Paul Ollendorff (p. 174-193).

VIII

duel


Le vicomte de Valterre rapporta à Fidé les conditions du duel. Puis, pendant deux heures, il lui donna une leçon d’escrime, lui apprenant surtout à se mettre bien en garde, à s’effacer, à rompre et à marcher. Après quoi, il dit :

— Voilà le principal… Pour le reste, il faudrait des mois. Dès que l’engagement aura commencé, attaquez comme bon vous semblera. On a vu ainsi des novices déconcerter des duellistes consommés, par l’absence de méthode, et les blesser. Du reste, votre adversaire ne doit pas être fort, puisqu’il a demandé le pistolet. Évitez de vous fendre ; c’est très dangereux. Marchez plutôt. Maintenant, écoutez-moi bien, voici un coup que vous pouvez essayer : Aussitôt que les épées auront été engagées, dégagez rapidement en tierce et fendez-vous en repassant en quarte… Généralement, on commence par des tâtonnements, des feintes, et on ne s’attend pas à une attaque aussi rapide… Ça peut réussir…

Ils allèrent ensuite trouver Sosthène Poix pour prendre les derniers arrangements. Fidé, se rappelant quelques paroles sérieuses de Valterre et craignant, s’il revoyait Juliette Saurel, d’être faible et de manquer le rendez-vous, accepta l’offre d’un lit, que lui faisait son ami. Tous les trois, afin d’être plus tôt prêts, couchèrent donc chez le vicomte. De bonne heure, ils se levèrent, firent un déjeuner sommaire. Valterre rappela au prince ses instructions.

À quatre heures moins le quart, un landau les déposait à l’entrée du pont de Sartrouville, ainsi qu’un chirurgien de leurs amis qu’ils avaient pris en passant. Estourbiac et ses deux témoins étaient déjà arrivés. On se salua gravement. Toutefois, Boumol, faisant au vicomte un signe de reconnaissance, s’approcha et lui dit à mi-voix :

— Vous avez le champagne ?

— Oui.

— Et le pâté ?.… L’air est d’un vif !… ça aiguise l’appétit…

Sosthène Poix tira de la voiture les deux épées, le chirurgien prit sa trousse et Valterre ayant donné le signal, on se mit en route en recommandant au cocher de suivre à distance.

L’endroit choisi par le vicomte était assez éloigné. Il fallait, pour y arriver, suivre un sentier serpentant à travers champs, près de la Seine. Le coup d’œil était très pittoresque : au premier plan, le fleuve, égayé du mouvement des chalands et des toueurs avec, derrière, le rideau vert du champ de courses de Maisons, limité par la teinte plus sombre des futaies du parc. À gauche, la tache blanche énorme du château, puis, en face, les grandes arches du pont, découpant, par dessous, des coins panoramiques ; à droite, les contours de la rivière méandreuse se perdaient en de lointaines perspectives dans les tonalités fondues des terres. Tout au loin, du même côté, un monticule énorme, abrupt, dominait l’horizon de sa masse grisâtre. Au coin d’une allée gazonneuse, un bac était établi, avec sa cloche immobile, attendant les clients qui la mettent en branle pour appeler le passeur.

Les jeunes gens, réunis en deux groupes, marchaient silencieusement au milieu de cette gaîté calme des champs. Si le landau se fût trouvé par devant, on eût pu croire, à considérer leur aspect lugubre, qu’ils suivaient un enterrement. Estourbiac, dans le but de réagir, essaya de lancer quelques plaisanteries. Mais elles n’eurent aucun succès. Boumol ne l’écoutait pas et Levrault ne se fût point, pour un empire, départi de sa correction froide. Alors, il garda le silence, commençant à trouver que l’affaire prenait une tournure désagréable. Tout à coup Boumol se souvint qu’il n’avait pas souhaité le bonjour au prince Ko-Ko. Il courut aussitôt en avant et, rejoignant le premier groupe, frappa sur l’épaule de Fidé, sans se laisser intimider par les mines solennelles de Sosthène Poix et du chirurgien. Il lui serra vigoureusement la main et, marchant à ses côtés, parla avec animation :

— Mon pauvre vieux ! Il y avait longtemps que nous ne nous étions pas rencontrés tout de même… Enfin, mieux vaut tard que jamais… quoique la circonstance… Mais ça ne sera pas grave. Tu sais, au fond, Estourbiac est un bon garçon. Une égratignure, on n’en meurt pas. Vous finirez par devenir deux amis…

Fidé, très embarrassé, demeurait silencieux. Sosthène Poix, étonné, regardait le pion comme une bête curieuse, pris d’une forte envie de rire. Boumol ajouta :

— Comme on patauge par ici. C’est leur faute, ils n’ont pas voulu m’écouter… j’avais proposé Vincennes en commandant le déjeuner. Du reste, je n’ai rien à dire, le vicomte a le pâté et le champagne. Seulement j’avais parlé de Saucerousse.… tu sais… te rappelles-tu quand nous avons fait la noce avec Vaissel, un mardi-gras ? Étions-nous saoûls ?

Il allait continuer. Mais on était parvenu à la lisière du parc. Le vicomte fit signe d’arrêter. Un instant il s’orienta, puis on se remit en marche. Deux minutes après, on atteignait la clairière. L’endroit était bien choisi, dans un coin du parc très retiré, où l’ombre de chênes puissants avait étouffé la végétation et dénudé la terre. On pouvait se tuer là en toute sécurité. Sous l’arbre immense, le sol glabre, sec, présentait au pied un appui résistant. On ne courait pas le risque de glisser.

D’un commun accord, le vicomte de Valterre fut choisi pour placer les combattants. Les habits ayant été jetés bas et les épées tirées au sort, Estourbiac et Taïko se mirent en garde. Valterre, les faisant un peu reculer, saisit les pointes dans sa main, les éleva, les fit toucher, puis voyant les adversaires prêts, il les abandonna rapidement en se reculant et disant :

— Allez, messieurs…

Aussitôt, avec une promptitude et une agilité de bête fauve, le prince, mettant à profit le conseil de son ami, fit un pas, dégagea en tierce, trompa le fer et se fendit. Avant que la riposte vînt, il se remit en position. Estourbiac arriva tardivement à la parade. Les témoins étaient devenus pâles, le croyant traversé de part en part. Heureusement pour lui, le prince, peu exercé, avait dégagé trop près du fer et la pointe de son épée, piquant la garde, avait ressauté en dessous, vers le coude du journaliste. Une goutte de sang rose perlait sur le bras nu d’Estourbiac.

— Il est touché, cria Sosthène Poix. Arrêtez !…

Le vicomte suspendit le combat. On fit approcher le chirurgien. Ce n’était qu’une éraflure, une blessure insignifiante. Mais il s’en était fallu de peu que le coup fût mortel. Une ligne de plus d’écartement et la lame, évitant la coquille, venait s’enfoncer entre les côtes. Levrault, blême de frayeur, sentait son cœur s’affadir. Il dit :

— Je pense que l’honneur est satisfait, n’est-ce pas ?

Estourbiac, très disposé à s’en tenir là, jeta sur le visage de son adversaire un coup d’œil interrogateur. Mais, en se trouvant les armes à la main en présence de celui qui l’avait insulté, qui avait insulté Juliette, le prince sentait revenir toute sa colère. Sombre, les yeux injectés de sang, il serrait en frémissant la poignée de son arme, brûlant de recommencer, enragé, avide de sang. Ses témoins s’étaient approchés de lui. Il murmura, sans desserrer les lèvres :

— Je veux le tuer…

Alors, le vicomte, se tournant vers Levrault, répondit froidement à sa question :

— La blessure ne met pas M. Estourbiac hors de combat. Et, à moins qu’il ne veuille pas se conformer aux conditions arrêtées ?…

— Si, si, continuons, dit le journaliste.

Levrault s’appuya contre Boumol, fixant son regard à terre, pour ne pas voir ces hommes s’entretuer. Le vicomte remit en place les combattants. Ils avaient été saisis par la fraîcheur du matin. De petits frissons agitaient leurs membres nus et les pointes des épées, l’une contre l’autre, cliquetaient avec un bruit métallique qui sonnait comme un glas funèbre. La partie devenait grave.

Le prince n’avait pas recommencé le coup du début, pensant bien que l’autre s’en défierait. Marchant et rompant, faisant des feintes, il attaquait sans cesse avec fureur, multipliant les coups droits répétés, ne se fendant jamais. Les quelques principes d’escrime que possédait Estourbiac lui devenaient inutiles en présence de ce jeu sans méthode, plein d’impétuosité. Il se contentait de parer les coups, des ripostes rapides que envoyant le Japonais évitait plutôt par ses bonds que par l’aisance du poignet. À ce métier, au bout d’un instant, il fut exténué. Le vicomte les fit reposer pendant quelques minutes.

À la troisième reprise, le prince s’impatienta de ces coups sans résultat. Devenant moins prudent, il ne recula plus, se fendant quelquefois, portant des bottes dangereuses, se couvrant à peine, risquant sa vie pour toucher son adversaire.

De son côté, Estourbiac était gagné par la furieuse ivresse des duels. Il éprouvait une sorte d’indignation contre ce barbare qui paraissait avoir soif de son sang et s’acharnait à le tuer. Sentant son bras se fatiguer, il voulait en finir et jouait serré oubliant ses calculs et se battant sérieusement, pour blesser. Sans Valterre, qui, à chaque instant, les obligeait à reprendre leurs distances, ils se fussent enferrés.

Tout à coup. Taïko-Fidé, dans un coup droit brusque, découvrit sa poitrine. Le journaliste, sans réflexion, avec une rapidité instinctive, se fendit à fond. Mais sa main fatiguée conduisait mal son arme ; sans que le coup eût été paré, il passa par côté, à deux centimètres du corps. En même temps, le Japonais, allongeant le bras, transperçait obliquement le biceps de son adversaire. Le combat était terminé. Une imprudence heureuse rendait le prince vainqueur.

On se précipita vers le blessé. Le chirurgien déclara que la lésion, sans être dangereuse, était grave et requit la voiture pour emmener Estourbiac. Boumol, qui ne perdait jamais la tête, s’écria :

— Maintenant, donnez-vous la main.

Mais le prince se détourna, sans répondre, et Estourbiac eut une crispation de rage.

— Vous ne voulez pas, dit Boumol indigné… Alors vous conservez de la rancune ?… Pourtant, ça se fait ainsi… dans le monde !…

Il en prit cependant son parti, philosophiquement, et laissa Levrault accompagner seul le blessé, sous prétexte qu’il ne fallait pas trop de monde autour d’un malade. Puis il revint vers Valterre et lui frappant sur l’épaule :

— Eh bien ! et ce pâté ? et le champagne ? Nous allons leur dire un mot. Nous l’avons bien gagné, hein ?… Pristi ! qu’il fait faim !…

Ils organisèrent, ce matin-là, un déjeuner pantagruélique dans un restaurant de Maisons-Laffitte que Boumol, après réflexion, déclara presque aussi rupin que Saucerousse. Sur la fin du repas, tandis que Sosthène Poix lançait des bons mots, le prince, fortement ému, avoua au vicomte son grand amour pour Juliette Saurel. Celui-ci, quoiqu’il fût très ivre lui-même, eut le sentiment du danger que courait son ami, et il essaya de le distraire en lui débitant plusieurs aphorismes de sa composition qui n’étaient pas à l’avantage des femmes.

Ils revinrent à Paris à une heure assez avancée. Malgré les fumées de l’alcool, Fidé conservait son idée fixe : Retourner chez Juliette et s’excuser d’avoir manqué à sa parole. Il quitta ses amis à la gare Saint-Lazare, à grand’peine, car Boumol ne voulait plus : le lâcher et racontait des histoires d’enfance sur Estourbiac ; puis il se dirigea vers la rue Caumartin.

Le concierge était dans sa loge. À la question du prince qui lui demandait si Mme Saurel était chez elle, il répondit par un grognement affirmatif, lançant en même temps à son épouse un coup d’œil étonné. Fidé gravit les trois étages et sonna. Après quelques minutes de silence, Lisette, da femme de chambre, vint ouvrir. Elle poussa une exclamation de surprise à la vue du prince :

— Vous ! Vous n’êtes donc pas blessé ?…

— Dame ! il paraît… Mais il ne s’agit pas de cela… Ta maîtresse est-elle ici ?

La bonne eut un moment d’hésitation.

— Oui… c’est-à-dire… non… elle est sortie.

Le prince avait remarqué l’embarras de Lisette… Il se douta qu’elle lui cachait quelque chose, et, après un moment de réflexion, il dit, d’un ton décidé :

— Ah ! elle est sortie… Eh bien ! je vais l’attendre dans le salon…

Il fit mine d’entrer. Mais la femme de chambre se jeta devant lui :

— Non, c’est inutile… Madame ne rentrera pas… D’ailleurs, elle me charge de vous dire…

— Quoi ?…

— Qu’elle… vous verrait… demain… oui… demain… chez-vous…

— Dans un tout autre moment, Taïko-Fidé n’eût pas insisté. Mais il avait beaucoup bu, et, dans sa tête, par-dessus les émotions de la matinée et les libations de l’après-diner, persistait le désir violent, follement intense de revoir sa maîtresse, de lui parler de son amour. En même temps, la jalousie commençait à poindre dans son cœur. Justement un bruit de voix s’entendait derrière la portière.

— Tu vois bien, s’écria le prince, que tu mens et que ta maîtresse est ici… Tu ne veux pas que je l’attende ?… Eh bien, je vais lui parler tout de suite !

Et, d’un mouvement violent, écartant la jeune fille, il ouvrit la porte du salon, le traversa et pénétra dans la chambre à coucher. Mais là, il poussa un cri terrible d’indignation et de colère, et s’arrêta, comme si la foudre fût tombée devant lui. D’une main, il s’appuya sur la cheminée : Dans le grand lit doré enrichi de peintures, éclairés par les bougies roses d’un candélabre, que reflétait la glace de Venise du fond, reposaient côte à côte Juliette Saurel et monsieur Gibard, notable commerçant. Il n’était, du reste, pas content du tout, le petit père Gibard. Il détestait le bruit et n’aimait pas être dérangé dans les parties fines qu’il s’offrait. Réveillé par la dispute de Lisette et du prince, il crut d’abord à quelque discussion d’office. — C’est alors qu’il avait manifesté à haute voix son mécontentement à Juliette. — Puis, entendant la porte s’ouvrir, il eut peur et se dressa sur son séant pour se défendre. Il était très ridicule ainsi, cramoisi de fureur, dardant sur le prince immobile des regards féroces, tandis que les deux pointes de son foulard de nuit se dressaient vers le plafond, projetant contre le mur de l’alcôve des ombres chinoises ironiques. Il avait éprouvé une grande frayeur, mais il se rassurait en voyant que l’intrus ne bougeait pas.

— Que signifie, monsieur ? interrogea-t-il.

Taïko-Fidé parut se réveiller d’un songe pénible et balbutia quelques mots incompréhensibles, hébétés.

Du doigt, il montrait Juliette Saurel, rouge de honte et de colère, magnifique avec sa longue chevelure soyeuse se détachant sur la blancheur des draps, et les rondeurs roses de sa chair entrevues dans l’entrebâillement des dentelles.

À cause de la beauté même de la jeune femme, il sentait plus vivement l’offense, et sa rage s’augmentait de son admiration pour cette créature qui se jouait de lui. Il éprouvait des tentations horribles, persistantes de la prendre, de la posséder et de la tuer ensuite.

Quoique Levrault lui eut le matin même mystérieusement affirmé que Fidé blessé, laissé en Belgique, ne pourrait revenir que le lendemain, dès la première minute, Juliette avait compris que le prince était là. Mais elle espérait que Lisette l’éconduirait. Maintenant qu’il avait pénétré dans la chambre, elle entrevoyait les conséquences de ce coup de tête et s’efforçait de trouver un moyen de détourner le danger. Sans doute, elle échafaudait sur l’amour du prince tous ses espoirs. Mais qui sait si, après une pareille trahison, il reviendrait à elle ? Et alors, si elle lui sacrifiait le vieux Gibard, ne risquait-elle pas de se trouver entre deux selles ? Le commerçant, au contraire, n’était pas très exigeant sur le chapitre de la fidélité et, pourvu qu’on ne le trompât pas ouvertement, il fermait volontiers les yeux, comme le prouvait la villégiature avec le major Horsberry.

Le plus sûr était de le garder, provisoirement. D’ailleurs, elle en voulait mortellement au prince de la scène de la veille et surtout de la mettre, par sa brutalité indélicate, dans une situation difficile et manifestement ridicule. Aussi, quand le petit père Gibard eut dit d’une voix grave, en se tournant vers elle : « C’est à vous qu’il appartient de répondre, » répliqua-t-elle sans hésiter :

— Mais je ne sais pas le moins du monde ce que ce monsieur vient faire chez moi, et surtout pourquoi il s’introduit ainsi, de force, avec des manières qui conviennent plutôt à un voleur qu’à un homme bien élevé…

Le prince eut un geste de rage. Il allait parler mais Gibard, ne voulant pas le pousser à bout, dit d’un ton digne :

— Alors, monsieur, je ne vois point ce qui vous retient dans une maison où vous n’avez aucun droit de rester.

Fidé, sans paraître l’entendre, cherchait douloureusement à reprendre son sang-froid. Au bout d’un instant, relevant la tête, il haussa les épaules en regardant le commerçant, puis après un coup d’œil plein de désespoir et de mépris, il sortit brusquement et descendit les escaliers.

Sur le trottoir, le prince marchait, l’air étourdi, comme s’il eût reçu sur la tête un coup de massue. Il ne prenait même plus la peine de réfléchir, s’abandonnant à la douleur immense de cette trahison.

Ainsi donc, c’était vrai. Cette femme qu’il aimait tant, pour laquelle il venait de risquer sa vie, se jouait de son amour de la manière la plus infâme. Cette amitié charmante qu’elle lui promettait, prélude d’une affection plus douce : comédie ! Ces emportements, ces irrésolutions, ces pudeurs : comédie encore ! Cette franchise fougueuse : comédie toujours ! Et c’était cela, cette femme européenne qu’autrefois son imagination revêtait de tant de charmes ! C’était cela la Parisienne, la femme intelligente, capable d’apprécier toutes les délicatesses ! Alors mieux valait encore l’Orientale, avec ses soumissions bestiales, sa passivité dépourvue, du moins, d’hypocrisie !… Puis, malgré lui, il songeait aux charmes de Juliette Saurel, à son beau corps de statue qu’il tenait dans ses bras la veille, au moment où Valterre était survenu. Il se la représentait, demi-nue dans son grand lit, laissant entrevoir les trésors de ses chairs satinées. Des désirs fougueux le prenaient et secouaient fébrilement tout son être.

Ainsi, des hommes l’auraient possédée, auxquels elle semblait une femme comme les autres, et lui qui la chérissait par dessus tout, lui qui l’aimait véritablement, il était le seul à qui elle ne se serait point donnée.

Des sanglots, à grand’peine réprimés, lui montaient à la gorge. Des rages folles, pendant lesquelles ses dents s’entrechoquaient, le prenaient quand il songeait à cette scène dernière, au vieillard, souillant de sa passion sénile le lit de cette femme étrange…

Il marchait avec une impatience fiévreuse, machinale, suivant par habitude le chemin qui menait à son appartement du boulevard. Il fut surpris, en rentrant chez lui, de trouver son salon éclairé. Le domestique, qui était venu lui ouvrir, dit d’un air embarrassé :

— Madame Cora attend monsieur.

Le prince fronça le sourcil. C’était bien Cora, en effet.

L’actrice éprouvait pour Fidé une affection bizarre, mêlée de souvenirs, d’habitude et de vanité. Sous l’empire d’un premier mouvement d’irritation en apprenant la trahison de son amant, elle avait cherché à se venger. Mais elle ne tarda pas à se repentir ; outre que l’abandon de Fidé la gênait, pécuniairement, sa sotte vengeance avait eu des suites plus graves qu’elle ne le désirait. Si elle l’eût osé, elle se fût interposée pour empêcher ce duel ridicule. Mais elle comprit qu’elle ne pourrait y parvenir et attendit. De bonne heure, elle connut le résultat de la rencontre ; elle vit alors la sottise qu’elle avait commise et, se souciant peu de se trouver avec Estourbiac sur les bras, elle résolut de tenter un rapprochement.

Le valet de chambre n’osa point résister au commandement impérieux de la jeune femme, qui, peu de jours auparavant, agissait encore en maîtresse dans l’appartement du prince. Il la pria seulement de l’excuser auprès de son maître.

Assise, depuis de longues heures, sur une causeuse, dans le salon, elle attendait. Les minutes passaient, longues comme des heures, et le prince ne revenait pas ! Que faisait-il donc ? Le moment du repas s’écoula sans qu’elle songeât à diner. Plusieurs fois elle essaya de lire, mais vainement. Sa pensée courait avec une impatience fébrile vers cet appartement de la rue Caumartin où Fidé se trouvait peut-être en ce moment avec sa rivale. La nuit venait et la porte était fermée. À chaque instant, des habitants de la maison sonnaient. Alors elle se levait, son cœur battant à se briser dans sa poitrine. Elle attendait anxieusement et c’était toujours une nouvelle déception. Sûrement, le prince ne pouvait manquer de lui pardonner et de revenir à elle. Les premiers torts n’étaient-ils pas de son côté ? D’ailleurs, cette Juliette Saurel, cause première de leur brouille, n’était pas si séduisante. Fidé s’en apercevrait.

Tout à coup, au moment où Cora commençait à désespérer de revoir le prince ce soir là, elle entendit appeler Joseph. Elle s’était levée et se tenait debout près du guéridon, tremblant un peu. Le Japonais entra, puis, sans saluer, sans s’asseoir :

— Vous m’attendiez ? demanda-t-il.

— Oui… et depuis de longues heures, va… J’ai été bien inquiète… Si tu savais comme je me suis repentie !…

Il l’interrompit d’un ton sec :

— C’est tout ce que vous aviez à me dire ?

Cora fut un peu déconcertée. Elle s’approcha de Fidé avec ces manières de jeune chatte caressante qui plaisaient autrefois à son amant :

— Mon chien chéri, il faut me pardonner… Je t’aime trop, vois-tu…, je ne puis plus vivre sans toi… Dis que tu aimes encore ta petite Cora…

Il se dégagea d’un air ennuyé :

— C’est sans doute parce que vous m’aimez, que vous me faites insulter par ce journaliste, votre digne chevalier servant. Du reste, ce qui est fait est fait… Je n’ai pas la moindre envie de revenir sur le passé…

— Mais mon cher, reprit Cora, commençant à s’impatienter, il me semble que les premiers torts sont de ton côté…

— Eh bien, soit ! J’ai tous les torts. Mais, de grâce, finissons-en, je n’ai pas le temps de discuter là-dessus… Vous m’obligerez en me laissant seul.

— Ah ! c’est ainsi, s’écria la jeune femme… Elle n’est déjà pas si tentante, cette Juliette… Et puis, si tu crois qu’elle tient à toi !…

— Voyons… voulez-vous partir, oui ou non ? cria le prince.

— Ah ! tu me jettes à la porte !…

Hors d’elle-même, elle se mit à l’injurier. Un éclair de fureur passa dans les yeux de Fidé : pourtant il se maîtrisa et dit seulement d’une voix contenue :

— Joseph, je vous prie de reconduire cette femme.

Mais avant que le domestique fût entré, Cora, outrée de cette dernière insulte, s’avança vers le prince. Les yeux enflammés, elle l’empêcha de sortir et lui dit avec rage :

— Ah ! c’est comme ça que tu me traites… Eh bien ! écoute, tu t’en repentiras. Tu as éprouvé ce que j’étais capable de faire, mais ce n’est rien… Tu verras… je me vengerai…

Elle sortit avec un geste de menace.

Alors, Fidé se laissa tomber sur un fauteuil, en proie à un grand abattement. Il pensait aux événements de la journée, à Cora, à Estourbiac, à Juliette Saurel, et un immense dégoût l’envahissait. Les souvenirs de la patrie, des vertus natales, lui revenaient à l’esprit avec une étrange intensité, sous les blessures de cette civilisation occidentale qu’il avait jadis désiré connaître. Ainsi donc, tant de merveilles extérieures, tant de raffinements, tant de joies attirantes à la surface, cela aboutissait au fond à une pareille perversité des caractères ! Des femmes soudoyaient des gens pour le faire tuer, promettant comme récompense leurs vénales amours. Des hommes, des écrivains appelés à diriger l’opinion, prostituaient leur plume et leur honneur en de telles aventures. Et les protestations d’amour délicat étaient des comédies. Et les lèvres roses mentaient sous leur apparence d’indignation passionnée. En vérité, mieux valait alors la barbarie des ancêtres. Honte sur cette nation corrompue ! Taïko-Naga avait bien raison et ses haines se trouvaient justifiées : Mieux valait mille fois la simplicité des vieilles mœurs japonaises, que cette société gangrenée dont le mirage tentateur l’avait autrefois séduit.