant d’une encoignure et dissimulant quelque chose dans sa main droite. Brusquement, elle se planta devant Taïko. Heureusement, le vicomte eut le pressentiment d’un malheur et, s’élançant désespérément, il saisit le bras de la jeune femme au moment où elle le ramenait en avant. Un liquide jaunâtre, écumeux, s’échappa d’un flacon ouvert qu’elle brandissait, mais l’intervention de Valterre empêcha le vitriol d’atteindre le visage du prince et les vêtements seuls furent inondés.

Estourbiac poussait des exclamations, injuriait Cora, tenant à dégager sa responsabilité. Puis il s’adressa à Fidé :

— Par bonheur, vous n’êtes pas atteint dangereusement. Je venais pour vous prévenir. En de pareilles circonstances, les dissentiments disparaissent… Il faut vite changer de vêtements.

On fit entrer le prince dans la maison la plus proche, on le déshabilla et on lui versa de l’eau froide sur le corps. Quelques gouttelettes acides seulement, traversant le drap, corrodaient la peau. Le visage était intact.

— Habillez-vous comme vous pourrez, dit le vicomte, pâle encore d’effroi, nous allons livrer cette furie à la justice.

Cora, le visage décomposé, l’œil hagard, demeurait muette, fronçant les sourcils, un peu effrayée à l’idée du commissaire de police, mais contente de l’effet produit.

— Non, répondit Fidé, tranquillement, laissez-la aller, je lui pardonne. Je vous remercie, Valterre. C’est un service de plus dont je vous suis redevable…

— Monsieur, continua-t-il en s’adressant à Estourbiac, j’espère que nous nous reverrons dans des circonstances moins agitées. Voici ma main.

Le journaliste la prit, balbutia encore quelques explications, puis tout-à-coup redevint très familier. Enfin il sortit.

La gravité même du danger couru donnait au Japonais un sang-froid particulier. Il s’exprimait lentement, avec une sorte de tranquillité un peu affectée :

— Cher bon, reprit-il, veuillez faire avancer la voiture pour que nous retournions chez moi. Je m’habillerai. Il ne faut pas que nous arrivions trop tard à l’hôtel de Maubourg. Je tiens à répondre à la gracieuse invitation de la duchesse

Une heure après, un laquais les annonçait dans le salon de Mme de Maubourg.

— Toujours en retard, vicomte, dit gaiement la vieille dame.

Valterre s’inclina sans mot dire. Il avait été convenu qu’on garderait le silence sur l’événement.

Les invités, ce soir-là, ne ressemblaient guère au mélange bizarre de la fête précédente. La réunion, peu nombreuse, triée sur le volet, passée au crible de l’orgueil et des préjugés nobiliaires, se composait en majeure partie des alliés de la famille et comprenait les noms les plus illustres parmi la vieille noblesse française. Seuls, un ambassadeur de Russie au Brésil, en villégiature à Paris, le prince Fidé et le compositeur Otto Wiener faisaient tache. On invitait ce dernier à cause de son talent, comme on eût loué une serinette remarquable, et l’opinion qu’on avait de lui tenait le milieu entre l’objet de curiosité et le chien havanais de la duchesse. Quand on lui adressait la parole, c’était avec une sorte de mépris affectueux et les compliments qu’on lui faisait lorsqu’il venait d’exécuter un morceau, étaient prononcés d’un ton de protection.

Il y avait, dans le salon, peu de jeunes visages : la baronne d’Hautfort, la comtesse de Barrol, Solange de Maubourg et sa sœur Berthe de Lomérie, la vicomtesse de Lunel, Irma d’Alseperaut, pour le côté femmes, Valterre, Fidé, MM. de Lomérie et de Lunel, Gontran de Maubourg parmi les hommes. Otto Wiener ne comptait pas. Tous les autres avaient dépassé la quarantaine, largement pour la plupart. Les toilettes de demi-soirée, très peu décolletées, accentuaient encore l’aspect sérieux de la réunion.

En attendant une petite pièce, qui devait précéder la sauterie, on conversait par groupes, autour de la cheminée. Les assistants faisaient des efforts pour trouver des sujets intéressants et dès que quelqu’un parvenait à sortir des banalités ordinaires, tous à l’envi élevaient la voix, heureux de la découverte, élargissant les commentaires. Notamment, le vieux James de Thierry, un gâteux vénérable, exaltait le dernier sermon de ce miraculeux Père Boussu, un ange égaré sur la terre.

Le grand salon dégarni des vieux meubles sévèrement ornés qui lui donnaient un aspect moyen-âge, avait perdu son caractère de gravité antique. Les sièges conservés autour du foyer et dispersés selon la fantaisie de chacun, ne parvenaient pas à remplir le vide ménagé pour la danse. C’était la salle de conversation d’un grand hôtel, ce n’était pas le cadre d’une réunion intime.

Après quelques manœuvres savantes, le vicomte, se débarrassant du jeune Gontran qui recherchait son amitié pour se lancer, s’approcha de la comtesse de Barrol. Dès son entrée, il avait échangé avec elle un sourire et maintenant ils causaient à mi-voix, éclatant par instants en de petits rires, tandis que la vicomtesse de Lunel, dans un groupe entre l’ambassadeur, les deux filles de la duchesse et le prince, les surveillait, fronçant rageusement ses beaux sourcils noirs. Les conversations s’animaient un peu. Gontran, dépité de l’inattention de Valterre, taquinait Irma d’Alseperaut, à laquelle on le fiançait depuis longtemps. L’ambassadeur, ayant disserté d’un ton prud’hommesque sur les inconvénients et agréments des pays chauds, questionnait le prince, parlait de l’Orient, statistiquait les différences de mœurs et d’usages. Tout à coup la vicomtesse de Lunel qui, depuis un instant, tapotait avec impatience le bout de sa mignonne bottine contre le parquet, interpella Mme de Barrol.

— Vous aviez quitté Paris ces jours passés, Marguerite ; on ne vous a point vue ?

La comtesse tressaillit. Elle eut une nuance d’hésitation.

— Oui, j’étais en province…

— C’est ce que j’ai dit à M. d’Arpajon. Il prétendait vous avoir rencontrée à l’Opéra, un soir.

— Je crois bien que le marquis ne voit pas très clair, interrompit Valterre. Ne m’a-t-il pas conté un jour qu’il vous avait aperçue au Bois à sept heures du matin.

La vicomtesse se mordit les lèvres. Mme de Maubourg annonçait la comédie de salon. Les laquais disposèrent les paravents.

La chose, commise par M. de Lunel, qui se piquait d’avoir des lettres, était comme d’ordinaire une saynète à trois rôles, Monsieur, Madame et la bonne, personnage muet, tenant lieu de la porte dans : Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. M. de Lunel qui jouait le rôle d’homme avait essayé vainement de faire répéter la vicomtesse. Elle s’y refusa énergiquement. Mme de Lomérie, au contraire, saisissait cette occasion de montrer une toilette nouvelle. Et ils commencèrent une série de discussions fades, de tirades interminables, étalant tous les lieux communs sur l’amour et les domestiques, toute la pauvreté banale des conversations de salon. Mme de Lomérie entièrement à sa toilette, soignait ses attitudes, débitait ses répliques d’un air ennuyé qui disait clairement :

— C’est ridicule mais il faut bien que quelqu’un le fasse et je m’en moque.

Au contraire, M. de Lunel, un gentleman un peu âgé déjà, plein de correction autant que dépourvu de cheveux, mettait dans son jeu une conviction pleine de gravité, partagé entre le respect de son œuvre et sa raideur digne d’homme du monde. Et cela était très ridicule et prodigieusement fastidieux.

L’assistance écoutait pourtant attentivement, s’ennuyant avec distinction. On applaudissait discrètement des intentions auxquelles l’auteur n’avait jamais songé, on s’exclamait aux platitudes soulignées avec exagération. Il y eut pourtant un soupir de soulagement à la fin.

On enleva rapidement les paravents, les fauteuils furent disposés dans les coins. Le violon de l’orchestre accordait son instrument. Un quadrille commençait. Solange, entrainée par M. de Lunel, se plaçait en face de Valterre, conduisant Marguerite de Barrol. On réclamait de nouveaux danseurs. Les vieillards refroidis, hésitaient. Le prince s’excusa.

Tandis qu’on sautait en mesure, il ne pouvait se lasser d’admirer la beauté ; jeune et superbe de Mlle de Maubourg. Sur ses joues veloutées, l’animation et le plaisir de la danse mettaient un incarnat qui la rendait plus ravissante. Décidément, il l’aimait. C’était sot, absurde, impossible et pourtant c’était vrai. Certes sa folle passion pour Juliette Saurel n’était pas complètement étouffée ; en songeant à elle, il sentait encore son cœur se serrer. Mais, avec Juliette, il avait souhaité une vie ardente à Paris, au milieu de la civilisation raffinée, vie entremêlée d’âpres jouissances et d’amertumes délicieuses. Maintenant encore il lui semblait que les tortures venues d’elle seraient suivies de plaisirs aigus qui le feraient mourir en des voluptés infinies. Avec Solange, au contraire, il rêvait une existence toute de calme, de tranquillité, de joies douces et contenues où se mêlait inséparablement la vision des jardins de Mionoska, du vieux Fousi-Yama et des chères choses de là-bas, tant méprisées jadis. Ah ! cela eut été le bonheur ! Mais pouvait-il espérer que la fille de l’orgueilleuse patricienne, la millionnaire descendante des Maubourg et des d’Arvaroy répondit à sa passion bizarre ? Qu’était-il ? un Oriental, un Japonais, une sorte de curiosité à Paris, qu’on invitait à ce titre seulement. Il se sentait humilié, lui petit, jaunâtre, lorsqu’il se comparait à son ami le vicomte de Valterre, si élégant, si aristocratique, si finement distingué…

Entre deux figures de quadrille, Berthe de Lomérie prit à part Mme de Barrol et la questionna. Solange, s’approchant, écoutait curieusement. Cette conversation était sans doute fort intéressante, car les jeunes femmes la reprirent un instant après. À son tour, la vicomtesse de Lunel s’approcha. Maintenant, toutes jetaient du côté du prince des regards curieux. La duchesse, remarquant ce manège, crut qu’on s’étonnait de ne pas voir le jeune homme prendre part au quadrille. Elle alla vers lui :

— Ne dansez-vous pas, prince ? demanda-t-elle.

Fidé s’excusa. Il danserait dans un instant ; seulement il ne connaissait pas suffisamment le quadrille. Il préférait se risquer dans une danse de caractère. Il tâcherait d’être le moins japonais qu’il se pourrait…

— Justement, reprit la comtesse, M. Otto Wiener va exécuter une de ses valses les plus appréciées.

Dès que le quadrille fut terminé, Fidé se dirigea vers Mlle de Maubourg. Il avait, en l’invitant, un tremblement léger dans la voix. Solange accepta. Un instant après, ils valsaient, au rythme berceur des instruments. Tandis que Mlle de Maubourg effleurait à peine la terre de ses pieds mignons, Fidé, pâle, la poitrine oppressée, allait d’un mouvement doux, sans réfléchir, s’abandonnant au plaisir d’enlever entre ses bras le corps flexible et gracieux de Solange. Il n’éprouvait pas alors ces désirs furieux que Juliette rel lui avait inspirés. Une joie douce et pénétrante envahissait son âme, faisant vibrer tout le sentimentalisme nerveux de sa nature exceptionnelle, lui donnant le mélancolique désir de mourir ainsi, puisqu’il ne pourrait mériter jamais l’amour de cette enfant.

Tout à coup, il entendit la voix mutine de Solange qui lui disait :

— Vous ne souffrez pas, au moins ?

— Non, mademoiselle. Mais, pourquoi me demandez-vous cela ?

— Pourquoi ?… dame !… écoutez… Mme  de Barrol nous a dit ce qui vous était arrivé ce soir…

— Ah ! madame de Barrol… Alors c’est le vicomte qui m’a trahi…

— Justement… il paraît qu’il n’a rien à lui refuser.

— Savez-vous que c’est très méchant, ce que vous dites là, mademoiselle ?

— Vraiment !

Elle fixait sur le prince ses grands yeux interrogateurs. La première fois qu’elle l’avait vu, elle ne l’avait pas remarqué. Maintenant, elle savait son histoire, à peu près ; on lui avait raconté l’amour de Cora, le duel à Maisons-Laffite, l’attentat de la soirée. Ce jeune homme au teint brun, aux traits presque européens avec des détails de lignes rappelant l’Oriental, venant de si loin, menant la vie à grandes guides et se montrant d’une bravoure à toute épreuve, d’une délicatesse féminine inconnue de ses compatriotes, l’intéressait. Elle se sentait prise pour lui d’une sympathie plus grande encore, en voyant son visage empreint d’une tristesse étrange, nostalgique. Un moment ils cessèrent de valser et firent en marchant et conversant, le tour du salon. Ils causèrent comme de vieux amis. Très simplement, Fidé raconta en détail l’affaire de Cora, gardant le silence sur ses précédentes relations avec cette femme. Puis, Mlle de Maubourg lui posa une série de questions sur le Japon. Elle voulait savoir comment on vivait là-bas, quelle était la famille de Fidé, de quelle manière il avait été élevé, quelles raisons l’avaient décidé à venir terminer ses études en France. Le jeune homme lui donnait tous ces renseignements avec un luxe de détails et d’images, se laissant aller à de poétiques descriptions, parlant dans un attendrissement communicatif de la patrie, de son père, des années juvéniles passées à Mionoska, puis à Kioto. Ils valsèrent encore un instant. En revenant s’asseoir, Solange promit à Fidé de danser de nouveau avec lui pendant la soirée. Alors très joyeux, il rejoignit Valterre qui soutenait un brillant tournoi d’esprit contre la vicomtesse de Lunel. On fit silence en le voyant approcher. Évidemment il s’agissait de lui. Toute la partie féminine de l’assistance se trouvait la, sauf Solange et Irma d’Alseperaut. Évidemment la discussion avait bien posé le prince dans l’estime des dames. Elles se montrèrent extraordinairement aimables à son égard, prises d’un intérêt soudain. Madame d’Hautfort, l’influente amie de Mme de Maubourg, invita Fidé à un petit raout qu’elle donnait le jeudi suivant. Berthe de Lomérie, moins prudente que les autres, le regardait avec effarement, comme si elle eût cherché sur son visage des traces de vitriol. Gontran de Maubourg, enthousiasmé par ce qu’il venait d’apprendre, passa familièrement son bras sous celui de Taïko-Fidé et se mit à lui parler femmes. Il connaissait l’histoire de Cora ; c’était crevant, parole d’honneur ! Il n’y avait plus moyen de s’araser avec cette mode vitrioleuse ! Il y en avait une… de chez le père Monaïeul, qui l’avait menacé ; de le tuer, lui aussi… mais il s’en moquait comme de ça. Il y avait des p’tites très chic, chez Monaïeul, même qu’il voudrait joliment y être en ce moment. C’est rasant, les soirées de famille… on n’a pas idée de ça !…

Le prince, ennuyé de ce bavardage, cherchait à s’esquiver. Mais Gontran, très fier de causer intimement avec un héros, continuait : Lui, en fait de réceptions, il ne comprenait que les réunions nombreuses, avec beaucoup de jeunes gens, de jeunes femmes, de jolies toilettes… où on pouvait faire sa cour dans les coins et jouer… Mais la duchesse ne voulait pas entendre parler de bals semblables. C’est à peine si elle avait consenti à ce que sa fille promit d’aller, le jeudi suivant, chez la bonne douairière d’Antremont qui donnait une grande soirée dansante… En voilà une qui menait une vie amusante, Solange !… Vrai, il la plaignait…

Fidé, intéressé, nota au passage ce renseignement :

— Ah ! vous allez jeudi chez la baronne d’Antremont ?

— Pas moi, ma sœur… je fais la fête, ce soir-là… je soupe chez Brébant…

— Le prince dissimula un sourire. Rapidement, il entrevit la possibilité de revoir Mlle de Maubourg.

— Je serais très désireux, dit-il, d’assister à cette soirée… mais je ne sais…

— Oh ! ce n’est pas difficile… Venez, je vais vous présenter à la baronne, elle vous invitera tout de suite… vous verrez…

Taïko-Fidé se laissa entraîner dans un coin du salon où la petite douairière faisait des grâces au milieu d’un cercle de gens d’aspect vénérable… Gontran ne s’était pas trompé. Au bout de deux minutes de conversation, Mme d’Antremont, avec des minauderies de l’autre siècle, conviait le prince à sa petite fête.

Il remercia.

Deux ou trois fois encore, il dansa pendant la soirée, attendant avec une impatience fébrile le moment de redevenir le cavalier de Mlle de Maubourg. En mettant sa petite main finement gantée dans celle du prince, Solange tremblait légèrement. Elle éprouvait une émotion inexplicable. Un instant ils valsèrent sans mot dire.

— Je songeais à quelque chose d’étrange, dit brusquement le prince… Ainsi, j’aurai eu le bonheur de vous parler longtemps, de valser avec vous… Il me semble que je vous… connais depuis des siècles, et peut-être ne vous reverrai-je jamais ?

— Quittez-vous donc Paris ? s’écria Solange.

— Non, mais Mme de Maubourg reçoit rarement et je ne sais d’ailleurs si elle me fera l’honneur de m’inviter encore…

— Mais nous ne sommes pas des recluses, reprit la jeune fille ; nous sortons…

— Oui. Aussi pourrai-je vous saluer quelquefois, dit le prince avec amertume… Me reconnaîtrez-vous seulement ?

Après une minute de silence embarrassant, il reprit :

— Serez-vous à la soirée de la baronne d’Antremont ?

— Oui, je l’espère ; nous avons promis, du moins. Vous y allez ?

— Maintenant, oui, j’irai… Aurai-je le bonheur de danser encore avec vous ?

— Vous exagérez, dit Solange en riant nerveusement… Mais pourquoi me demandez-vous cela ?

L’orchestre entamait les mesures finales. C’était la dernière danse annoncée. Une atroce douleur serra le cœur de Fidé. Il allait partir…

— Pourquoi ? répéta-t-il. Pardonnez-moi, mademoiselle, ce que je vais dire… je suis bien sauvage, mais bien sincère… parce que je vous aime !…

Elle lui lança un regard étonné, indécis.

— Si vous ne venez point chez la baronne, continua le prince, je penserai que vous me défendez d’espérer…

Puis, s’inclinant, il se tourna vers la duchesse qui s’approchait et prit congé d’elle en lui adressant de vifs remerciements. À la porte du salon, il fut rejoint par le vicomte de Valterre. Comme le matin, celui-ci avait le visage souriant. Il ouvrit un mince papier triangulaire fermé avec une faveur bleue, qu’il tenait caché dans sa main, le lut et le plaça dans un portefeuille en écaille, un joli bijou réservé à cet usage.

— Décidément, il n’y a que les femmes du monde, dit-il en forme de conclusion intérieure.

Fidé, violemment ému, lui mit la main sur le bras.

— Henri, j’aime Mlle de Maubourg.

— Le vicomte redevint subitement sérieux.

— Ah ! tant pis ! s’écria-t-il… Alors vous ferez bien d’attendre qu’elle soit mariée ou d’entreprendre un voyage d’explorations… Jamais la duchesse ne consentira à vous accorder la main de sa fille, et celle-ci est trop vertueuse pour devenir votre maîtresse — au moins avant d’avoir un éditeur responsable, ajouta-t-il en riant.