Happe-Chair (Lemonnier)/Chapitre XXIII

Louis-Michaud (p. 209-217).
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XXIII



Au petit jour, la neige cessa de tomber : une pâleur aigre blanchit l’orient gris, éclairant les faces blêmes toujours tassées contre les grilles. La gendarmerie étant venue enfin relayer Luchon, des bonnets à poil se promenaient de long en large dans la cour d’entrée, la bretelle des mousquets à l’épaule, leurs hautes silhouettes découpées en noir sur le ciel livide, avec l’éclair froid des boutons d’acier luisarnant dans le matin.

Puis la clarté monta ; une rumeur s’éleva de la foule à la vue du hall tronçonné, les cheminées tordues et lancées au milieu des monts de houille et de minerais ; on aperçut un pantèlement hideux de toitures arrachées par un cataclysme. Et tout d’une fois, cette masse dense de têtes et d’épaules se fendit devant le geste brutal du garde champêtre criant : Place ! et livrant passage à trois messieurs affairés, graves, qu’une voiture venait de débarquer aux portes de Happe-Chair.

C’était la descente du Parquet. Poncelet, averti, accourait de l’infirmerie avec ses ingénieurs. Il les reçut à l’entrée des cours, chapeau bas, violemment ému. Tandis que le groupe s’attardait un moment dans des condoléances polies, les cris, les supplications tumultuèrent dans la rue avec une telle force que, cette fois, le gérant donna l’ordre à Jamioul de s’entendre avec les contremaîtres et les gendarmes pour l’entrée des parents.

Le dénombrement des morts et des blessés terminé, il ne resta plus de doutes qu’à l’égard des malheureux dont les membres dispersés n’avaient pas permis de reconstituer l’état civil. Au total on comptait quarante-trois victimes, vingt-huit encore en vie, douze cadavres, enfin une confusion de lambeaux dans lesquels Malardié croyait reconnaître la substance de trois corps. Jamioul, la parole entrecoupée, avec un visible effort pour se maîtriser, commença par haranguer les frères, les pères, toutes les familles anxieuses qui attendaient là depuis quatre heures. Il leur recommanda le calme, promit au nom de l’administration la plus large assistance possible. Puis le contremaître Ledru fit l’appel, jetant l’un après l’autre à travers les barreaux les noms des pauvres diables, victimes de leur devoir. Presque à chaque nom, des hommes, des femmes, des parents se coulaient, mornes, stupides, leurs larmes ravalées par respect pour l’autorité, entre la double file des gendarmes qui, à leur tour, avaient à lutter contre les poussées furieuses du dehors.

Dans le couloir de l’infirmerie, une escouade de surveillants dissipait les encombrements. Au fur et à mesure que les parents se présentaient, on les laissait entrer par groupes de dix à douze ; les autres attendaient, collés contre la porte, l’oreille tendue aux râles et aux hurlements qui montaient des lits.

Alors éclataient des scènes atroces. Des mères se jetaient sur les corps de leurs enfants, des femmes s’accrochaient aux poitrines de leurs maris ; et pendant un instant, leurs lamentations dominaient les autres rumeurs de l’hôpital.

Puis, ce grand éclat de douleur passé, l’habitude des souffrances résignées les tenait devant les chevets, petit à petit calmées, les yeux suintants et rouges, comme abêties dans une désolation sans mots, machinale. Cependant, la tendresse pour le fruit gesté, impérissablement vive aux cœurs maternels, semblait parler plus haut que toutes les autres. Tandis que les ménagères, les dix minutes écoulées, se laissaient reconduire docilement par les sœurs jusqu’à la porte, les mères, elles, suppliaient presque à genoux qu’on les laissât auprès de leurs garçons, ne pouvant se résoudre à quitter ce morceau de leur chair, saignant à l’abandon loin de leurs mains caressantes. Les sœurs à la fin étaient obligées de les pousser doucement vers la sortie :

— Voyons, Madame, on ne peut pas faire d’exception pour vous. Il est temps. On en aura soin, de votre fils. Nous prierons Dieu pour lui.

Mais de loin elles se retournaient encore, envoyaient à ces formes écroulées dans les lits des adieux, des baisers, secouées par des sanglots qui ne finissaient pas.

Une petite vieille, la Billette, ayant reconnu dans un des cadavres son fils, un homme de trente-deux ans, l’avait pris dans ses bras, le berçait contre ses sèches mamelles, comme s’il eût été petit encore, en l’appelant de noms puérils, toute sa douleur concentrée dans un retour de sa maternité lointaine ; et comme elle s’acharnait, ne s’apercevant pas qu’elle piétinait un autre mort couché prés de son vieil amour, il fallut la détacher, l’emporter demi-folle, à travers les volées de coups de poing qu’elle lançait dans le vide.

À la hâte on avait mis un peu de décence dans les sinistres confusions de la chambre mortuaire. Sœur Angélina ayant eu la charitable pensée de jeter un drap sur la table, l’horreur des tristes débris d’abord échappait aux regards. Une porte, en outre, depuis longtemps condamnée et à laquelle personne, dans l’effarement de la première heure, n’avait songé, maintenant donnait accès à une seconde pièce que les sœurs réservaient d’habitude pour les religieuses étrangères, en tournée dans le pays. On avait pu ainsi déblayer en partie le carrelage de ses jonchées de trépassés. Trois de ceux-ci avaient été transportés dans cette annexe de la morgue et gisaient là, le ventre à découvert, cyniques, comme en dérision des pâles chairs anémiées que les filles de Dieu y déshabillaient secrètement, avant de les ensevelir dans la tiédeur des couettes.

À part la Billette, tombée du premier coup sur l’immobile silhouette de son fils expiré, les cinq premières fournées de parents avaient eu la douloureuse joie de trouver les leurs en vie, bien que la plupart rudement hypothéqués.

La grande Philomène, entrée une des premières, avait tout de suite aperçu son pauvre Simonard étendu sans mouvement sur un des lits. Elle s’était précipitée avec une explosion de larmes et de sanglots. Mais il était très abattu, l’œil clos, lâchait des bordées de jurons à travers des paroles vagues, dans un commencement de fièvre, sans la reconnaître. Comme elle l’appelait toujours, la tête près de la sienne, sur l’oreiller, il souleva enfin la paupière, puis cherchant sa main :

— M’pauv’ vî femme ! C’est fini, j’te ferai pu d’la peine.

Elle sanglotait :

— M’n homme, m’pauv’ homme ! T’as ren à t’reprocher. C’est moé qu’étais rosse pour toé. L’bon Dieu m’a punie ! Mais faudrait nin qu’i t’arrive malheur, j’vivrais pon après toi.

Elle l’entourait de ses bras, lui coulait toutes chaudes ses lèvres sur le front. Mais bientôt le délire le reprenant, il la repoussa, avec des injures :

— Va-t’en. Fous le camp, carogne.

Alors elle se planta debout devant lui, la tête dans les mains, gémissant :

— I m’remet pus, il est parti. Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! quoé qué j’vas devenir à c’t’heure !

Au bout d’un petit temps, sœur Angélina vient la prendre par le bras.

— Soyez raisonnable. Madame, il y en a d’autres qui attendent leur tour. Vous reviendrez demain.

Demain ! c’était facile à dire. Mais est-ce qu’elle était seulement sûre de le voir encore en vie demain ? Sûrement, comme tout le monde, ils avaient eu des mots ensemble, mais ça ne durait pas ; il n’y avait pas de meilleur ménage que le leur ; et elle vantait ses qualités, disait la date de leur mariage, fit une allusion à sa famille à elle.

— Vous me direz ça plus tard. Je suis pressée, répétait la religieuse, pour s’arracher à ses confidences.

Son chagrin un peu allégé par les bavardages, Philomène alors traversa l’infirmerie, eut une secousse devant le Rouchat sacrant et râlant dans ses draps, passa à côté de Blampain qui délirait en parlant de ses enfants. Mais au moment où elle allait s’engager dans le couloir, brusquement elle s’arrêta, ayant vu sortir d’une couverture la tête de Huriaux. Mme Jamioul, qui savait l’amitié de son mari pour cet ouvrier modèle, en avait fait un de ses malades de prédilection. Comme il demandait sans cesse à boire, elle revenait vers lui, après chacune des besognes auxquelles l’employait Malardié, lui coulait dans la bouche un peu d’eau, retendait la couverture qu’il rejetait obstinément avec un geste de fiévreux. Pour la vingtième fois elle lui approchait des lèvres un verre quand Philomène, l’abordant, lui demanda la permission de dire un mot à Jacques.

— C’est inutile, répondit la jeune femme, puisque aussi bien il est incapable de vous entendre.

Les dents de Huriaux claquaient si violemment que Mme Jamioul eut peur que le verre ne s’émiettât dans ses mâchoires. Elle fit un effort pour l’en retirer, mais les terribles incisives ne lâchaient pas prise ; et à deux elles le supplièrent d’ouvrir la bouche.

— À boire ! gémit-il après un instant.

Cette fois, ses dents s’étant desserrées, le verre leur resta aux mains. Alors Philomène demanda si Clarinette n’était pas venue. Mme Jamioul ayant répondu négativement, elle s’offrit à la prévenir, toute remuée par cette tête blême de Huriaux qui s’agitait sur l’oreiller, avec ses paupières mi-retombées par-dessus le roulement hagard des prunelles.

— C’est pon la peine. V’là qu’j’arrive, fit une voix derrière elles. Bonjour, madame Jamioul et la compagnie.

C’était la Clarinette que Gaudot avait fait avertir et qui entrait, les yeux encore battus d’une rigolade avec la Flipine. Celle-ci était venue la surprendre la veille au soir ; à deux elles s’étaient guédées de bière et d’anisette, après quoi, tandis que la tailleuse regagnait en hâte le logis, Clarinette avait roulé à ses draps, assommée d’alcool. Elle n’avait rien entendu du bruit de la catastrophe ; elle ne savait la nouvelle que depuis une heure à peine, et Mélie confiée à une voisine, elle accourait, une comédie de désolation toute prête. Un saisissement la prit à la vue de Jacques ; elle le crut d’abord plus mal qu’il n’était, eut confusément l’idée qu’elle allait être veuve ; et tout de suite elle pensa à remplacer son petit débit par un café chantant. Ensuite elle se jeta sur lui, prit ses mains, se mit à le mignoter, l’œil sec, sans tendresse, jusqu’au moment où on la congédia comme les autres.

Puis brusquement ce fut, dans les chambres aux cadavres, une bousculade d’allées et venues qui, pendant trois immenses quarts d’heure, remplit l’infirmerie de cris déchirants. Mme Jamioul, à l’entrée, d’un mot informait les arrivants, son mouchoir aux lèvres pour étouffer les sanglots qui, devant toutes ces infortunes, lui montaient à la gorge. Et dès qu’ils savaient que celui pour lequel ils venaient n’était plus, ils avaient un han effrayant, leur souffle et leur vie tout à coup coupés au ras de la bouche. Ensuite on les entendait s’affoler, criant : Miséricorde ! Jésus mon Dieu ! avec un battement de bras dans le vide. Morts les frères, les fils, les pères, eux qui, quelques heures plus tôt, avaient quitté le foyer emportant dans leur bissac un pain qu’ils ne devaient plus manger ! Moulinasse et le petit vicaire, appelés par les sœurs pour verser les consolations à ces êtres en détresse, leur prenaient les mains, quelquefois arrêtés net dans leurs condoléances banales où revenaient les mots : « Vie future, pardon céleste, bonté de Dieu », par une exaspération, un flot de colère intérieure crevant dans un outrage à la divinité. Un ancien puddleur, Baptiste Sophie, grand vieillard farouche, les yeux secs, repoussa brutalement le curé en lui criant sous le nez : — « Jé m’ fous dé t’ bon Dieu ! ou qu’i m’ rende em’ garçon ! »

Une scène porta à son comble la surexcitation fébrile des esprits. La mère du Spirou, une robuste femme approchant la cinquantaine, s’était couchée à plat ventre sur les restes du pauvre garçon. Elle se frottait aux lambeaux ensanglantés avec une volupté de désespoir, son corsage entièrement rougi à l’endroit de la gorge ; et constamment elle les baisait, leur parlait, les mâchoires ouvertes dans une grimace tragique :

— M’ fils, m’ chéri, c’est-i vrai qu’t’es pus là, que ti ne m’entends pus ? T’étais donc pus content que t’es ainsi laissé périr ? On était si ben là à trois, et’père et no deusse ! Fallait souquer ferme, ben sûr, mais to d’même on avait du pain, on était tranquille. Avec el temps on aurait p’ têt mis quéques liards ed’ côté, t’aurais travaillé pou t’mère et t’pére qu’avaient travaillé pou toé. Puis, t’aurais aconduit eun’femme, t’aurais eu d’s éfants à ton tour, et nô, les vî, on les aurait mis dodo, comm’ quand t’étais petit. Pouquoi qu’ t’es parti, Martin ? T’avais coûté tant d’ peine à no venir. À quat’ ans t’étais cor’ si misérabe qu’ les gens i disaient : Pou sûr, el’ femme à Culisse n’gardera nin s’ p’tit. Et j’ tai gardé to d’ même, j’ t’ai repris au bon Dieu qui volait t’ ravoir. J’ mé disais : J’ lui mettrai tant de baises d’sus s’ petite peau que la mort n’saura pu par où l’prindre. Et nu pu ren ! T’es là en miettes, pi qu’si une bête t’avait magni. Martin, Martin, Martin, Martin ! m’fils Martin ! m’doux chéri ! C’est ben toé, dis, qu’es là ! Martin ! M’s yeux et ma vie ! À c’t’ heure qu’ t’es pu là, quoé qué j’ vas d’ venir ? M’ faudra r’aller aussi et qu’ j’ laisse là l’homme to seul ! T’allais d’sus tes dix-huit ans, n’y avait pon d’ pu beau gars dans l’ village. Et d’belles journées qu’ti gagnais donc ! T’aurais été puddleur, contremaître, cor’ ben aut’ chose ! Et t’aurais ren été, qu’ t’aurais cor’ été todis m’ fils ! Ah ! Martin ! C’est t’ pauv’ vî mama qu’est là à plourer. Pouquoi qu’tes pu to petit comme quand j’ et portais dans m’n écourt ? Pouquoi qu’ tes devenu grand ! L’ bon Dieu m’a trop choutée quand jé l’priais ed’ faire ed’toi un homme. C’est t’ à l’heure qu’ les p’tits i sont devenus des hommes qu’on no les prend, qué les machines no les foutent comme ça, et qu’ par après la terre à canadas no les magne. Martin ! m’fils ben amé ! Ti lui diras au bon Dieu, hein ? qu’ ça n’est pas jusse, qué les mères é d’vraient partir avant les éfants. Mais, commin qu’ti li parlerais, em’ pauv’cœur, pisque t’as pu même ed bouche, qu’ t’es là tôt en morceaux ? Les canailles, v’là ce qu’iz ont fait d’ toé ! I t’ont sassiné ! Ous qu’i sont, les maîtres, pour qué j’ leur i dise ed’ m’ rinde mon Martin ! Assassins ! assassins ! Qué l’ sang d’em fils retombe sur eusse !

Puis sa voix s’étouffa dans des bégaiements qu’elle interrompait pour l’appeler désespérément, répétant ce nom de Martin vingt fois de suite, sans s’arrêter, tantôt doucement comme une musique, ensuite avec fureur, dans des cris rauques, des hoquets inarticulés.

Mme Poncelet, devant ce calvaire maternel, se rappela qu’elle aussi avait porté la croix de la mort d’un fils ; son immobile visage se détendit un instant sous la griffe des anciennes douleurs ; et, remuée dans la seule partie de son être qui fût encore sensible aux choses terrestres, elle s’approcha de la pauvre femme, lui posa la main sur l’épaule :

— Madame, je n’avais qu’un enfant, un fils ; Dieu me l’a enlevé. J’ai prié. Faites comme moi.

Rappelée à la réalité par cette parole qui, même dans la douceur, gardait encore de la sévérité, la Culisse redressa en sursaut sa face ravagée, coupée en deux par le trou noir des mâchoires toujours béantes ; et petit à petit ses yeux, où d’abord le regard semblait mort, sous les lourdes paupières rouges, prirent pour dévisager la haute et sombre personne debout devant elle, une expression presque hargneuse :

— Qui qué vos êtes, pou m’parler comme ça ! Vos avez perdu vot’gars, et vos n’êtes pon morte ? Sûrement vos ne l’avez pas eu à téter vot’ lait, comme el mien, pendant troés ans.

Elle était restée accroupie sur ses genoux, les talons dans les reins, des éclaboussures de sang au corsage. Comme la clarté blanche des fenêtres, frappant en plein ses orbites cuisantes, l’aveuglait, elle fit visière de sa main, de dessous se mit à regarder Mme Poncelet de ses fixes et mauvaises prunelles où maintenant revenait la connaissance.

— Je t’remets à c’t’heure, dit-elle à la fin. T’es la femme au patron. C’est pou t’engraisser, et’ mari, toé et tos qu’em petit est mort. La viande que vos mangez, vos autres, c’est de l’homme !

Son grand corps se dressa d’un bond. Un des lambeaux du pauvre Spirou pendait à ses doigts ; et très vite, avant que Mme Poncelet eût eu seulement la pensée de s’écarter, elle le lui passa sous le nez, hurlant :

— Ah ben ! si c’est qu’ti l’aimes tant, la chair d’ nos éfants, magne c’ti là ! c’est celle à Martin !